Le bitcoin peut-il devenir un outil géopolitique?

Publié le 12/03/2024 à 09:00

Le bitcoin peut-il devenir un outil géopolitique?

Publié le 12/03/2024 à 09:00

Le bitcoin constitue un moyen de protéger ses avoirs d’un contrôle étatique potentiellement abusif, sinon tyrannique, comme cela a été souvent le cas au courant de l’histoire. (Photo: 123RF)

EXPERT INVITÉ. Au moment d’écrire ces lignes, le vendredi 8 mars 2024, le bitcoin atteignait brièvement le cap des 70 000 dollars américains (94 000 dollars canadiens), un nouveau sommet.

Pour l’investisseur cherchant à faire fructifier ses capitaux, le bitcoin est principalement conçu comme une classe d’actif d’un nouveau genre, impliquant un potentiel tout aussi significatif que le risque qu’il comporte.

Cependant, au-delà du simple investissement, quand on pense en termes d’intérêts géostratégiques et du système financier international, la question se pose: le bitcoin a-t-il un rôle géopolitique à jouer?

 

L’individu souverain

Concrètement, pour le citoyen d’un État-nation quelconque, le bitcoin représente un outil de valeur géopolitique, car il offre une certaine souveraineté envers ce même État.

Très difficile à confisquer de par sa nature «peer-to-peer», décentralisé et n’étant pas contrôlé un État, une entité dirigeante ou gouvernementale, le bitcoin constitue un moyen de protéger ses avoirs d’un contrôle étatique potentiellement abusif, sinon tyrannique, comme cela a été souvent le cas au courant de l’histoire.

Dès 1997, de façon prophétique, les auteurs du livre devenu un manifeste de l’ère de l’internet, The Sovereign Individual, James Dale Davidson and Lord William Rees-Mogg, avaient anticipé le rôle d’une «cybermonnaie… contrôlée par les marchés privés qui remplacera la monnaie fiduciaire émise par les gouvernements» dans l’émancipation des individus assujettis aux politiques monétaires inflationnistes de leur gouvernement respectif.

Représentant une politique monétaire indépendante, soit bien plus qu’une simple transaction électronique à la PayPal, l’individu, par l’entremise du bitcoin, en théorie, peut donc se libérer de politiques inflationnistes potentiellement nuisibles à la valeur de ses avoirs.

Tout cela en se protégeant d’une confiscation ou de contraintes arbitraires imposées par l’État.

Si le bitcoin permet une telle souveraineté à l'endroit de l’État (et surtout, disons-le, potentiellement du fisc), alors le discours hostile au bitcoin de certains grands financiers du monde semble être hypocrite.

Ces derniers tentent traditionnellement de se protéger des risques politiques que représentent certains régimes en diversifiant leurs actifs à l’étranger, par exemple, une alternative que le bitcoin offre sur un plateau d’argent.

Certains douteront de ces vertus du bitcoin, mais plusieurs individus font déjà usage du bitcoin pour se protéger d’États prédateurs.

On peut penser à ces Vénézuéliens qui utilisent le bitcoin pour échapper aux politiques hyperinflationnistes de leur gouvernement ou même certains camionneurs canadiens qui ont vu leurs actifs se faire geler par les autorités.

Finalement, si les différents gouvernements préparent la venue prochaine des monnaies numériques de banques centrales (MNBC), certains y voient une forme de contrôle total de l’État sur notre relation avec l’argent, sa valeur et son utilisation.

Le bitcoin pourrait encore une fois représenter une alternative et un refuge aux libertariens dans l’âme face aux MNBC.

 

Hégémonie américaine et système bancaire mondial

Peu importe votre opinion sur des régimes comme ceux de la Russie, de l’Iran, de la Chine, du Venezuela ou même du Hamas, il est dans leur intérêt stratégique de contourner un système bancaire et financier mondial sous hégémonie américaine — qui impose des limites à leurs activités commerciales et financières — ou de créer une alternative.

D’ailleurs, il serait naïf de croire que les États-Unis n’utilisent pas ce levier tout puissant comme une arme contre ses adversaires.

Nous n’avons qu’à penser aux saisies spectaculaires des actifs russes suivant l’invasion de l’Ukraine dans différents pays sous la pression américaine pour comprendre l’ampleur de cette menace du point de vue des adversaires des États-Unis, notamment la Chine.

Bien entendu, le bitcoin peut jouer un rôle dans ce contexte puisqu’il n’est assujetti ni au gouvernement américain ni au système bancaire.

S’il semble que la Russie n’a pas fait usage du bitcoin pour échapper ou contourner les sanctions en place, ce scénario a néanmoins été envisagé sérieusement par les autorités américaines.

Et il est fort à parier que certains stratèges russes y ont pensé également quand on pense à l’importance de l’industrie de la cryptomonnaie dans ce pays, notamment en Sibérie.

Après tout, des acteurs comme l’Iran, le Hamas et la Corée du Nord ont utilisé des cryptomonnaies, notamment le bitcoin, pour financer leurs activités et contourner les sanctions qui leur sont imposées.

Dans un tel contexte, si l’État risque fort de considérer le bitcoin comme une menace à son emprise sur ses citoyens, les États-Unis, ou toute autre puissance, peuvent tout aussi bien considérer le bitcoin comme une menace à leurs intérêts géostratégiques.

Ce qui constitue une menace pour l’un peut représenter une occasion pour l’autre.

 

Une nouvelle monnaie stratégique?

L’hégémonie américaine sur le système financier mondial passe bien entendu par le statut de monnaie de réserve du dollar américain.

À court ou moyen terme, il semble très improbable que le dollar américain perde son statut privilégié de monnaie de réserve, que ce soit au profit du bitcoin ou d’une autre devise.

Cependant, on peut imaginer que des banques centrales de différents pays en viennent à vouloir accumuler du bitcoin comme réserve financière stratégique au côté du dollar, de l’euro, du renminbi ou de l’or.

Elles pourraient ainsi se prémunir des soubresauts économiques mondiaux et potentiellement se protéger de sanctions économiques.

L’analyste en risque géopolitique Ashwath Komath estime que le bitcoin ravive l’idée d’une monnaie supranationale, et ce, après l’échec du Bancor lors de la conférence de Bretton Woods, en 1944.

En revanche, ce n’est pas le fait que des puissances veuillent renverser l’ordre mondial américain qui pourrait faire en sorte d’accorder le statut de monnaie stratégique au bitcoin.

Komath donne l’exemple de l’Inde.

Cette puissance économique et militaire cherche à bâtir une politique étrangère «non-alignée» sur les États-Unis, la Chine ou la Russie, notamment.

L’inde pourrait donc en venir à la conclusion qu’il serait dans ses intérêts stratégiques de détenir du bitcoin dans ses réserves, conférant à cet outil un aspect de contrepoids aux devises de puissances ayant des tentations hégémoniques.

L’idée n’est pas que théorique.

Loin d’être aussi influent que l’Inde, le Salvador tente déjà l’expérience.

Ce pays d'Amérique centrale a adopté le bitcoin comme cours légal pour plusieurs raisons. Il cherche notamment à tenter de maintenir une certaine neutralité entre les puissances américaine et chinoise, qui tentent de maintenir ou d'accroître leur influence en Amérique latine.

 

Au-delà du prix

Comme son prix, l’histoire du bitcoin s’écrit d’une journée à l’autre, et demeure dans sa phase initiale, même si ces multiples fluctuations immenses peuvent nous avoir déjà exténuées mentalement.

Malgré les différents scénarios hypothétiques proposés, son utilisation comme outil géostratégique reste à déterminer.

La financiarisation presque totale de l’économie mondiale semble cependant ouvrir la porte pour qu’un actif comme le bitcoin prenne une place significative dans l’arène politique mondiale.

 

À propos de ce blogue

Considérée à une certaine époque comme un temple de la rigidité, de la hiérarchie, d’un certain conservatisme même, l’entreprise évolue aujourd’hui à grande vitesse et est souvent l’une des premières institutions, avec l’université et les médias, à adopter les mouvances dominantes du moment. En décortiquant les événements du monde des affaires qui font les manchettes, ce blogue analyse l’influence des tendances politiques et idéologiques qui s’installent dans le monde de l’entreprise et des affaires dans l’objectif d’aider les différentes parties prenantes, des employés aux employeurs jusqu’aux consommateurs, à naviguer ces fluctuations nombreuses et parfois déroutantes. Philippe Labrecque est auteur et journaliste indépendant. Il a travaillé pendant une dizaine d’années en développement économique et en intelligence d’affaires après avoir complété un baccalauréat en sciences politiques et une maîtrise en politiques publiques à l’Université Concordia, un certificat en études politiques européennes de l’Institut d’études politiques de Strasbourg ainsi qu’une maîtrise en études des conflits internationaux au King’s College de Londres. Philippe Labrecque est l’auteur du livre «Comprendre le conservatisme en 14 entretiens» aux éditions Liber (2016) ainsi que de plusieurs articles d’opinions et d’analyses publiés au sein de publications québécoises, britanniques, françaises et américaines.

Philippe Labrecque

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