«Disons que vous discutez avec un collègue. Celui-ci a un visage calme et attentif, du moins jusqu’à ce que disiez quelque chose qui, pour vous, n’a pas plus d’importance que ça, mais qui chez lui déclenche un léger froncement de sourcils. Ou une petite crispation de sa machoîre. Ou encore une soudaine tension musculaire du corps trahie par un changement de position. Vous venez alors de découvrir que vous avez fait vibrer en lui une corde sensible. Vous voyez la shenpa agir en lui, alors que lui-même n’en a peut-être même pas conscience.
«Que faire? Si vous poursuivez votre discussion comme si de rien n’était, l’anxiété va grandir en lui jusqu’à déclencher une vive réaction. Vous pouvez, si vous le voulez, le pousser à bout. Mais vous pouvez tout aussi bien décider d’éviter un drame, en faisant baisser la pression chez votre interlocuteur. Pas besoin nécessairement de changer de sujet de discussion. Vous pouvez la poursuivre, mais en offrant à l’autre un moment de répit, ce qui va lui permettre de ne pas commencer à «gratter ce qui le démange». C’est ce qu’on appelle la prajna.»
La prajna? Cet autre terme que l’on retrouve souvent dans la pensée bouddhiste est très complexe, mais on peut grosso modo le traduire par «intuition bienveillante». C’est la faculté mentale que nous avons tous de détecter les erreurs de l’esprit, les siennes comme celles des autres, et de discerner l’acte judicieux à faire en conséquence. Pour reprendre le cas de la conversation tendue avec notre collègue de bureau, on peut dire que recourir à la prajna pourrait revenir à, par exemple, arrêter de parler pour laisser l’autre donner la tournure qu’il souhaite à la discussion, et à vous contenter de le relancer gentiment, sans donner d’avis tranché ni pousser l’autre dans ses derniers retranchements. Pour Pema Chödrön, la sagesse commence par l’apprentissage de la patience…
Le philosophe roumain Emil Cioran a d'ailleurs dit dans ses Syllogismes de l’amertume : «La sagesse? Subir dignement l’humiliation que nous infligent nos trous»…