BLOGUE. C’est en feuilletant l’un des derniers livres de Seth Godin, le gourou du marketing qui collabore au magazine Premium, que je suis tombé hier sur un passage qui a attiré mon attention, un passage intitulé «L’anxiété et la shenpa». La shenpa? Ce terme ne me disait rien du tout. J’ai alors creusé un peu, et découvert un concept passionnant que je ne peux résister de partager avec vous…
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Le mieux est de reprendre certains passages du livre Devenir indispensable (Éditions Transcontinental, 2010) de Seth Godin :
«Shenpa est un mot tibétain qui veut dire, en gros, «gratter ce qui démange». J’imagine une spirale de douleur, déclenchée par un petit événement, qui vous fait tout de suite basculer. On gratte pour calmer une petite démangeaison, celle-ci augmente, puis on gratte encore, et encore, jusqu’à ce qu’on souffre littéralement. (…)
«Votre patron vous critique au travail. Pas grand-chose, juste une légère critique. Mais votre shenpa, ce réflexe qui vous oblige à répondre à chaque critique par une défense, puis par une autre critique, se met en fonction. Malheureusement pour vous, votre patron est sur la même longueur d’onde. Il est agacé par le fait que vous n’ayez pas pu accepter son commentaire, et maintenant, vous êtes tous deux coincés dans un cycle infernal, qui finira mal. (…)
«Le meilleur moment pour arrêter la spirale, c’est dès qu’elle s’emballe. Passez à l’action d’entrée de jeu : relevez la chose, reconnaissez le cycle – c’est votre première et votre meilleure chance. Accueillez la démageaison dès qu’elle apparaît, mais ne la grattez pas. Sinon, vous perdrez toute perspective. (…)
««Merci pour les commentaires, patron», dites-vous. Vous répétez ses commentaires dans vos propres mots pour lui confirmer que vous avez bien compris, et vous vous en allez. Il ne vous a fallu que trois secondes, et vous avez évité une heure de douleur.
«Pourquoi la journée entière n’a-t-elle pas été gâchée? Parce que vous n’avez pas gratté ce qui démangeait. Vous aviez suffisamment conscience de la position du patron et de sa shenpa pour ne pas prolonger le cycle.»
Intéressant, n’est-ce pas? Je suis sûr que, comme moi, vous vous êtes reconnu dans le cas de figure présenté par M. Godin. Oui, il nous est arrivé et il nous arrive toujours, malheureusement, de «péter une coche» pour des choses qui, en fin de compte, n’en valent pas la peine. Après coup, on le regrette, puis on oublie, et on recommence la fois suivante. C’est sans fin. Pourquoi cela? Parce que, vous comme moi, nous n’avions pas conscience de la shenpa.
D’où vient ce terme, au juste? L’auteur l’indique dans sa bibliographie : d’un ouvrage de Pema Chödrön, Pour faire la paix en temps de guerre (Pocket, 2008). «Pema Chödrön, une nonne bouddhiste qui s’est tardivement convertie, est mon enseignante préférée, explique-t-il. Elle sait rejoindre ses lecteurs et ses auditeurs avec clarté et simplicité, au moyen de réflexions fortes. Dans ce livre, elle parle de la shenpa, du cycle d’anxiété auquel nous cédons dans une situation stressante.»
Pema Chödrön, donc… Cette dame est née Deirdre Blomfield-Brown en 1936 à New York et dirige aujourd’hui l'Abbaye Gampo, un monastère bouddhiste établi en Nouvelle-Ecosse. Auteure prolifique, elle s’attache à vulgariser des principes forts du bouddhisme, comme la shenpa. Des principes applicables dans la vie de tous les jours, et en particulier, me semble-t-il, au travail.
Un coup d’œil rapide dans Pour faire la paix permet de saisir ce que Pema Chödrön entend par ce terme tibétain. Une image : le poisson et l’hameçon. Il peut nous arriver d’être attirés par quelque chose et de ne pas pouvoir y résister, et comme le poisson, nous mordons. Au tout début, nous sentons que la chose nous résiste, et notre réflexe et de mordre encore plus fort, voire de tirer un grand coup à nous. Grave erreur : c’est un hameçon, et ce qui n’était qu’une irritation se transforme en vive douleur.
L’auteure souligne que la shenpa découle de nos automatismes. Notre sentiment d’insécurité nous fait fortement réagir à chaque fois que l’un de nos points sensibles est titillé, et c’est l’escalade.
Comment remédier à ce phénomème? Pema Chödrön recommande de suivre un processus en quatre étapes :
1. Reconnaître la shenpa. C’est-à-dire prendre conscience que notre petite irritation n’est pas à prendre à la légère et qu’elle risque de se transformer en vivre douleur en moins de deux.
2. S’abstenir d’agir. Ou plutôt, de réagir à la petite irritation. Ça vous gratte? Vous avez vraiment envie de vous gratter là où ça fait mal? Eh bien, retenez-vous!
3. Se détendre. Respirez un grand coup par le nez. Puis une autre fois. Et encore une autre fois. Puis, pensez à autre chose. À n’importe quoi, peu importe. Et tentez de compter les battements de votre cœur, les yeux fermés.
4. Décider d’interrompre définitivement le cycle. Prenez le temps, a posteriori, de réfléchir à ce qui vous irrite si facilement, et des raisons qui font que vous vous énerviez si vite et si fort à ce sujet. Cela vous permettra, un beau jour, de maîtriser un peu mieux votre sentiment d’insécurité. Et – pourquoi pas? – d’élargir vos perspectives, voire votre conscience.
J’ai eu la curiosité d’en savoir un peu plus en allant sur le site Web personnel de la nonne bouddhiste, où j’ai eu la chance de dénicher un de ses cours sur «le syndrome de la shenpa». Là, il y est expliqué quelque chose de fort intéressant : il est possible de repérer la shenpa d’autrui, et donc de calmer le jeu dès que celui-ci s’apprête à monter sur ses grands chevaux.
«Disons que vous discutez avec un collègue. Celui-ci a un visage calme et attentif, du moins jusqu’à ce que disiez quelque chose qui, pour vous, n’a pas plus d’importance que ça, mais qui chez lui déclenche un léger froncement de sourcils. Ou une petite crispation de sa machoîre. Ou encore une soudaine tension musculaire du corps trahie par un changement de position. Vous venez alors de découvrir que vous avez fait vibrer en lui une corde sensible. Vous voyez la shenpa agir en lui, alors que lui-même n’en a peut-être même pas conscience.
«Que faire? Si vous poursuivez votre discussion comme si de rien n’était, l’anxiété va grandir en lui jusqu’à déclencher une vive réaction. Vous pouvez, si vous le voulez, le pousser à bout. Mais vous pouvez tout aussi bien décider d’éviter un drame, en faisant baisser la pression chez votre interlocuteur. Pas besoin nécessairement de changer de sujet de discussion. Vous pouvez la poursuivre, mais en offrant à l’autre un moment de répit, ce qui va lui permettre de ne pas commencer à «gratter ce qui le démange». C’est ce qu’on appelle la prajna.»
La prajna? Cet autre terme que l’on retrouve souvent dans la pensée bouddhiste est très complexe, mais on peut grosso modo le traduire par «intuition bienveillante». C’est la faculté mentale que nous avons tous de détecter les erreurs de l’esprit, les siennes comme celles des autres, et de discerner l’acte judicieux à faire en conséquence. Pour reprendre le cas de la conversation tendue avec notre collègue de bureau, on peut dire que recourir à la prajna pourrait revenir à, par exemple, arrêter de parler pour laisser l’autre donner la tournure qu’il souhaite à la discussion, et à vous contenter de le relancer gentiment, sans donner d’avis tranché ni pousser l’autre dans ses derniers retranchements. Pour Pema Chödrön, la sagesse commence par l’apprentissage de la patience…
Le philosophe roumain Emil Cioran a d'ailleurs dit dans ses Syllogismes de l’amertume : «La sagesse? Subir dignement l’humiliation que nous infligent nos trous»…
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