Le lendemain, il est revenu avec son matériel et a continué de s'amuser. Il prenait une petite toile, répandait du sable dessus et jouait avec comme on manipule un tamis. Et il fixait le tout avec de la colle. Puis, il réalisait une composition avec des objets improbables (un gant à vaisselle, une algue, un bout de ficelle, un bateau en jouet, etc.), qu'il faisait tenir avec de la glue et du fil de couture. Enfin, il recouvrait le tout de sable et de colle.
Picasso a répété l'opération huit fois. Pas plus. Le résultat final a donné une œuvre à nulle autre pareille : des compositions minimalistes monochromes et minérales. Comme des objets échoués sur la plage, régurgités par la mer et usés par le sable. Comme des traces d'humanité fixées dans le temps. Comme un funeste rêve marin.
Ces œuvres étaient très chères à l'artiste. Il les a jalousement gardées toute sa vie chez lui, dans une pièce de son appartement parisien de la rue des Grands-Augustins. Une poignée de proches seulement les connaissaient. Pourquoi un tel attachement? Parce qu'elles tutoyaient la mythologie…
Je m'explique. L'intérêt de ces huit œuvres réside essentiellement dans leur jeu d'ombres, d'après ce qu'indique David Getty dans son ouvrage From diversion to subversion (The Pennsylvania State University Press, 2011). L'ombre, c'est en effet ce qui donne toute sa dimension à une sculpture, toute sa subtilité. Et l'ombre, c'est justement ce qui manquait le plus à l'artiste dans ses peintures, lui qui travaillait tant à représenter des objets en trois dimensions sur les deux dimensions de la toile (ce qui explique ses portraits «bizarroïdes», comme le disait à l'époque ses contemporains).
En jouant avec le sable, Picasso a ainsi eu l'immense plaisir de retrouver l'ombre, et par suite la lumière. Un exemple : le Visage aux deux profils, réalisé le 14 août 1930. En fonction de l'éclairage, on y devine un visage, puis un autre. C'est d'une simplicité géniale.