BLOGUE. L'été, les vacances, la plage. Qu'y faites-vous? Vous y jouez, comme des millions d'autres personnes quand elles ont les pieds dans le sable. À quoi? À vous baigner dans l'onde, à vous faire caresser par les rayons du soleil, à bâtir des châteaux de sable avec vos petits, à façonner des chimères à l'ombre du parasol. Bref, vous jouez et vous vous ressourcez.
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C'est souvent là que vous viennent des idées brillantes. Des idées que vous auriez tant aimées avoir durant l'année écoulée, mais qui se sont toujours refusées à vous. Les coquines! Et les voici, juste là, devant vous, en vous-même, qui ne demandent qu'à vous divertir. Que faites-vous alors? La plupart du temps, vous les laissez filer : l'une chasse l'autre, et au final, vous vous retrouvez à brasser du vent. Et pourtant, il suffirait d'un rien pour en attraper une, une splendide…
En août 1930, Pablo Picasso a pris quelques journées de vacances. Il est allé à la plage de Juan-les-Pins, histoire de se changer les idées. Il sentait qu'il lui fallait emprunter de nouvelles voies pour exprimer toute sa créativité. Et il traversait une période difficile sur le plan sentimental avec sa muse de l'époque, Marie-Thérèse Walter.
Le soleil, la mer, tout ce sable… Picasso a vite eu une idée amusante : vérifier si sculpture et peinture riment bien. Plus précisément, il s'est demandé s'il était possible, dans le cadre limité d'une toile, d'installer une création en trois dimensions, le tout en sable. Beau défi.
Comme n'importe quel gamin, il s'est accroupi sur la plage et s'est mis à jouer avec le sable. Il a fait de minuscules sculptures avec ses mains et quelques outils improvisés – des formes, des têtes, etc. – et s'est amusé à regarder la tournure qu'elles prenaient au fur et à mesure que le soleil se déplaçait dans le ciel.
Le lendemain, il est revenu avec son matériel et a continué de s'amuser. Il prenait une petite toile, répandait du sable dessus et jouait avec comme on manipule un tamis. Et il fixait le tout avec de la colle. Puis, il réalisait une composition avec des objets improbables (un gant à vaisselle, une algue, un bout de ficelle, un bateau en jouet, etc.), qu'il faisait tenir avec de la glue et du fil de couture. Enfin, il recouvrait le tout de sable et de colle.
Picasso a répété l'opération huit fois. Pas plus. Le résultat final a donné une œuvre à nulle autre pareille : des compositions minimalistes monochromes et minérales. Comme des objets échoués sur la plage, régurgités par la mer et usés par le sable. Comme des traces d'humanité fixées dans le temps. Comme un funeste rêve marin.
Ces œuvres étaient très chères à l'artiste. Il les a jalousement gardées toute sa vie chez lui, dans une pièce de son appartement parisien de la rue des Grands-Augustins. Une poignée de proches seulement les connaissaient. Pourquoi un tel attachement? Parce qu'elles tutoyaient la mythologie…
Je m'explique. L'intérêt de ces huit œuvres réside essentiellement dans leur jeu d'ombres, d'après ce qu'indique David Getty dans son ouvrage From diversion to subversion (The Pennsylvania State University Press, 2011). L'ombre, c'est en effet ce qui donne toute sa dimension à une sculpture, toute sa subtilité. Et l'ombre, c'est justement ce qui manquait le plus à l'artiste dans ses peintures, lui qui travaillait tant à représenter des objets en trois dimensions sur les deux dimensions de la toile (ce qui explique ses portraits «bizarroïdes», comme le disait à l'époque ses contemporains).
En jouant avec le sable, Picasso a ainsi eu l'immense plaisir de retrouver l'ombre, et par suite la lumière. Un exemple : le Visage aux deux profils, réalisé le 14 août 1930. En fonction de l'éclairage, on y devine un visage, puis un autre. C'est d'une simplicité géniale.
L'image naît dès lors de sa silhouette, c'est-à-dire du dessin que lui donne son ombre. La lumière, pour ne pas dire le soleil, se fait artiste, sous nos yeux enchantés. C'est le mythe grec de Butades inversé.
Butades? Il s'agissait d'un potier de Sicyone dont la fille était folle amoureuse d'un jeune homme. Oui, si amoureuse qu'elle eut l'idée, pour l'avoir toujours auprès d'elle, de dessiner son profil sur un mur de la maison, à la lumière d'une lampe à huile. Ce fut là, dit-on l'origine de la peinture. Le père alla plus loin pour faire plaisir à sa fille : il appliqua de l'argile sur la silhouette et fit cuire ce profil de terre. Ce fut là, dit-on encore, l'origine de la sculpture.
Voilà donc pourquoi Picasso tenait tant à ces huit œuvres. Elles touchaient à la mythologie. Elles lui avaient permis de renouer avec le plaisir de l'ombre et de la lumière. Elles lui avaient donné de nouvelles voies à explorer pour les années à venir. Elles étaient, selon M. Getsy, le précieux témoignage d'une «opération de diversion réussie», à savoir le fruit résultant d'une tentative de faire les choses différemment.
De fait, faire diversion revient ici à détourner son attention de ce qui nous intéresse d'habitude, en particulier de notre petite routine. Faire diversion, c'est sortir, un peu, des sentiers battus. Sans trop s'aventurer loin. Juste assez pour voir les choses autrement, d'un autre point de vue.
Et l'on peut aisément passer de la diversion à la subversion, à partir du moment où l'opération de diversion est réussie, c'est-à-dire au moment même où l'on y prend goût. Il suffit que le nouveau point de vue nous plaise, et alors nous sommes prêts à tout changer. Tout. Comme Picasso à la plage.
La plage, pas si innocent que ça… Car elle peut, l'air de rien, décupler votre créativité.
En passant, l'écrivain Henri de Régnier aimait à dire : «Le vrai sage est celui qui fonde sur le sable».
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