Le sous-financement des universités québécoises de langue française n'est pas nouveau. Mais ce qui l'est, ce sont leurs campagnes de financement. Non seulement visent-elles des montants records, mais elles tablent maintenant sur les dons individuels pour atteindre, voire dépasser, leurs objectifs.
«Nous voulons que les diplômés prennent l'habitude de donner à leur alma mater.» John Parisella résume ainsi l'objectif de Campus Montréal, la grande campagne de financement regroupant l'Université de Montréal, Polytechnique et HEC, dont il est le directeur exécutif.
Lancée en novembre, la campagne vise un record historique de 500 millions de dollars sur sept ans. Les donateurs devront être plus nombreux et plus généreux, de façon à ce que leurs contributions totales dépassent celles des entreprises - comme c'est le cas aux États-Unis, où 88 % des fonds proviennent de donateurs individuels et de fondations privées.
Lors de la dernière campagne majeure de l'Université du Québec à Montréal, terminée en 2007, à peine 16 % du financement privé provenait de particuliers. À l'Université de Montréal, le taux était de 17 %. «Il faut maintenant renverser la vapeur», dit M. Parisella
Car, plus les donateurs privés donneront, plus les objectifs de campagne seront élevés, et plus le secteur des entreprises sera pressé de suivre, fait valoir Gil Desautels, vice-président de la firme de consultants en philanthropie KCI, à Montréal. Actif depuis 20 ans dans les universités, M. Desautels explique qu'en vertu d'une règle tacite, le montant des dons des entreprises est souvent lié à l'objectif de la campagne. D'où la nécessité de solliciter davantage les individus - les diplômés, les fondations ou les fiducies qu'ils créent à leur nom.
Le secteur des entreprises, sollicité de toutes parts, «est saturé», plaide Stéphanie Barker, chef des opérations chez Campus Montréal. De plus, les entreprises ont commencé à étaler leurs dons sur des périodes plus longues, signale de son côté Yves Bourget, pdg de la fondation de l'Université Laval.
Les dirigeants d'entreprise pensent par ailleurs qu'il est temps que les diplômés francophones «fassent leur part», indique Gil Desautels, de façon à ce que les universités puissent compter sur une foule de petits dons et non seulement des dons majeurs d'entreprises.
Un bassin qui s'élargit
Pour des raisons historiques et culturelles, le bassin de Québécois francophones nantis qui donnent aux universités a toujours été petit. Jusqu'à tout récemment, leur taux de diplomation universitaire était faible. À l'UQAM, par exemple, 65 % des étudiants représentent la première génération d'universitaires de leur famille.
Mais le bassin s'élargit. Il comprend désormais des baby-boomers diplômés, relativement bien pourvus et près de la retraite. Ceux-ci représentent une bonne cible pour les universités, notamment pour le segment des dons planifiés. Les universités francophones veulent aussi inculquer la culture du don aux enfants des baby-boomers.
Deux autres raisons les poussent à se tourner vers les dons individuels. D'abord, Québec les y encourage. En 2011-2012, le gouvernement Charest a bonifié un programme de subventions de contrepartie qui s'applique aux dons privés. Ensuite, les dons provenant d'entreprises leur donnent moins de marge de manoeuvre que les legs individuels, car ils sont très souvent liés à du développement d'affaires, par exemple pour recruter des clients ou des employés.
Une stratégie intégrée de sollicitation
À Montréal, les deux grandes universités francophones (UQAM et UdeM) sont en train de réorganiser leurs unités d'affaires. Dans nombre d'universités américaines - et certaines universités canadiennes, comme McGill à Montréal - les fonctions de relations avec les diplômés et de collectes de fonds font partie de la même unité d'affaires. Chez les francophones, elles sont distinctes. Selon Gil Desautels, ce fonctionnement cloisonné représente un obstacle à une stratégie intégrée de sollicitation.
Ces deux institutions n'ont pas l'intention à court terme de fusionner leurs structures. Toutefois, elles sont chacune en train de créer des rapprochements physiques et organisationnels afin de favoriser une plus grande collaboration et de mieux intégrer leurs activités. La création de Campus Montréal à l'occasion de la présente campagne de financement de l'UdeM, Poly et HEC Montréal servira de test. «Au moins, on n'est pas trois écoles à solliciter les mêmes personnes séparément», souligne John Parisella.
Créer un lien fort
Cultiver le sentiment d'appartenance et «faire en sorte qu'il se traduise par un sentiment philanthropique», pour reprendre l'expression d'Yves Bourget, ne se fera pas du jour au lendemain. Gil Desautels juge que les «universités francophones dans le passé ne s'intéressaient aux donateurs que lorsqu'elles étaient en période de sollicitation, contrairement aux universités anglophones qui font du friend-raising avant de faire du fund-raising».
Les liens tissés dans les universités du monde anglo-saxon entre les diplômés et leur alma mater sont très forts, tandis qu'ici, cette relation en est à ses «balbutiements», relate-t-il. «Je me souviens de Claude Corbo, ex-recteur de l'UQAM, qui nous a avoué regretter de ne pas avoir créé le bureau de relations avec les diplômés dès la création de l'université.»
Le modèle McGill
Héritière d'une longue tradition de relations étroites avec des diplômés et d'autres donateurs, l'Université McGill fait figure de modèle. L'Association des diplômés remonte à 1857, et les premières campagnes de financement à l'extérieur de la province ont démarré après la Deuxième Guerre mondiale, alors qu'un pilote du nom d'E.P. Taylor a parcouru le pays en avion afin de collecter des fonds pour l'université, indique Marc Weinstein, vice-doyen au développement et aux relations avec les diplômés.
Les responsabilités de l'équipe de M. Weinstein sont complètement intégrées et touchent à la fois aux communications, à l'organisation d'événements et à la collecte de fonds. «Cela prend beaucoup de temps et de travail», dit-il.
M. Weinstein peut compter sur un effectif de 150 employés, tandis que la directrice générale de la Fondation de l'UQAM, Diane Veilleux, ne s'appuie que sur 23 employés. Quant à John Parisella, de Campus Montréal, il dispose d'une équipe de six employés contractuels, et les trois écoles lui prêtent une soixantaine d'employés. «Mais on manque probablement de personnel», juge-t-il.
D'autant plus que les ambitions de Campus Montréal sont élevées : dans le cadre de la présente campagne, l'entité se prépare à des activités de financement à Paris, où un projet de fondation privée suit son cours ; aux États-Unis, où l'ex-président d'Ultramar, Jean Gaulin, diplômé de Polytechnique, s'est porté volontaire ; et à Toronto, grâce à un réseau d'entrepreneurs d'origine québécoise. Un bon départ, dit Gil Desautels : «Les relations avec les diplômés, c'est un investissement.»
850 M$
Écart entre le niveau de financement des universités québécoises et la moyenne des autres provinces canadiennes, en 2009-2010
Source : Conférence des recteurs et des principaux des universités du Québec (CREPUQ)
Montants récoltés lors de campagnes de financement
UQAM
1994-1997 23 M$
2002-2007 62 M$
Université Laval
2010-2011 11 M$
2011-2012 26,8 M$
UdeM
1997-2003 218 M$
2012-2018 500 M$ (objectif)
McGill
2007-2013 750 M$ (objectif)
University of Toronto
Débutée en 2011 1,2 G$ (objectif)
Nombre de dons
McGill
93 000
2007-2013
UQAM
6 700
2002-2007
Répartition des dons individuels et des dons d'entreprise par rapport à l'ensemble des dons privés
UQAM
dons individuels 16 %
dons d'entreprise 84 %
Université Laval
dons individuels 22 %
dons d'entreprise 78 %
UdeM
dons individuels 17 %
dons d'entreprise 83 %
En excluant les fondations privées
McGill
dons individuels 73 %
dons d'entreprise 27 %
13,4 %
Part de la philanthropie et des revenus commerciaux dans les revenus des universités québécoises en 2009-2010
Don privés majeurs
UQAM
1,125 M$ : anonyme
1 M$ : Jean-Marc Eustache
Université Laval
3 M$ : Marthe Nadeau-Ménard (legs testamentaire) ; 1 M$ : Pierre Lessard
UdeM
5 M$ : Fondation Marcelle et Jean Coutu
McGill
15 M$ : Lorne Trottier
University of Toronto
15 M$ : anonyme (à la Rotman School of Management)
Où vont les dons ?
UQAM
33 % bourses
67 % recherche et création
Université Laval
25 % infrastructures (ou immobilisations)
25 % bourses et fonds d'investissements étudiants
50 % recherche
UdeM
10 % milieu de vie
25 % immobilisations
30 % bourses aux étudiants
35 % recherche
Sources : Universités, CREPUQ
Fonds de dotation
Montant d'argent placé dont les intérêts servent à financer les activités des universités.
University of Toronto 1,5 G$
McGill 900 M$
UdeM 150 M$
Université Laval 130 M$
UQAM 16,5 M$
suzanne.dansereau@tc.tc