«Je me partage entre affaires et création»

Publié le 02/09/2010 à 13:22, mis à jour le 03/09/2010 à 09:05

«Je me partage entre affaires et création»

Publié le 02/09/2010 à 13:22, mis à jour le 03/09/2010 à 09:05

Par Premium

Patrick Roy vend du cinéma parce qu’il aime le cinéma. À 44 ans, il est, depuis 2008, président et chef de la direction du plus important distributeur de films au Québec, Alliance Vivafilm, division québécoise d’une compagnie internationale. Il a joué un rôle clé dans quelques-uns des plus grands succès en salles du cinéma québécois, dont Séraphin: un homme et son péché, La grande séduction et De père en flic. Gros plan sur celui qui, en période de décroissance, a dû revoir en profondeur ses méthodes de travail, et ainsi réinventer les règles de l’industrie.

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J’ai un baccalauréat en administration des affaires de l’UQÀM avec une spécialisation en marketing. Mon engagement dans le club marketing de l’université a été déterminant dans ma carrière. En codirigeant la Semaine marketing à l’université, je me souviens avoir gagné en confiance. J’étais allé frapper à la porte de Desjardins avec un collègue afin de négocier une commandite. Nous sommes sortis de cette rencontre avec 10 000$ en poche, alors que le budget annuel du club était d’environ 500$! Nous étions gonflés à bloc. À partir de ce moment-là, j’ai senti qu’il n’y avait plus rien à mon épreuve. Cette confiance en moi m’a été très utile dans mon travail de distributeur, où je dois convaincre les gens de me confier leurs œuvres. Mon expérience au sein du club marketing m’a notamment appris que j’adore bâtir. À mon avis, nous devrions tous avoir un jour l’occasion de construire quelque chose à partir de rien. Quand on a trop de moyens, on s’habitue au confort. Quand on a rien, on a d’autre choix que d’être créatif.

C’est le film The Player, de Robert Altman, portrait cynique du milieu cinématographique, qui m’a convaincu de travailler en cinéma. Je ne cultive pourtant pas le cynisme, mais cette industrie me semblait fascinante. Tout a commencé lorsque mon père s’est fait offrir un emploi en distribution au Groupe Multimédia, actif dans le secteur de la télévision. La proposition ne l’intéressait pas, mais il a lancé en boutade que le poste conviendrait à son fils. On l’a pris au mot.

Malgré mon inexpérience, je ne doutais de rien. Je me souviens de mon premier voyage à Los Angeles; j’y avais négocié les droits de quelques téléfilms que j’avais ensuite vendus à des télédiffuseurs au Québec et distribués en VHS. J’avais eu la piqûre. Je voulais distribuer des films. Après quatre ans dans le métier, j’ai visé une cible: Alliance. À ce moment, cete entreprise était déjà un joueur important dans le domaine, et j’aimais le mélange de films populaires et d’œuvres pointues qu’on y distribuait. Un jour, j’ai su que la boîte s’intéressait à moi. Comme l’appel tardait à venir, j’ai téléphoné à Patrice Théroux chez Alliance en prenant pour prétexte la sortie en salles du film Bleu. Je lui ai d’abord dit tout le bien que j’en pensais et j’en ai profité pour lui parler de son éventuel service de ventes télé. «Justement, m’a-t-il dit, un poste est ouvert.» Le lendemain, je lui offrais mes services.

Je suis arrivé chez Alliance au bon moment, au début d’un cycle de croissance, à titre de directeur des ventes télé. Je devais négocier des ententes avec les télédiffuseurs québécois; je dis bien «négocier», car dans ce milieu, il n’existe pas de grille tarifaire. En effet, tantôt on touche 15 000 $ pour un film, tantôt 250 000$. Nous n’avions même pas de base de données, ce qui est pourtant indispensable quand le catalogue comprend des milliers de titres, et nous préparions les budgets sur un bout de papier. Or, Alliance était devenue une société cotée. Il nous fallait donc nous doter d’outils pour passer d’une approche artisanale, propre aux gens du cinéma de l’époque, à celle, plus organisée, du milieu des affaires.

J’ignorais à quel rythme je pourrais évoluer dans l’entreprise, mais j’étais ambitieux. Après quelques années, je suis devenu vice-président aux acquisitions et aux ventes. J’avais toujours la responsabilité des ventes télé, et j’achetais les droits de distribution au Canada de séries et de films, toujours sans grille tarifaire. Quand on a nommé Guy Gagnon à la tête de l‘entreprise, j’étais dans la mi-trentaine. Je savais que je n’étais pas prêt pour ce poste; mais j’étais tout de même déçu. Guy et moi avons vite trouvé un mode de collaboration, lui privilégiant une approche plus enthousiaste et moi plus terre-à-terre. Un bel équilibre. Lorsqu’il fallait trancher, la décision finale lui revenait.

Changer les règles

Au début des années 2000, nous nous étions fixé des objectifs. Nous voulions chaque année obtenir deux succès en salles et deux succès à l’international, et aussi remporter le plus grand succès de l’histoire du cinéma québécois. Nous savions que, pour devenir les leaders sur le marché de la distribution, nous devions battre la marque des Boys! Nous y sommes arrivés en nous attaquant à un projet auquel personne ne croyait: Séraphin: un homme et son péché.

À cette époque, dans notre secteur, tout a basculé. L’arrivée d’un nouveau fonds à Téléfilm Canada permettait de faire des films de cinq, six ou sept millions de dollars plutôt que de les tourner avec quatre millions comme c’était la norme jusque-là. C’est ce qui a notamment permis la production de Séraphin. Aussi, nous avons décidé de lancer nos films à la manière des Américains, en faisant parler du film chaque mois, de façon à créer un crescendo promotionnel étalé sur un an.

Si les recettes en salles ont dépassé les neuf millions de dollars, c’est parce que nous avons pris des risques: nous avons investi deux millions de dollars (acquisition des droits et campagne promotionnelle). Les recettes devaient atteindre quatre millions pour couvrir nos frais, ce qui ne se produisait que rarement. Séraphin a changé le cours de ma carrière.

Nous venions de faire évoluer le modèle qui consistait jusque-là pour un distributeur à signer une entente avec un producteur et à ne le revoir qu’un an plus tard, lors du lancement. Le type de partenariat plus étroit que nous avons développé avec les équipes de production a fait école dans la profession. Traditionnellement, on parlait en cinéma d’un trio formé du réalisateur, du scénariste et du producteur. Moi, je voyais plutôt un carré qui comprend également le distributeur. Cette approche nous a permis d’affirmer notre place dans l’industrie.

Susciter l’adhésion

Quand j’en ai pris la direction en 2008, Alliance venait d’être achetée par Goldman Sachs et la Société générale de financement. Après les immenses succès du début des années 2000 (Séraphin, Les invasions barbares et La grande séduction), diffusés successivement en six mois à peine, nous avions continué d’appliquer les mêmes recettes de mise en marché avec de moins bons résultats. Nous perdions de l’argent. Pourtant, les producteurs s’attendaient toujours à ce que nous en faisions davantage sur le plan de la mise en marché. Comme les films coûtaient de plus en plus cher et que le minimum garanti que nous versions était calculé en fonction du budget, il devenait évident que nous foncions dans un mur.

Pour stopper cette spirale inflationniste, il fallait donner un coup de barre, refuser des projets, revoir à la baisse les frais de mise en marché et diminuer notre investissement au moment de l’acquisition des droits. Plutôt que d’établir notre investissement sur un film en fonction de son budget, une formule qui fonctionnait au début des années 2000, j’ai conclu qu’il valait mieux investir uniquement en fonction de son potentiel commercial. Nous ne payions plus un montant «x», mais «x moins y». Bref, il me fallait faire évoluer nos méthodes de travail tout en m’assurant que mon équipe et les producteurs des films adhèrent à ma vision.

J’avoue que l’adhésion de mon équipe comptait beaucoup pour moi. Je me demandais — il s’agissait en fait de ma plus grande crainte — si on allait me suivre dans la vague de changements que je devais apporter. Je ne voulais pas me retrouver seul au front. Heureusement, le fait d’être à l’emploi d’Alliance depuis déjà plusieurs années et d’avoir la confiance de nos partenaires ont facilité les choses.

Mais comme il est souvent difficile de tout changer rapidement, mon équipe et moi avons dû nous adapter au rythme de nos partenaires, sans rien bousculer. L’exercice était délicat certes, mais si nous n’avions pas opéré ce virage, nous serions en mauvaise posture aujourd’hui.

Gérer la décroissance

J’ai décidé d’effectuer ce vaste changement dans la transparence: en dévoilant les chiffres, en dressant un portrait juste de la situation à mes employés, de même qu’aux producteurs auxquels je rappelais constamment de ne pas comparer ces campagnes promotionnelles à celles qui se faisaient cinq ans plus tôt. Ça prenait du guts!

Si j'avais un conseil à donner à de jeunes gestionnaires, je leur dirais: «N’hésitez jamais à remettre en question les façons de faire d'une industrie. Cela demande certes du courage, de la vision et beaucoup de persévérance, mais c’est essentiel. Ne vous laissez jamais dire: “C'est comme ça que ça fonctionne dans notre industrie.” Si vous pensez faire mieux avec une approche différente, provoquez le changement. Si ça fonctionne, vous serez perçu comme un visionnaire, non seulement dans votre entreprise, mais aussi, parfois, dans votre industrie.»

Il est plus facile de gérer la croissance que la décroissance. En période de croissance, on n’a aucun mal à mobiliser les troupes. Mais quand le mouvement s’inverse, certains ont le goût d’aller voir ailleurs. Il importe alors de savoir retenir ses employés vedettes. Très souvent, l’argent est un incitatif puissant. Toutefois, notre façon de travailler avec nos vedettes compte également pour beaucoup dans le package. Chez Alliance, nous leur permettons d’évoluer dans un environnement qui favorise l’optimisation de leurs talents.

Comme gestionnaire, j’aime m’entourer de passionnés de cinéma qui ne sont pas nécessairement issus du milieu. Le bassin des amateurs de cinéma étant vaste, nous avons l’embarras du choix! Plusieurs boîtes dans notre industrie n’embauchent que des personnes issues de la concurrence — ce que je n’ai jamais encouragé. Bien sûr, si j’embauche des candidats qui proviennent d’un autre secteur d’activité, je dois investir davantage à court terme, mais j’y gagne à long terme parce que ces employés apportent une énergie nouvelle, une expertise différente. Je veux également du sang neuf parce que notre industrie est en changement constant, notamment en raison de la place que prend Internet dans la diffusion des œuvres.

La diffusion des films traverse des années de bouleversements. Nous ne pouvons donc plus nous cantonner aux mêmes formules. Il faut constamment nous interroger, nous demander comment nous pouvons renouveler nos stratégies de lancement, trouver des commanditaires, développer des outils de recherche et innover dans notre utilisation d’Internet. Autrement, nous aurons vite fait d’être dépassés.

Pour développer leur vision, les gens de cinéma peuvent s’inspirer d’un modèle continu d’innovation, issu de l’industrie américaine. Je me nourris également d’un grand nombre de publications spécialisées afin de pouvoir repérer les dernières tendances en marketing, en gestion ou en créativité que nous pouvons adapter à notre marché.

Trouver le courage de communiquer

Pour moi, communiquer les succès de l’entreprise est tout aussi important que de dévoiler les défis auxquels elle fait face. Dans le dernier cas, il est plus facile pour une équipe d’accepter de faire face aux changements difficiles quand elle en comprend le bien-fondé et qu’elle participe au choix des nouvelles façons de faire qui seront adoptées.

Cela dit, la communication dans une entreprise est un défi constant. Que faut-il communiquer? Jusqu’où faut-il aller? J’ai déjà mis en œuvre une restructuration importante sans l’expliquer et j’ai constaté, en écoutant les gens qui travaillaient avec moi, que j’avais commis une erreur. J’ai dû corriger le tir et rencontrer tout le personnel, groupe après groupe, afin d’en faire valoir la pertinence.

La gestion des compressions a été pour moi un apprentissage difficile. Il faut nuancer, choisir avec soin les mots que à employer, parler du départ d’un employé plutôt que de son licenciement, éviter de susciter de l’inquiétude au sein du personnel. Dans ce contexte, la communication est primordiale.

Je n’ai pas oublié le regard que je portais, à mes débuts, sur les patrons qui se réunissaient derrière des portes closes. Je suis à l’écoute de mes employés, je veux les rassurer, mais je ne peux pas toujours leur fournir toutes les réponses. Quand j’ai dû faire des mises à pied, il m’était impossible de réunir les membres de mon personnel et annoncer que tous garderaient leur emploi, puisque je ne savais tout simplement pas de quelle façon la situation évoluerait au cours des mois suivants. Je me refuse à mentir aux gens pour les rassurer à court terme.

Je m’appuie aussi sur les leaders au sein de l’équipe, des vecteurs d’information, afin de transmettre les nouvelles et de rassurer les employés en période difficile. Je veux que les gens qui travaillent avec moi se sentent bien. Contrairement à ce que certains préconisent, je ne vois pas l’intérêt de garder les employés sur le qui-vive. Pour être performant, on doit se sentir apprécié, respecté. Évidemment, certains décideront de quitter l’entreprise. L’important est de retenir les personnes clés et de faire évoluer la structure de manière à ce que les recrues puissent s’intégrer et prendre leur place, qu’elles puissent s’exprimer librement. L’expérience des uns et les idées nouvelles des autres se nourrissent mutuellement.

Je veux savoir ce que pensent les gens de mon équipe, aussi dois-je instaurer un climat propice à cette prise de parole. Pour cela, il me faut accepter d’entendre ce que, parfois, je préférerais ne pas entendre.

Équilibrer profits et créativité

Comme chef d’entreprise, je suis à la fois joueur, prudent et très compétitif. Je veux toujours gagner. Si Séraphin avait été notre seul grand succès, j’aurais été extrêmement déçu. Mais nous avons su su répéter l’exploit avec La grande séduction, Bon cop, bad cop et De père en flic. Réussir, voilà ce qui me motive, ce qui m’allume. Cela dit, je suis très content lorsque nous cumulons des recettes de un million de dollars avec Gaz bar blues ou Les sept jours du talion.

La réussite n’est pas seulement financière, bien que, en tant que chef d’entreprise, je ne puisse pas négliger cet aspect. Lorsqu’on occupe un poste de gestion dans le milieu du cinéma, tiraillé entre culture et industrie, on fait face à un paradoxe. Aussi, travailler avec des créateurs est l’aspect le plus stimulant de mon travail, mais je dois le marier aux affaires, d’autant plus que je suis responsable de 80 employés. À vrai dire, je ne me considère pas uniquement comme un homme d’affaires: j’ai un pied dans les affaires et l’autre dans la création, et c’est très important pour moi. En cinéma, cet équilibre est indispensable.

Quand on grimpe les échelons, on peut sans contredit devenir un gestionnaire à part entière. Or, ce n’est pas ce que je visais. Si un jour je changeais de domaine, je me lancerais dans le milieu du vin, car comme le cinéma, le vin est un produit de création que l’on associe au plaisir.

Dans mon milieu, nous connaissons tous des succès et des échecs. Et comme cela se produit sur la place publique, les témoins (gérants d’estrade, compétiteurs, journalistes) sont nombreux. Mais au final, ce qui compte, c’est la moyenne au bâton. Il faut avoir confiance en son jugement, suivre son instinct, savoir se mettre dans la peau du public cible d’un film. Si j’ai un meilleur pif qu’il y a 20 ans, c’est notamment parce que je garde le contact avec le public. C’est essentiel.

Jamais je ne dirai que j’ai fait le tour du jardin ou des possibilités que m’offre ma situation professionnelle. Chez Alliance, je peux faire tout ce que je veux, dans la mesure où, bien entendu, cela reste sensé. Il n’y a aucune limite. Selon moi, ce sont souvent les gens eux-mêmes qui se fixent des limites. Quand j’ai été embauché chez Alliance, j’ai réalisé un rêve. On dit des joueurs du Canadien qu’ils ont les lettres «CH» tatouées sur le cœur; moi, c’est le «A» d’Alliance. Je souhaite obtenir le même engagement de mon équipe.

Propos recueillis par Michel Coulombe

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