Ménage à trois

Publié le 01/09/2009 à 00:00

Ménage à trois

Publié le 01/09/2009 à 00:00

PHOTOS : MARIE-CLAUDE HAMEL, leitmotivstudio.com

Parce que son union avec les États-Unis bat de l'aile, le Canada " saute la clôture " et négocie un accord commercial avec l'Union européenne. Chicanes de ménage en perspective.

Jean-Michel Laurin est vice- président, Affaires mondiales de Manufacturiers et Exportateurs du Canada (MEC). Ce lobby défend les intérêts des entreprises exportatrices canadiennes. Chaque année, le MEC sonde ses membres pour connaître leurs préoccupations. Cet exercice cause rarement des surprises. La priorité des exportateurs est toujours la même : le lean manufacturing, ou comment faire plus avec moins. Cette année, c'est autre chose. Les exportateurs ont une nouvelle source d'insomnie. Et ce n'est pas la récession, mais bien le piètre état des relations commerciales entre le Canada et les États-Unis.

" Le plus urgent pour nos entreprises exportatrices, c'est de trouver des clients ! " dit Jean-Michel Laurin.

Les Américains ne sont plus les acheteurs enthousiastes qu'ils ont déjà été. Selon les derniers chiffres de Statistique Canada, les exportations canadiennes vers les États-Unis ont baissé de 13,8 % entre janvier et avril 2009 par rapport à la même période en 2008. Et les importations ont reculé de 19,2 %. Bien sûr, la récession fait son oeuvre. Mais il y a plus. Une tendance à moyen terme qui ne présage rien de bon. Depuis cinq ans, la part de nos exportations vers nos voisins du Sud n'a cessé de diminuer. À tel point qu'en 2008, les États-Unis représentaient moins des deux tiers (65,7 %) de l'ensemble du commerce de marchandises du Canada au point de vue douanier, soit les exportations et les importations combinées. En 2003, cette proportion était de 74 %.

Pourtant, combien de fois affirmons-nous encore que plus des trois quarts de nos exportations prennent le chemin des États-Unis ! La force de l'habitude, probablement. Comme un vieux couple qui refuse de voir que son mariage bat de l'aile, ou qu'un des deux conjoints courtise quelqu'un d'autre... Car ces exportations que nous n'envoyons plus aux États-Unis vont ailleurs. Au Japon, au Brésil, et de plus en plus, dans l'Union européenne, principalement au Royaume-Uni et en France.

" Nous avons compris que la diversification était le meilleur moyen de faire croître nos exportations et de réduire notre dépendance face aux Américains ", dit Martin Coiteux, professeur au Service de l'enseignement des affaires internationales à HEC Montréal. Pour illustrer son propos, il ajoute : " Aujourd'hui, aucun investisseur sérieux ne placerait toutes ses billes dans un seul titre ! " En 2008, le Canada a exporté pour 36 milliards de dollars de marchandises vers les 27 pays de l'Union européenne (UE), et il en a importé pour 54 milliards de dollars. À lui seul, le Québec compte pour plus du tiers (36 % en 2006) de ces échanges. Depuis le milieu des années 1990, notre commerce avec l'UE connaît une croissance vigoureuse. L'Union européenne n'est pas qu'un autre marché : c'est un marché très important. Il compte près de 500 millions de consommateurs, soit près du double de la population des États-Unis ! Nous vendons aux Européens des aliments transformés, des produits du papier, du minerai, des métaux, du matériel de transport et des produits chimiques. Ils nous vendent sensiblement la même chose, et plus : de la machinerie, des véhicules, des pièces, du pétrole, des boissons et des équipements.

Pour l'instant, l'UE est un marché sous-exploité, constate Patrick Leblond, professeur à l'École supérieure d'affaires publiques et internationales de l'Université d'Ottawa. Peut-être plus pour longtemps. Le 6 mai dernier, le Canada a entamé officiellement des pourparlers avec le géant de l'autre côté de l'Atlantique en vue de libéraliser les échanges de part et d'autre. Les négociations débuteront réellement en octobre. Le négociateur en chef pour le Québec est Pierre-Marc Johnson (voir l'entrevue à la page 28). Les négociations dureront au moins deux ans avant d'arriver à un accord.

Depuis mai, les négociateurs travaillent à établir le texte des négociations. À son terme, l'accord concernera 28 pays, dont les 27 pays membres de l'UE et le Canada. Du jamais vu depuis les négociations qui ont donné naissance à l'ALENA, signé le 1er janvier 1994. D'abord, par l'ampleur des négociations, ensuite, parce que cet accord n'est pas un simple accord de libre-échange. Il va beaucoup plus loin. Il prévoit aussi une clause sur les investissements. C'est ce qu'on appelle une " entente de deuxième génération ", " elle cherchera aussi à abaisser le plus possible les barrières non tarifaires, comme les normes de qualité pour certains produits, ou la réglementation dans certains secteurs ", explique Patrick Leblond.

Puis, pour la première fois, les dix provinces canadiennes siégeront à l'une ou l'autre des tables de négociation. Le gouvernement fédéral s'occupera de tout ce qui relève de sa juridiction, comme les tarifs douaniers, les mesures sanitaires ou le règlement des différends, tandis que les provinces se feront entendre sur les aspects qui concernent leurs compétences, c'est-à-dire la main-d'oeuvre, les marchés publics, et tout le marché des services.

Selon un rapport conjoint de la Commission européenne et du gouvernement du Canada, un accord entre les deux pays permettrait d'accroître les exportations canadiennes vers l'UE de 13,8 milliards de dollars, et celles de l'UE vers le Canada augmenteraient de 27,6 milliards de dollars. " C'est un marché qui nous ressemble, contrairement aux autres ententes, qui sont souvent conclues avec des pays en développement ", dit Martin Coiteux.

La plupart des ententes commerciales que nous avons signées nous permettent surtout d'exploiter des ressources et non de vendre des biens à de nouveaux consommateurs. Par exemple, le Canada vient de conclure des ententes de libre-échange avec le Pérou et la Colombie. " C'est bien beau pour les sociétés minières. Mais pour un fabricant de meubles de Trois-Rivières, ça ne veut pas dire grand-chose, tandis que l'Europe crée beaucoup plus d'occasions d'affaires ", résume Jean-Michel Laurin, de MEQ.

En plus d'ouvrir de nouveaux marchés, le libre-échange avec un pays industrialisé permet aussi d'échanger de la main-d'oeuvre et des connaissances. L'accord entre le Canada et l'UE prévoit une clause sur la mobilité des résidents ainsi qu'une coopération accrue en matière de R-D. Pour les grandes firmes d'ingénierie, par exemple, cela signifie qu'elles pourront réaliser les projets plus rapidement. " Cela nous permet d'aller chercher les meilleurs ingénieurs, où qu'ils soient dans le monde. Et de les faire travailler sur un même projet sans avoir à passer par toute la bureaucratie pour faire reconnaître leur formation ", précise Gillian MacCormack, porte-parole de SNC-Lavalin.

Ce n'est pas la première fois que l'idée d'une entente avec l'Europe est soulevée. Pierre Elliott Trudeau avait évoqué cette possibilité d'une " troisième option " pour le Canada dès les années 1970. Puis, au milieu des années 1990, Jean Chrétien l'a dépoussiérée en proposant rien de moins qu'une entente transatlantique entre les pays de l'ALENA et l'Union européenne. Manque d'intérêt. En 2007, Jean Charest relance l'idée lors du Sommet Canada-Union européenne. Or, même à ce moment, il y a deux ans à peine, l'UE avait plutôt manifesté son désir de relancer les négociations devant l'Organisation mondiale du commerce (OMC), le cycle de Doha n'ayant pas abouti.

Alors, pourquoi maintenant ? Les planètes sont bien alignées. Doha ne va nulle part, et l'Union européenne a échoué dans ses tentatives de séduire la Chine, avec qui elle aurait voulu conclure une entente bien avant le Canada. Une poignée de main du président français Sarkozy avec le Dalaï-Lama a refroidi les relations diplomatiques de l'UE avec l'empire du Milieu. Les relations commerciales sont à l'image des relations amoureuses : fortement sensibles aux humeurs des deux parties !

Du côté du Canada, l'ALENA a atteint son plein potentiel, et même après la récession, les experts s'entendent pour dire que la croissance de notre commerce avec nos voisins du Sud ne sera jamais aussi spectaculaire qu'elle l'a été. Le potentiel avec l'UE est plus grand.

À première vue, le Canada semble plus avantagé par cette future entente que l'UE. En effet, il offre à l'Europe un marché de 33 millions d'habitants, soit dix fois moins que le marché intérieur de celle-ci. Pourquoi les Européens souhaitent-ils donc cet accord ? " Ils visent nos ressources énergétiques et nos ressources naturelles ", répond Simon Potter, un avocat spécialisé en commerce international et associé du cabinet montréalais McCarthy Tétrault. " La France voit venir le jour où la Chine aussi convoitera nos ressources. Elle veut s'assurer d'y avoir tout de suite un accès privilégié, comme en bénéficient déjà les États-Unis ", dit-il.

" Ce n'est pas tant l'aspect économique qui profitera le plus à l'Europe dans cette entente, que l'aspect géopolitique ", renchérit Patrick Leblond. L'Union européenne réagit aussi à la montée du protectionnisme aux États-Unis, où les plans de relance tendent à avantager les entreprises américaines. " En lançant ces négociations, l'Union européenne et le Canada veulent envoyer un message clair : ils considèrent l'ouverture des marchés et le libre-échange comme des moyens de relancer l'économie ", explique Catherine Ashton, commissaire au commerce extérieur de la Commission européenne.

L'histoire lui donne raison. En 1929, les mesures protectionnistes adoptées par les États-Unis pour sortir de la crise économique ont plutôt aggravé la situation. À l'époque, le gouvernement républicain de Herbert Hoover avait augmenté les tarifs douaniers de 10 points de pourcentage, notamment dans le secteur de l'agriculture, du textile et du tabac. Ce geste avait eu pour effet de faire chuter de 19 % le taux réel des activités commerciales de l'époque et de prolonger la dépression, selon une étude du professeur d'économie Jakob Madsen, de l'Université Monash.

À l'inverse, l'ouverture du commerce porte des fruits. Le Canada et le Québec, par exemple, ont beaucoup profité de l'ALENA. Selon le Conference Board du Canada, les exportations canadiennes en Amérique du Nord ont augmenté de 150 % au cours de la décennie qui a suivi la signature de ce traité, stimulant la création d'emplois dans les entreprises exportatrices.

Voilà sans doute pourquoi cette fois-ci, nous sommes loin des débats d'il y a vingt ans ! À l'époque, les prophètes de malheur disaient que les Américains s'empareraient de nos écoles et de nos hôpitaux, que les entreprises fermeraient par centaines et que la Caisse de dépôt et le Fonds de la FTQ disparaîtraient. Bref, que le Canada deviendrait le 51e État américain !

Bien sûr, cette union a connu des " froids " et des conflits. C'est la norme dans les accords de commerce internationaux, qui comprennent d'ailleurs toujours des mécanismes de règlement des différends. Entre les États-Unis et le Canada, il y a eu le litige sur le bois d'oeuvre et la crise de la vache folle, et plus récemment, le plan de relance de Barack Obama qui favorise les entreprises américaines en ressortant la clause Buy American.

Le traité entre l'Union européenne et le Canada ne sera pas nécessairement plus heureux. Au contraire, il risque fort de générer encore plus de conflits, estime Simon Potter. Avis aux étudiants en droit : le droit commercial international pourrait être un secteur où il y aura beaucoup d'emplois au cours des prochaines années !

Les litiges découleront du fait que nous entrerons dans un ménage à trois. L'entente entre le Canada, les États-Unis et le Mexique renferme une clause de " nation la plus favorisée " qui garantit aux pays signataires de l'ALENA que leurs exportations ne seront jamais défavorisées par rapport à celles d'un pays non signataire. Autrement dit, le Canada n'aura pas le droit d'accorder à l'Union européenne des privilèges qu'il n'accorde pas déjà aux États-Unis : " Les États-Unis diront : "Vous venez de libéraliser ceci ou cela avec les Européens, alors nous voulons la même chose !" " résume Simon Potter.

La ronde de négociations qui s'amorce cet automne avec l'Union européenne sera donc très délicate. " Nous serons comme des équilibristes, reconnaît Pierre-Marc Johnson. Les États-Unis ne nous permettront pas d'accorder plus d'avantages à l'Union européenne qu'à eux ; à l'inverse, l'Union européenne nous demandera les mêmes concessions que celles qui sont accordées aux États-Unis. "

" Les négociations ne seront pas faciles, admet la commissaire au commerce extérieur de la Commission européenne, Catherine Ashton. Les barrières qui existent entre le Canada et l'UE sont évidemment des plus sensibles des deux côtés. Par exemple, les quotas sur l'importation de crevettes et de fromage, la libéralisation du secteur automobile et la reconnaissance des qualifications professionnelles. "

Un des aspects le plus stratégique et le plus sujet à controverse de ce traité est que l'UE veut notamment avoir accès aux marchés publics. Elle tient à ce que ses entreprises puissent soumissionner sur des contrats gouvernementaux au même titre que les entreprises canadiennes. Or, elle ne veut pas seulement avoir accès aux appels d'offres du gouvernement fédéral, mais aussi à ceux de chacune des provinces.

Par ailleurs, l'UE exige pour ses produits des normes environnementales plus élevées que celles qui sont imposées par le Canada. " Pour les plus petites entreprises, cela peut représenter des coûts importants ", précise Françoise Bertrand, présidente de la Fédération des chambres de commerce du Québec. Elle se dit favorable à l'accord, mais elle ajoute qu'il ne faudrait pas laisser tomber certaines barrières pour en ériger d'autres.

Vingt-huit pays, un gouvernement fédé-ral, dix gouvernements provinciaux, et un amant délaissé... On n'aura jamais vu autant de monde à la messe ! Réussira-t-on à con-clure un mariage en si peu de temps ? Les chances sont bonnes, dit-on de part et d'au-tre. Or, deux ans, c'est un délai bien court pour faire entendre toutes les parties et couvrir tous les secteurs.

Et si cette première ronde de négociations n'était qu'une forme de préliminaires ? En 1989, l'Accord de libre-échange (ALE) avec les États-Unis entrait en vigueur. Cinq ans plus tard, il comprenait le Mexique et devenait l'ALENA. La même chose se produira-t-elle avec ce nouvel accord Canada-UE ? " Cela pourrait déboucher sur une négociation trilatérale qui comprendrait l'ensemble des pays de l'ALENA ", pense Patrick Leblond. C'était le rêve de Jean Chrétien. Pierre-Marc Johnson n'y croit pas, du moins pas à court terme. " Pour l'instant, les États-Unis ne sont pas du tout ouverts à cette idée ! " À moins que le Canada n'ait du mal à satisfaire un deuxième ménage à trois...

CE QUE L'EUROPE VEUT

Officieusement

Faire une répétition générale dans le but de conclure un accord semblable avec les États-Unis.

Officiellement

Notre énergie. Pour réduire sa dépendance aux ressources énergétiques russes.

CE QUE LE CANADA VEUT

Officieusement

Faire pression sur les Américains pour qu'ils ouvrent leur marché public.

Officiellement

Diversifier ses exportations et accéder à un marché de 500 millions de personnes.

41,4 G$

un accord entre les deux pays permettrait d'accroître les exportations canadiennes vers l'UE de 13,8 milliards de dollars, et celles de l'UE vers le Canada augmenteraient de 27,6 milliards de dollars, pour un total de 41,4 milliards de dollars.

2e

L'Union européenne est le deuxième marché d'exportation du Canada après les États-Unis.

L'ÉCHANGISME A LA COTE

On constate une recrudescence des traités bilatéraux. Le plus récent d'entre eux a été signé le 28 juin 2009 entre le Canada et la Jordanie.

Depuis 2008, le Canada a aussi signé des ententes avec le Pérou et la Colombie, et il a indiqué son intention d'entamer des négociations avec la Communauté des Caraïbes (CARICOM).

L'Union européenne, pour sa part, négocie une trentaine de traités bilatéraux, en plus de celui qu'elle veut établir avec le Canada.

SCÈNE DE JALOUSIE

Les exportateurs américains se sentiront-ils trahis par un accord commercial entre le Canada et l'Union européenne ? " Pas du tout ! " dit Franklin J. Vargo, vice-président aux affaires économiques et internationales de la National Association of Manufacturers (NAM). Trahis ? Non ! Jaloux ? Oui ! " Nous espérons que notre gouvernement réagira, parce que cela fait des années que nous tentons d'obtenir des ententes bilatérales de ce genre. "

Les États-Unis et l'Union européenne s'échangent déjà pour plus de 1,3 milliard de dollars... par jour ! " Une grande part de ces échanges se font entre les filiales d'une même entreprise, et celles-ci doivent quand même payer des taxes. Comment voulez-vous qu'elles soient concurrentielles ? " dit Franklin J. Vargo.

Lui aussi rêve d'une méga-entente qui comprendrait les pays membres de l'ALENA et l'Union européenne. " Je ne dis pas que le Canada devrait ralentir la cadence pour nous attendre, mais nous nous sentons laissés en plan ", ajoute celui qui suivra les négociations entre le Canada et l'UE avec grand intérêt...

kathy.noel@transcontinental.ca

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