Des mythes entourent le travail des analystes financiers à l'emploi des maisons de courtage. Certains apprécient leur talent à faire parler les chiffres, alors que d'autres les accusent de formuler des recommandations biaisées. Quelle est donc la vraie nature du travail de ceux qui établissent des recommandations sur des titres ?
PLUS : Analystes : des recommandations indépendantes?
PLUS : Où trouver les rapports des analystes
PLUS : Bernard Mooney : Les analystes ne travaillent pas pour les petits investisseurs
PLUS : Une note tiède pour le travail des analystes
PLUS : Notre section de recommandations d'analystes
Frédéric Beausoleil, vice-président, Situations spéciales, et directeur de la recherche à Valeurs mobilières Banque Laurentienne (VMBL), a accepté de lever le voile et nous a permis de l'accompagner pendant plusieurs heures. Confidentialité oblige, l'identité de ses clients ne peut pas être divulguée.
7 h 30
Centre-ville de Montréal, Tour Banque Laurentienne, 19e étage. Grand, mince, fin trentaine, Frédéric Beausoleil m'accueille avec une franche poignée de main. Nous traversons la salle de négociation vers son bureau. Quelques opérateurs s'affairent déjà devant leurs ordinateurs.
" Nous faisons affaire avec plusieurs clients, surtout des gestionnaires de portefeuilles institutionnels, ici et en Europe. Malheureusement, je ne peux pas vous dire combien. Notre spécialité, ce sont les petites capitalisations, c'est-à-dire les entreprises qui affichent une capitalisation boursière de moins de 1,5 milliard de dollars ", dit M. Beausoleil.
Son équipe de six analystes et lui suivent une quarantaine de sociétés, principalement canadiennes. " Nous couvrons tous les secteurs, à l'exception, pour le moment, du pétrole et du gaz. Notre service de recherche n'existe que depuis quatre ans. "
Son bureau est plutôt modeste. Pas de table en chêne ni de fauteuils en cuir. Que du mobilier fonctionnel. Il consulte son ordinateur pour voir ce qu'il s'est passé au cours des dernières heures. Toute information pertinente sera discutée au cours de la réunion institutionnelle qui débutera à 8 h. Cependant, si une nouvelle peut avoir des conséquences pour ses clients, il publiera une note de recherche sur-le-champ.
8 h. Frédéric Beausoleil dirige la réunion. Des membres de son équipe prennent part à une téléconférence avec les confrères de Toronto. Chacun passe en revue les activités boursières de la veille. Les ordres d'achat et de vente sont examinés afin de les mettre à jour. Ces informations permettront de guider, au besoin, le travail des arbitragistes et des représentants institutionnels pendant la journée.
L'un des analystes explique que le gouvernement de la Colombie-Britannique a présenté un projet de loi visant l'élimination de la taxe provinciale sur le carburant pour les transporteurs aériens. " Je vais évaluer l'effet de cette décision sur les transporteurs ", annonce-t-il. " Autre chose ? Non ? Alors, bonne journée à tous. "
Il est 8 h 10. Exceptionnellement, la rencontre a été brève, car plusieurs membres de l'équipe étaient à l'extérieur ce jour-là.
8 h 15
Nous sommes de retour au bureau de M. Beausoleil. " Notre travail consiste à fournir de l'information, des idées et des angles particuliers à nos clients. S'ils apprécient nos propositions, ils nous mandatent pour acheter ou vendre les actions. C'est ainsi que notre boîte tire une partie de sa rémunération. Nous négocions donc pour le compte de nos clients. Nous pouvons également détenir des titres, parfois même ceux des entreprises que nous couvrons ", dit-il.
Ses clients font affaire avec plusieurs maisons de courtage simultanément, selon les spécialités de chacune. M. Beausoleil souligne que ses clients s'intéressent surtout à son opinion sur l'avenir des sociétés. " Ils connaissent bien les entreprises dans lesquelles ils investissent. Ce qu'ils veulent, ce ne sont pas tant des cours cibles qu'un regard différent [sur les perspectives de celles-ci]. "
8 h 30
Laurent-Benoît L'Abbé, adjoint de M. Beausoleil, entre dans le bureau. Il doit achever le modèle financier d'un producteur de pièces métalliques ontarien. Les deux hommes discutent notamment des éléments qui doivent figurer dans le bilan de l'entreprise. " Vérifie l'énoncé de perspectives du dernier trimestre pour voir s'il y a des changements ", demande le patron. Ensuite, ils analyseront les hypothèses relatives aux coûts des matériaux, aux ventes et à plusieurs autres facteurs qui peuvent influer sur les activités de cette entreprise. La synthèse de ces données permettra à M. Beausoleil de chiffrer ses prévisions de rentabilité et la cible de l'action.
Avant d'émettre une recommandation d'achat, il se fait un devoir de rencontrer la direction de l'entreprise afin d'évaluer sa vision. " Ici, l'analyste doit faire preuve de jugement, car il est dans le " qualitatif . La vision d'un président n'est pas mesurable. "
De mon côté, je feuillette les rapports sur quelques entreprises que couvre VMBL. Il s'agit exclusivement de recommandations d'achat. Cette unanimité ne frôle-t-elle pas la complaisance ? " Nous ne recommandons que les sociétés auxquelles nous croyons. Pourquoi suivrions-nous une société que nous n'aimons pas afin de conseiller la vente de son action ? " tranche-t-il. Oui, mais si des événements majeurs viennent changer la donne ? " Eh bien, nous réévaluerons la situation. " Pour M. Beausoleil, l'affaire est entendue. " Il est 10 heures, c'est la pause-café ! "
10 h 20
Avant de revenir à son bureau, Frédéric Beausoleil me montre une porte métallique qui clôt un couloir. De manière imagée, certains disent que c'est la " Grande Muraille de Chine " qui doit séparer le service de la recherche de celui du financement des entreprises. " Évidemment, il ne s'agit que d'un élément parmi les nombreuses règles très strictes qui visent à éviter les possibles conflits d'intérêts. Les communications entre nous sont sévèrement encadrées. " En guise de démonstration, l'analyste teste l'étanchéité de l'installation en passant plusieurs fois sa carte d'accès sur la serrure électronique qui demeure obstinément verrouillée.
Avant d'aller dîner, M. Beausoleil résume le contenu de notre discussion. " Mon travail est axé sur les relations interpersonnelles. Je rencontre des dirigeants d'entreprises afin d'évaluer leur plan d'affaire et les perspectives de croissance. Je rencontre des clients institutionnels pour leur proposer des idées de placement. Je rédige des notes et des rapports à l'intention des investisseurs, et je supervise les réunions d'équipe. Voilà. "
13 h00
De retour du lunch, je lui fait remarquer que de nombreux analystes portent le titre de CFA (analyste financier agréé). M. Beausoleil m'explique que les autorités de réglementation exigent que tous les analystes obéissent au code de déontologie du CFA Institute. Lui-même est analyste financier agréé depuis 2002. Il compte 12 ans d'expérience dans le secteur des valeurs mobilières. Ce métier est exigeant; il faut toujours être sur le qui-vive.
13 h 30
En temps normal, M. Beausoleil serait à rédiger des rapports ou à rencontrer des entrepreneurs. Dans trois jours, justement, il rencontrera la direction financière d'une société que VMBL est intéressée à couvrir. Et puis, il y a les urgences à régler. En juin dernier, le chef de la direction financière d'une entreprise qu'il suit a, de façon inattendue, annoncé sa démission. " Il connaissait la compagnie sous toutes ses coutures. Je devais absolument savoir pourquoi il laissait ses fonctions ", dit M. Beausoleil. Hop ! il a sauté dans le train vers Toronto. Le dirigeant démissionnaire dit être parti parce qu'il se sentait mal à l'aise avec le comportement de certains administrateurs. L'affaire étant sérieuse, Frédéric Beausoleil a publié une note sur l'événement pour que ses clients sachent de quoi il retournait. Il a expliqué que ce départ n'aurait pas d'effet sur le plan stratégique de l'entreprise. Il a maintenu sa recommandation d'achat sur le titre.
14 h 30
La journée file à vive allure. Mon carnet de notes est tout griffonné. M. Beausoleil me regarde écrire et dit : " Nous faisons un peu la même chose que vous. Nous recueillons de l'information, l'analysons et tentons d'en tirer des conclusions probantes. Ce n'est pas toujours simple. "
Je prends congé de mon hôte. Frédéric Beausoleil retourne à son bureau d'un pas décidé. Sa journée est loin d'être terminée, car il a de nombreuses choses à préparer. Il devrait quitter la Tour Banque Laurentienne après 18 h, à condition qu'aucune réunion ne soit prévue.