Robinhood, une start-up californienne fondée en 2013, compte sur une arme secrète pour bouleverser l’industrie du courtage à escompte. Le 11 décembre dernier, elle a ainsi lancé une application iPhone permettant d’acheter et de vendre des actions sans payer de frais de transaction aux États-Unis. Ce n’est pas anodin, surtout lorsqu’on considère que ses concurrents chargent entre 7 et 8$ par transaction. Vous l’aurez deviné, l’arme secrète de Robinhood est la gratuité et un nombre grandissant de start-ups l’intègrent à leur arsenal.
C’est le cas de Guestful, par exemple. « L’idée, c’était d’offrir notre système de réservation en ligne [pour les restaurants] à la OpenTable et d’offrir des offres premiums après avoir atteint une base d’utilisateurs significative », relate Jean-David Bégin, pdg de cette start-up montréalaise.
Avec ses six employés, Guestful fait figure de David face au Goliath OpenTable, une société américaine rachetée par Priceline pour 2,6 milliards de dollars américains au courant de l’été. Malgré ses ressources financières, les tarifs élevés d’OpenTable (elle facture plusieurs centaines de dollars par mois aux restaurateurs de son réseau) en font une cible vulnérable.
Si les chances de Guestful semblent minces, ce qu’elle tente d’accomplir, d’autres start-ups y sont parvenues avant elle grâce à la même stratégie de prix. L’un des exemples les plus probants est celui du site de rencontres PlentyOfFish (POF), lancé en 2003 par le Canadien Markus Frind. Le site Web se lançait alors sur un marché alors dominé par le géant Match.com, mais grâce à la gratuité, POF l’a maintenant éclipsé en ce qui a trait au nombre d’utilisateurs actifs.
Les sites de rencontres d’IAC, la société cotée en Bourse qui chapeaute Match.com, comptent 30 millions d’utilisateurs actifs, contre 70 millions pour POF. IAC n’est pourtant pas déconnectée du marché. Si Match.com est demeuré un site payant, IAC a fait l’acquisition de son concurrent gratuit OkCupid pour 50 M$ US en 2011 et, plus récemment, a incubé la populaire application de rencontres Tinder, qui compte aussi des investisseurs externes.
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Difficile à rentabiliser
Chez Mediagrif, qui exploite notamment le site de rencontres Réseau Contact et le site de petites annonces LesPAC, la gratuité n’est pas à l’ordre du jour. « Si on a décidé de s’en tenir au modèle payant, c’est parce que c’en est un qui est sain et qui nous permet d’assurer la pérennité de nos opérations, soutient Suzanne Moquin, vice-présidente de solutions consommateurs chez Mediagrif. Le modèle gratuit, pour nous, c’était quelque chose qui était déficitaire et se financer par la publicité, c’est peut-être possible pour les joueurs internationaux, mais ce n’est pas une sinécure. »
Bien que le site soit en concurrence avec des joueurs offrant une alternative gratuite comme Kijiji et Craigslist, le trafic de LesPAC serait stable. Tout comme serait celui de Réseau Contact, qui se retrouve de facto en concurrence avec des sites gratuits comme POF et OkCupid. « La gratuité n’est pas la bonne orientation pour Réseau Contact, soutient Suzanne Moquin. Nous misons plutôt sur l’amélioration du service ; par exemple, notre service à la clientèle valide chacune des fiches des nouveaux membres. »
Guestful, pour sa part, a vite constaté que déloger OpenTable serait plus difficile que prévu. La start-up montréalaise continue à offrir son service de réservation en ligne gratuitement, mais elle offre de nouveaux services, comme le pré-paiement, pour se démarquer d’OpenTable et générer des revenus : « Le défi, dans notre créneau, c’était celui d’atteindre une taille suffisante pour être capable de vivre en convertissant seulement une fraction de nos utilisateurs à une offre payante. » Or, contrairement à OpenTable, qui emploie des vendeurs locaux dans les villes où elle est présente, Guestful ne peut pas se permettre d’investir autant dans l’acquisition d’un restaurant.
Malgré les défis posés par la gratuité, la stratégie est d’une efficacité redoutable lorsqu’elle est appliquée par un acteur aux poches profondes. Jean-David Bégin, d’ailleurs, continue à croire que le modèle commercial d’OpenTable est condamné, mais estime que ce sont d’autres acteurs, comme les fournisseurs de système de points de vente, qui réussiront à imposer leur solution gratuite.
Jean-François Ouellet, professeur de marketing à HEC Montréal, croit lui aussi qu’il est difficile d’échapper la gratuité dans les marchés qui s’y prêtent. Selon lui, le meilleur moyen d’éviter d’être victime de la gratuité serait de l’embrasser: « La meilleure défense, dans la vie, c’est l’attaque, mais ça prend des nerfs, et ce ne sont pas tous les entrepreneurs qui en ont assez pour investir dans quelque chose au risque de se cannibaliser eux-mêmes », conclut-il.