Je ne fais pas partie de ceux qui remettent en question l’exceptionnel talent d’investisseur de Warren Buffett. Cependant, en tant qu’observateur des transformations économiques en cours, il m’apparaît évident qu’aucun jeune investisseur ne devrait imiter Warren Buffett. Non pas parce qu’il a tort, mais simplement parce que l’environnement technologique de 2015 est fondamentalement différent de celui de 1956, lorsque l’oracle d’Omaha a lancé son Buffett Partnership.
Ne serait-ce qu’en raison de la diminution de l’espérance de vie des entreprises, investir à long terme dans des entreprises déjà très matures n’est pas une idée géniale. Aussi, c’est précisément ce qu’a toujours fait Warren Buffett, qui a internalisé les principes exposés par Benjamin Graham dans L'investisseur intelligent. Notamment, Graham y recommande de seulement investir dans des sociétés versant un dividende et ayant dégagé un profit au courant de chacune des cinq dernières années fiscales.
Avec de tels principes, ce n’est pas étonnant que Warren Buffett ait déjà dit qu’il préfère ne pas investir dans les titres technos... ou si peu. Dans les faits, il l’a fait avec IBM en 2011, mais les titres alors achetés lui ont procuré un rendement négatif total de 9% en quatre ans. De toute évidence, il aurait mieux fait de s’en tenir à sa règle.
Les entreprises durent moins longtemps
Si la longévité d’IBM est exceptionnelle, ce genre de longévité est de plus en plus rare. En effet, en 1958, les 500 plus grandes sociétés américaines répertoriées par le S&P 500 conservaient ce statut en moyenne durant 61 ans; aujourd’hui, la moyenne a fondu à 18 ans selon Innosight. Cette statistique, du reste, n’illustre pas l’ampleur du phénomène, l’échantillon du S&P 500 n’étant pas représentatif du cycle de vie des sociétés fondées récemment.
Aujourd’hui, les sociétés les plus prometteuses attendent plus tard que jamais pour s’inscrire à la Bourse. De ce fait, la longévité moyenne au S&P 500 de 18 ans est maintenue artificiellement élevée. Par exemple, si Uber (50 milliards), Airbnb (25 milliards), SpaceX (12 milliards) ou Dropbox (10 milliards) étaient en bourse, pensez-vous que JC Penney (2,7 milliards) aurait encore sa place au S&P 500?
Et ce n’est pas que les grandes sociétés dont le cycle de vie a raccourci. Il semble que ce soit également le cas des jeunes start-ups, dont l’espérance de vie moyenne se mesure désormais en mois. La baisse constante des coûts de démarrage d’une start-up, qui semble baisser au rythme de la soi-disant loi de Moore (qui prévoit que la densité des processeurs double tous les deux ans), est ici en cause.
Cette baisse de coût a ainsi incité les investisseurs en capital de risque au stade de l’amorçage à multiplier le nombre de leurs investissements. Aussi, la longévité des start-ups semble être en chute libre, même s’il existe peu de statistiques sur ce phénomène. Au Royaume-Uni, toutefois, on note que le taux de survie d’une start-up un an après sa fondation a chuté de 96,5% à 86,7% entre 2006 et 2010. Si ces chiffres sont représentatifs, on parle ici d’une chute très rapide.
La loi de Moore, en plus de faire baisser les coûts de démarrage des start-ups, pourrait aussi accélérer le rythme auquel notre société innove. C’est du moins le point de vue du futurologue Ray Kurzweil, aujourd’hui directeur de l’ingénierie de Google, selon qui la croissance exponentielle de la puissance des ordinateurs est garante d’une innovation technologie elle aussi exponentielle. Il faut rester sceptique face à un tel enthousiasme, surtout que la loi de Moore semble aujourd’hui s’essouffler, mais il ne faut pas rejeter du revers de la main ce lien potentiel entre l’innovation et la puissance de calcul des ordinateurs.
Une tendance macroéconomique
Au-delà des ordinateurs, il semble que la réduction du cycle de vie des entreprises suive une courbe plus ou moins exponentielle, inversement proportionnelle à l’accélération du rythme de l’innovation. C’est une réalité qui semble se confirmer au niveau macroéconomique, et ce, bien avant l’apparition des ordinateurs. Dans les faits, les cycles de Kondratiev, dont l’économiste Joseph Schumpeter attribuait la cause aux innovations technologiques majeures, semble se contracter.
La durée des cycles de Kondratiev ne fait pas que décroître. Dans les faits, son taux de décroissance accélère, quoiqu’à un rythme qui n’est pas exponentiel. D’une durée de 60 ans entre la révolution des textiles et de l’énergie hydraulique en 1785 et celle de la vapeur et des trains en 1845, le cycle n’a duré que 40 ans entre la révolution de l’électronique en 1950 et celle du Web en 1990.
Dans les faits, plusieurs des sociétés fondées dans les années 1990 comme Google, Yahoo ou AOL, pour prendre des exemples poignants, semblent déjà avoir atteint le stade de la maturité ou du déclin, même si le cas de Google est moins clair. Peut-être même sommes-nous, sans le savoir, au début d’un cycle caractérisé par l’Internet des objets et/ou l’intelligence artificielle.
Quelle leçon les investisseurs doivent-ils tirer de cet exposé ? D’abord, ils ne devraient pas attendre, comme Benjamin Graham et Warren Buffet l’ont fait avec succès à une autre époque, qu’une société publique verse un dividende pour y investir. Ensuite, ils ne devrait pas se bercer de l’illusion qu’en se tenant loin des titres technos, ils soustraient leur portefeuille aux cycles de Kondratiev qui rétrécissent.
Dans les faits, les constructeurs automobiles font face à la triple menace de Tesla, Uber et Google et les institutions financières à celle de PayPal, Stripe, Square et de toutes les start-ups misant sur le bitcoin comme Blockstream. Dans les faits, qu’elles le veuillent ou non, les sociétés de tous les secteurs sont exposées aux révolutions technologiques majeures et les investisseurs devraient en prendre note. Aussi, si Warren Buffett était né dans les années 1980, il est fort à parier qu’il aurait développé des principes d’investissements différents… adaptés à son époque.