ANALYSE GÉOPOLITIQUE – À moins d’une surprise de taille, le candidat centriste Emmanuel Macron devrait devenir ce dimanche le prochain président de la France. Cette victoire sera alors saluée comme un retour à la normale, après l’élection de Donald Trump ou le Brexit. Or, c’est une erreur, car le monde dans lequel nous vivons est en train de changer et il ne sera plus jamais le même.
Il n’est pas question ici de sombrer dans le catastrophisme et les scénarios de fin du monde, mais simplement de faire preuve d’une certaine lucidité.
L’ordre international qui s’est graduellement mis en place après la Deuxième Guerre mondiale, et qui s’est accéléré avec la chute du communisme en Europe en 1989-1990, est en train de se lézarder.
Ces changements ne font pas les manchettes, car ils sont difficiles à cerner sans perspective historique.
Mais ils transforment nos sociétés.
Déclin des partis traditionnels de l’après-guerre
Tout d’abord, au niveau politique, nous assistons dans plusieurs pays au déclin des partis traditionnels qui gouvernent depuis 1945.
Le second tour de l’élection présidentielle en France, où s’affrontent Emmanuel Macron, le leader du mouvement En marche!, et Marine Le Pen, la leader du Front national, en est un exemple éloquent.
Depuis la fondation de la 5e république en 1958, c’est la première que l’on a un second tour où ni la gauche traditionnelle (le parti socialiste) ni la droite traditionnelle (la droite républicaine) ne sont présentes.
On assiste aussi à un repositionnement du vote des classes populaires sur l’échiquier politique dans plusieurs pays occidentaux.
Par exemple, pendant des décennies, les ouvriers ont en très grande majorité voté pour des partis socio-démocrates, voire d’extrême gauche.
Or, depuis quelques années, ils votent de plus en plus pour des partis d’extrême droite, comme le Front national en France.
Aux États-Unis, Donald Trump a été élu président en partie grâce au vote ouvrier. Ce qui lui a permis de remporter des États industriels comme le Wisconsin, traditionnellement acquis aux démocrates.
Selon plusieurs analystes, les partis traditionnels, mais surtout à gauche, sont responsables de ce changement d’allégeance politique, car ils sont de plus en plus déconnectés de leur base électorale.
Pour le magazine économique français Alternatives Économiques, les élites ont rejeté le peuple (mépris des classes populaires, réduction des impôts pour les riches, démantèlement des programmes sociaux, etc.), et elle paie aujourd'hui le prix de ce rejet.
«Nos sociétés finissent par subir les coûts de cet abandon. "Les pauvres", en fait tous ceux qui subissent ou se sentent menacés par le déclassement, en arrivent à se rebeller. La révolte passe aujourd'hui par le rejet de tout ce qui est étranger -l'immigré, l'Europe, la mondialisation- et ceux tenus pour responsables de leur situation, dans le désordre, le riche, Bruxelles, le patron, la Chine, l'énarque, l'homme politique, etc.»
La fin de la mondialisation heureuse
C’est ce qui explique pourquoi on assiste à un autre changement majeur, soit le déclin du soutien à la libéralisation du commerce international.
Non seulement les grandes négociations multilatérales à l’Organisation mondiale du commerce (OMC) sont sur la glace, mais les pourparlers pour conclure des accords de libre-échange bilatéraux sont de plus en plus difficiles.
La difficulté que le Canada a eue à finaliser une entente avec l’Union européenne (UE) en est un bel exemple, sans parler des critiques de Donald Trump et de plusieurs républicains à l’égard de l’ALÉNA.
Bref, l’esprit du GATT, l’accord qui a permis de relancer le commerce international après la Dépression des années 1930 et la Deuxième Guerre mondiale, est mort.
Nous assistons aujourd’hui à un retour en force de l’idéologie protectionniste, car le libéralisme ne semble plus capable de relancer l’économie.
Par exemple, depuis la récession mondiale de 2008-2009, les mesures protectionnistes se sont multipliées dans les pays du G20. Et les États-Unis, sous l'administration démocrate de Barack Obama, ont été le pays qui en a le plus adoptées, selon le Centre for Economic Policy Research.
La crainte du multiculturalisme
Autre changement majeur: l’immigration est perçue de plus en plus comme une menace dans plusieurs pays, même dans des pays d’immigrants comme les États-Unis et le Canada.
Et les partis populistes en profitent pour faire des gains politiques, souligne le think thank britannique Chatham House dans l’étude Right Response: Understanding and Countering Populist Extremism in Europe.
Ainsi, le populisme séduit des électeurs qui sont inquiets à propos de l'immigration et la diversité culturelle. Des électeurs qui ont l'impression que les immigrants, les minorités et le multiculturalisme menacent leur culture nationale.
D’ailleurs, les partis populistes mettent de plus en plus l'emphase sur des enjeux non économiques pour convaincre l'électorat de voter pour eux, selon une étude de la Harvard Kennedy School (Trump, Brexit, and The Rise of Populism: Economic Have-Nots and Cultural Backlash).
Quelle société demain?
Déclin des partis traditionnels, fin de la mondialisation heureuse, crainte du multiculturalisme… Les changements qui affectent nos sociétés sont majeurs. De plus, nous vivons dans un monde plus instable.
Cela dit, ce n'est pas la première fois que nos sociétés vivent des périodes de turbulences.
Tout au long de l’histoire, il y a eu des périodes beaucoup plus critiques, dangereuses ou tragiques qu'aujourd'hui telles que la Première Guerre mondiale, la Dépression des années 1930, la montée du fascisme, la Deuxième Guerre mondiale ou l’expansion du communisme.
Et, malgré tout, les sociétés occidentales ont réussi à se relever et à créer des institutions démocratiques, des programmes sociaux, tout en favorisant le droit des minorités et la protection de l’environnement.
L’avenir n’est pas déterminé à l’avance, et l’histoire ne se répète pas.
Peut-être aurons-nous une mondialisation plus humaine, une société plus égalitaire, une société qui s'occupe davantage des exclus et des personnes les plus fragiles.
Peut-être irons-nous vers l'écologisme ou le «capitalisme naturel», un mode de production qui tient compte des ressources limitées de la Terre contrairement au capitalisme dans sa forme actuelle.
Peut-être aurons-nous une société plus tolérante, mais qui dans le même temps ne sera pas complaisante envers l'intégrisme religieux et les attaques contre la laïcité, la condition essentielle du «vivre-ensemble».
Aussi, tout est possible dans le monde nouveau en gestation.
Il faut simplement réaliser qu’on assiste au crépuscule de l’ancien.