Une idée, c'est comme une petite graine. Elle ne peut naître et germer que si son environnement lui est favorable. Pas assez ou trop d'eau, et c'est la fin pour elle. Il en va de même si la terre n'est pas assez riche ou si l'air est vicié. L'illustration parfaite en est la façon dont est né Assassin's Creed III, fruit de trois années de travail acharné.
1. Conception
En janvier 2010, une équipe d'Ubisoft Montréal a été formée à partir d'une poignée d'employés. Sa mission, redoutable, à faire froid dans le dos : concocter Assassin's Creed III, la troisième histoire du jeu vidéo phare du groupe. Et, bien entendu, dépasser tout ce qui existe déjà comme jeu d'action et d'infiltration. Rien de moins.
Les membres de l'équipe se sont alors mis à réfléchir, tantôt chacun de son côté, tantôt ensemble. Ils se sont documentés, en revenant sur tout ce qui avait déjà été fait dans les autres jeux de la franchise (il y en a eu cinq jusqu'à présent). Bref, ils ont peu à peu défini leur «carré de sable». «L'idée de départ d'Assassin's Creed est que l'Histoire est un terrain de jeu. Il nous fallait donc trouver une période de l'Histoire encore jamais utilisée dans les jeux vidéo, afin de surprendre les joueurs», explique François Pelland, le producteur.
Résultat ? La guerre d'Indépendance des États-Unis, à la fin du 18e siècle. Le héros, Connor, est un métis, issu d'un immigrant anglais et d'une Mohawk. Il cherche à se venger du saccage de son village natal. Dans sa quête, il sera amené à parcourir la forêt sauvage, à découvrir Boston et New York, ou encore à rencontrer George Washington et le marquis de La Fayette.
«Au tout début, je voulais que le héros soit enragé, assoiffé de vengeance. L'idée a plu à certains, qui trouvaient ça nouveau pour Assassin's Creed. Mais, en en discutant avec d'autres, j'ai vite compris que personne n'aurait envie de s'identifier à un personnage en furie. J'ai donc laissé tomber mon idée», raconte Matt Turner, scénariste.
L'étape de la conception est impitoyable pour les idées. En quelques semaines, tout le monde émet des dizaines, des centaines d'idées. Elles sont brassées par les uns et les autres, puis tamisées par les têtes dirigeantes, si bien que les plus brillantes seulement traversent l'épreuve. «Nous sommes à ce stade-là de vrais tueurs d'idées, pour le bienfait du jeu», souligne François Pelland. Et Matt Turner d'ajouter, en riant : «À force de voir nos idées écartées, on finit par avoir la couenne dure, chez Ubisoft.»
2. Germination
En décembre 2010, un extrait vidéo de cinq minutes a été présenté à la haute direction d'Ubisoft. Il donnait la première vision de ce à quoi ressemblera le jeu. De lui dépendait l'avenir du projet : s'il n'était pas à la hauteur des espérances, le couperet serait tombé sans pitié, en dépit du temps et des efforts fournis.
Le feu vert a été donné. Les ressources nécessaires pour poursuivre ont été fournies, et l'équipe s'est subitement élevée à une centaine de personnes. Le nouvel objectif : développer les idées émises dans l'extrait vidéo, et surtout explorer de nouvelles voies technologiques afin de «renverser» les joueurs. «Le mot d'ordre était alors : trompez-vous ! Oui, trompez-vous, parce qu'il n'y a jamais d'innovation radicale sans erreurs, sans de nombreuses erreurs», dit Julien Laferrière, le producteur associé.
C'est comme cela que ceux qui vont incarner Connor pourront se battre avec de toutes nouvelles armes (arc, mousquet, tomahawk, etc.). Qu'ils pourront sauter de branche en branche comme cela n'a jamais été fait auparavant. Ou encore, qu'ils pourront chasser pour se nourrir. Et ce, avec un réalisme stupéfiant.
Ainsi, les joueurs pourront, entre autres, déambuler dans les rues de Boston comme elles étaient à l'époque. C'est-à-dire sales et boueuses. «Il n'y avait pas de système de canalisation, les gens jetaient leurs ordures par la fenêtre, lesquelles étaient englouties par les cochons et les chiens qui traînaient ça et là, en totale liberté. Tout ça, Connor en fera l'expérience», révèle Maxime Pelletier, l'assistant du directeur artistique, sourire en coin.
Le souci du détail a été tel que la pente des toits a fait l'objet de longs débats ! Les maisons du Boston du 18e siècle avaient des toits très pentus. L'équipe de la direction artistique a tenu à respecter ce détail dans le jeu. Mais voilà, il leur a été indiqué qu'aucun joueur n'aurait l'idée de s'y aventurer, de peur de tomber. «Nous sommes revenus à la charge, en disant que l'expérience n'en serait que plus excitante, surtout si l'on pouvait s'amuser à glisser sur les toits enneigés. Mais l'argument n'a pas suffi, et nous avons dû adoucir la pente des toits», concède Maxime Pelletier.
3. Poussée
En juin 2011, une nouvelle vidéo de 4 minutes a été présentée à la haute direction, qui a été emballée par ce qu'elle voyait. Le feu vert a été donné, et l'équipe a pu compter sur des renforts massifs, qui se sont comptés en centaines de personnes supplémentaires venues de Montréal et d'autres bureaux d'Ubisoft dans le monde. «La nouvelle mission était de transformer la vidéo de 4 minutes en 25 heures de jeu», dit François Pelland.
Pour cela, il a fallu bâtir le jeu à partir des idées présentées dans la vidéo, mais aussi en trouver de nouvelles. Et les deux producteurs ont innové pour cela. «J'ai toujours été séduit par l'idée du 20 % de Google : les employés peuvent consacrer tous leurs vendredis à des projets personnels. Et je me suis demandé comment on pourrait l'adapter à nous», dit Julien Laferrière.
Durant l'été 2011, tous les participants au projet Assassin's Creed ont donc eu leurs vendredis à eux. L'idée était de pouvoir lancer leur projet, en s'associant à d'autres, avec la certitude que, s'il pouvait s'appliquer au jeu, il serait étudié de près et peut-être retenu. Résultat : de la vingtaine de projets présentés, 17 seront présents dans le jeu.
Quelles idées? La possibilité pour Connor de se cacher dans la neige avant d'attaquer, de se déplacer sur l'eau en canot, d'attirer les animaux en leur offrant de la nourriture, ou de transpercer le corps d'un adversaire avec un mousquet et de tirer ensuite sur un autre. La possibilité d'interagir avec la foule (adresser un salut à un passant, etc.). Ou encore, le fait que les mouvements des lèvres correspondent aux mots prononcés, quelle que soit la langue utilisée (anglais, français, mohawk, etc.).
«Toutes ces idées valent de l'or. Nous ne regrettons pas une seconde d'avoir donné carte blanche à ceux qui le voulaient», souligne Julien Laferrière, en précisant que la formule devrait être réutilisée l'été prochain.
4. Floraison
Dans quelques semaines, le jeu va entrer en phase de «polissage» : l'équipe va peaufiner les moindres détails et vérifier qu'il n'y a aucun bogue de programmation. La pression se mettra à monter à mesure que le deadline va approcher.
Ce ne sera plus le moment de changer d'idées ou d'en trouver de nouvelles, car celles qui ont réussi à arriver jusqu'à cette étape sont forcément très bonnes. Restera donc à les regarder fleurir et se transformer d'elles-mêmes en fruits. Fruits que les joueurs pourront savourer cet automne. «Notre rêve est qu'ils soient émerveillés en découvrant Assassin's Creed III», lâche François Pelland, déjà fébrile.