«Le futur ne peut pas être prédit, mais il peut être inventé», a écrit Dénes Gábor, qui a remporté le prix Nobel en 1971 pour son invention de l'hologramme. Cette citation résume à merveille la raison pour laquelle le festival South by Southwest (SXSW) constitue une fenêtre exceptionnelle sur les technologies qui transformeront radicalement l'être humain et la société au cours des prochaines années. Plusieurs de ceux qui y prennent la parole sont des inventeurs qui ont déjà transformé le monde. Les Affaires vous présente ce que ces derniers entrevoient pour l'avenir. Au menu, un athlète mi-humain mi-robot, l'émergence des entreprises algorithmiques, des logiciels capables de créativité, des lieux publics qui s'adaptent à vous et même... l'immortalité.
Des membres bioniques pour être plus performant
L'Américain Hugh Herr rêvait de faire de l'escalade professionnellement. Un accident qui lui a coûté ses jambes à l'âge de 17 ans - lors d'une expédition au mont Washington - l'a toutefois amené à devenir directeur du groupe de recherche en biomécatronique au MIT Media Lab. Le chercheur, du reste, n'a jamais renoncé à son rêve. Grâce aux prothèses bioniques qu'il a conçues, il peut escalader des sommets plus vite qu'il ne le faisait avant son accident.
«Je me suis vite rendu compte que la partie artificielle de mon corps pouvait être modifiée ; je pourrais courir plus vite qu'un humain normal et, pourquoi pas, un jour voler», a lancé Hugh Herr, qui prédit que les handicaps disparaîtront avant la fin du 21e siècle.
Ceux qui s'étaient déplacés pour écouter la conférence de Hugh Herr à SXSW avaient du mal à détacher les yeux de ses jambes bioniques, qui rendent ses déplacements sur scène aussi naturels que s'il s'agissait de jambes biologiques. Contrairement aux autres prothèses sur le marché, ce sont de véritables chefs-d'oeuvre de robotique dotés de moteurs qui simulent les mouvements naturels des chevilles.
BiOM, une entreprise créée par Hugh Herr en 2007, commercialise d'ailleurs la cheville qu'il a conçue. L'inventeur, du reste, ne se limite pas à développer des technologies grâce auxquelles il peut égaler la performance de ceux qui sont en bonne santé. Il possède plusieurs paires de jambes bioniques qui lui permettent notamment de courir plus vite ou encore de faire de l'escalade d'élite : «Mes jambes d'escalade sont plus légères que des jambes biologiques, de sorte qu'avec la même force dans mes membres supérieurs, je me soulève plus facilement», a-t-il noté.
Pour Hugh Herr, certains patients pourraient augmenter leur qualité de vie si on ampute leurs jambes malades : «Nous essayons de sensibiliser les chirurgiens au fait que, quelle que soit la solution, l'important devrait être la qualité de vie du patient».
Hugh Herr pense que le prochain défi en matière de prothèses bioniques est d'être en mesure de les raccorder au système nerveux, de sorte qu'elles pourront être contrôlées grâce à la pensée, et même renvoyer des sensations au cerveau. Pour lui, ces innovations ne bénéficieront pas qu'aux personnes qui sont atteintes d'un handicap : «Ce sont les mêmes connaissances qui permettront d'augmenter les capacités des humains normaux, tant sur le plan athlétique que sur celui de l'esprit», conclut-il.
L'immortalité grâce aux biotechs
La conférence sur l'immortalité de Martine Rothblatt faisait partie des points culminants de l'édition 2015 de SXSW. La femme d'affaires, qui était un homme jusqu'à l'âge de 40 ans, a présenté une idée du futur teintée de ses convictions transhumanistes. Ce qui donne du poids à sa vision, c'est qu'elle a transformé deux fois plutôt qu'une sa conception futuriste en entreprises milliardaires.
En 1990, elle a fondé une société ayant l'ambition de diffuser de la radio par satellite : Sirius Satellite Radio. Même si sa vision a mis près de deux décennies à se concrétiser, aujourd'hui, Sirius XM (Nasdaq, SIRI, 3,86 $ US) est valorisée à plus de 22 milliards de dollars américains en Bourse.
La maladie de sa fille, qui souffrait d'hypertension artérielle pulmonaire, l'a amenée à quitter l'industrie des télécommunications pour celle des biotechnologies. Fondée en 1996, United Therapeutics (Nasdaq, UTHR, 174,91 $ US) a, elle aussi, mis du temps à concrétiser la vision de Martine Rothblatt. En 2013 toutefois, Orenitram, son médicament développé pour traiter l'hypertension artérielle pulmonaire, a finalement été approuvé par la FDA.
Aujourd'hui, l'entreprise valorisée à plus de 8 G$ US en Bourse s'active à mettre au point des porcs génétiquement modifiés dont les organes pourraient être transplantés dans des humains. «Au début, les cochons génétiquement modifiés ne pouvaient survivre que deux heures avec du sang humain ; aujourd'hui, c'est déjà huit jours», a noté Martine Rothblatt pendant sa conférence.
Pour Martine Rothblatt, la possibilité d'avoir accès à un bassin quasi illimité d'organes prêts à être transplantés rallongera l'espérance de vie de manière radicale. Selon elle, la prochaine étape est l'impression 3D d'organes, qui donnera la possibilité à chacun d'avoir accès à un nombre illimité d'organes créés sur mesure.
L'arrivée des ordinateurs créatifs
Malgré les pas de géant qu'on a fait en matière d'intelligence artificielle, les logiciels restent cantonnés à des tâches répétitives. Selon le physicien Stephen Wolfram, toutefois, les ordinateurs parviendront à être créatifs d'ici peu.
«Certains aspects de la créativité peuvent déjà être reproduits par les ordinateurs, et c'est une question de temps avant qu'on y arrive en donnant aux ordinateurs plus de contexte», a soutenu le pdg de Wolfram Research, une société américaine au revenu annuel dans les sept chiffres.
Véritable génie, Stephen Wolfram avait déjà écrit trois livres sur la physique des particules à 14 ans et décroché un doctorat, toujours en physique des particules, à 20 ans. Aujourd'hui cependant, il est surtout connu en tant que concepteur du logiciel Mathematica et du moteur de recherche misant sur l'intelligence artificielle, Wolfram Alpha.
Pour lui, la créativité est indissociable du bagage culturel et des besoins propres à l'humain. C'est la raison pour laquelle il a mis au point le langage de programmation Wolfram, qui est associé à l'immense base de données de Wolfram Alpha. Grâce à ce langage, le scientifique espère accélérer la progression des applications d'intelligence artificielle, puisque les programmeurs qui l'utilisent n'auront pas besoin d'enseigner à l'ordinateur, par exemple, ce qu'est un oiseau.
Brancher son cerveau... en ligne
En construisant un langage de programmation aussi proche que possible du langage humain, Stephen Wolfram souhaite démocratiser la programmation. «Dans le futur, on va continuer à essayer d'automatiser ce que les humains font déjà. De plus, on veut offrir un langage qui aidera les humains à décrire leurs objectifs et à expliquer aux ordinateurs comment ils peuvent les atteindre.»
À terme, Stephen Wolfram croit que les ordinateurs pourront accomplir tout ce dont le cerveau humain est capable. Le futur qu'il entrevoit en est donc un où les humains pourront pratiquement obtenir tout ce qu'ils veulent grâce aux ordinateurs. Dans ce futur, toujours selon lui, les humains pourront brancher leur cerveau directement en ligne et apprendre beaucoup plus rapidement : «Les machines vont nous aider à être nous-mêmes, mais en mieux», a-t-il prédit.
Atteindre l'immortalité en téléversant son cerveau sur le Web
Même si on peut repousser les limites du corps grâce aux technologies et en augmenter l'espérance de vie, c'est au-delà du corps que les apôtres de la technologie cherchent l'immortalité. Martine Rothblatt, pdg d'United Therapeutics, vise à atteindre l'immortalité en créant une copie numérique de son cerveau et de celui de son épouse Bina.
Martine Rothblatt ne veut d'ailleurs pas attendre de mourir pour parvenir à ses fins. Elle a ainsi fait développer un agent conversationnel (chatbot) programmé afin d'imiter la personnalité de sa femme. Cet agent conversationnel est associé à un buste robotisé de Bina, que Martine Rothblatt appelle BINA48 et qui affecte avoir des sentiments lorsqu'on lui parle. «Si une seule personne est capable d'aller si loin, avec tous ceux qui travaillent sur des logiciels d'intelligence artificielle, c'est pour moi inévitable qu'on y parvienne et que BINA48 évolue jusqu'au point d'avoir une cyberconscience.»
Martine Rothblatt n'est pas la seule à entrevoir un monde où on pourra créer des clones virtuels ou vivre éternellement sous la forme d'un logiciel. «Atteindre l'immortalité, je n'ai vraiment aucun doute qu'on va y arriver en téléversant notre cerveau dans un système numérique», a déclaré Stephen Wolfram dans le cadre de sa conférence à SXSW.
Malheureusement, Ray Kurzweil, qui a prédit que les humains pourraient exister sous une forme purement logicielle dans son livre The Singularity is Near, n'était pas de la partie à SXSW. Depuis qu'il est devenu directeur de l'ingénierie de Google, le pionnier de l'intelligence artificielle se fait plus discret.
Google et l'intelligence artificielle
Il faut dire que Ray Kurzweil, qui siège au conseil d'administration d'United Therapeutics, la société de Martine Rothblatt, est tout un personnage. À 15 ans, en 1963, il développait son premier logiciel, lequel était capable de composer des partitions de musique classique. Quinze ans plus tard, il fondait Kurzweil Computer Products, une entreprise dont la technologie de reconnaissance vocale est à l'origine de Nuance Communications (Nasdaq, NUAN, 14,08 $ US), aujourd'hui valorisée à 4,6 G$ US.
L'embauche de Ray Kurzweil prend tout son sens lorsqu'on se penche sur les acquisitions réalisées par Google au cours des dernières années. En 2014, le géant de Mountain View, en Californie, aurait déboursé plus de 400 millions de dollars américains pour mettre la main sur DeepMind Technologies. La start-up londonienne, qui travaillait à la création de réseaux neuronaux, soit des logiciels imitant le cerveau, n'avait alors aucun revenu.
Les investissements de Google contrastent avec les propos sur l'intelligence artificielle du président du conseil de Google, Eric Schmidt, à SXSW : «Tout ce qui dépasse un assistant virtuel plus performant que ce qu'on a aujourd'hui est de la pure spéculation», a-t-il lancé sur une des scènes du festival. Même s'il est permis d'avoir des doutes par rapport aux clones virtuels, il est surprenant que la vision de Google en matière d'intelligence soit aussi modeste. À moins que son président ne tienne de tels propos juste pour ne pas alerter l'opinion publique.
L'ère des entreprises algorithmiques
Le bitcoin, semble-t-il, n'est pas tant révolutionnaire comme devise que comme système. Pour le hacker américain Josh Klein, c'est la technologie derrière le block chain, le registre des transactions qui permet de s'assurer que chaque bitcoin n'a qu'un propriétaire, qui pourrait radicalement transformer le système économique et politique mondial. Concrètement, cette technologie pourrait faciliter l'émergence de contrats intelligents, susceptibles de lier de manière algorithmique le paiement d'une tâche contractuelle à son achèvement.
Par exemple, on peut imaginer qu'un portail de nouvelles en ligne veuille automatiser le recrutement de blogueurs externes. Plusieurs contrats intelligents pourraient alors être créés. Ces derniers pourraient préciser qu'un blogueur sur la plateforme sera rémunéré 500 $, en devises virtuelles, par tranche de 100 000 visiteurs attirés grâce à des contenus originaux. Même les blogueurs qui ne connaissent pas ce portail auraient l'assurance d'être payés, puisque ce montant serait en quelque sorte caché, grâce à la cryptographie, jusqu'à la conclusion du contrat.
Une fois le chiffre de 100 000 visiteurs atteint, le montant serait automatiquement versé au blogueur. Advenant que le directeur du portail (ou un algorithme) juge que le contenu produit par un blogueur n'est pas original, un mécanisme d'arbitrage pourrait être prévu au contrat. Il serait possible qu'un arbitre, qui pourrait très bien être un humain, se voie alors confier le mandat de décider si le travail du blogueur correspond ou non au contrat. En échange de son jugement, il pourrait percevoir 5 % de la valeur du contrat, qui lui serait automatiquement versé en devises virtuelles.
Les contrats intelligents seraient potentiellement des outils redoutablement efficaces dans les mains des entreprises, mais ils pourraient aussi faciliter l'émergence d'un tout nouveau type d'entreprises : les sociétés autonomes et décentralisées (decentralized autonomous corporation, en anglais). Ces organisations n'existeraient que sur Internet, mais rien ne les empêcherait de recourir aux services d'entreprises ou même d'humains par des contrats intelligents. Déjà, en Israël, un projet baptisé La'Zooz vise à bâtir un concurrent d'Uber en mettant sur pied une société autonome et décentralisée grâce au registre des transactions d'une cryptomonnaie créée à cette fin, le Zooz.
À Montréal, Blockstream pourrait faire en sorte que le bitcoin serve de plateforme à de tels projets. L'entreprise en démarrage, qui a complété une ronde de financement de 21 M$ US et dirigée en 2014 par le cofondateur de LinkedIn, Reid Hoffman, vise en effet à ajouter un composant au système bitcoin, les sidechains, qui soutiendrait notamment les contrats intelligents.
Évitement fiscal
Josh Klein est d'avis que les sociétés autonomes et décentralisées, presque impossibles à réglementer, remettent en question ni plus ni moins que le système politico-économique mondial. Par exemple, les États pourraient avoir du mal à imposer ces structures ainsi que les dividendes qu'elles verseront à leurs actionnaires.
De plus, Josh Klein croit que de telles sociétés pourraient être structurées de façon à permettre à une multitude d'entreprises, qui pourraient être vendues à une telle entité, d'éviter de payer de l'impôt tout à fait légalement. «Une telle organisation parapluie pourrait répartir les bénéfices de manière optimale dans le monde, a-t-il avancé. C'est une chose que les multinationales font déjà, mais qui deviendrait accessible aux PME.»
Dans ce contexte, les États, privés de recettes fiscales, pourraient être forcés à se moderniser pour attirer des citoyens... et des sociétés autonomes et décentralisées. Pour illustrer son propos, Josh Klein cite l'exemple de l'Estonie, qui permet à quiconque de devenir résident électronique et d'utiliser les services gouvernementaux et bancaires du pays par Internet.
Josh Klein entrevoit aussi un futur où les entreprises traditionnelles devront repenser leur structure pour être plus concurrentielles : «On vit dans une économie de marché où les ressources sont distribuées en fonction de l'offre et de la demande, mais à l'intérieur des entreprises, elles sont distribuées de façon hiérarchique», a souligné Josh Klein.
Vers des lieux publics personnalisés
Lorsqu'on surfe sur Amazon.ca ou qu'on se connecte sur Facebook, on ne s'étonne pas d'y retrouver du contenu personnalisé. On s'est même habitués à voir les mêmes publicités nous suivre sur des sites Web qui n'ont aucun lien entre eux. On est moins habitués, cependant, à voir notre environnement physique se modeler en fonction de notre présence, voire de notre humeur. C'est pourtant une tendance avec laquelle il faudra composer, à en croire différents intervenants de SXSW.
Et pour adapter un environnement à ceux qui le peuplent, il faut commencer par savoir reconnaître ces derniers. Grâce à des caméras, il est désormais facile de déterminer le sexe d'une personne ou ses émotions. Et ce, sans parler de la reconnaissance faciale. «Je peux acheter un Raspberry Pi [un nano-ordinateur] à 50 $ et y brancher des capteurs ; on parle de technologies très faciles d'accès», a soutenu Jonathan Belisle, associé de SAGA, une firme spécialisée en expérience interactive de Québec. Dans le cadre de la table ronde à laquelle il participait avec son associé Vincent Routhier, il a fait valoir qu'il était plus facile que jamais d'établir l'identité des gens dans les lieux publics.
SAGA organise surtout des expériences interactives à des fins de divertissement, mais elle compte aussi des clients dans l'industrie du détail. Jonathan Belisle nous a expliqué que les détaillants utilisent ces technologies pour diriger leurs clients dans la section qui correspond à leur sexe, ou encore pour afficher sur leurs écrans des images auxquelles ils sont susceptibles de répondre émotionnellement : «Les détaillants veulent savoir comment leurs clients se sentent à chaque étape de leur expérience de magasinage», nous a-t-il expliqué.
Les détaillants et les publicitaires sont aussi nombreux à se tourner vers la technologie iBeacon pour offrir une expérience plus personnalisée à leurs cibles. Concrètement, il s'agit d'un système de positionnement conçu pour l'intérieur qui repose sur des antennes Bluetooth (des balises électromagnétiques, ou beacons en anglais) qui peuvent aussi bien être placées dans des panneaux publicitaires que dans un étalage.
Grâce à cette technologie, les détaillants peuvent proposer des offres ciblées aux consommateurs lorsqu'ils se trouvent près d'une vitrine, par exemple. L'application mobile de SXSW utilisait d'ailleurs iBeacon de manière à ce que ses utilisateurs sachent quels participants se trouvaient à proximité, grâce à près de 1 000 balises électromagnétiques réparties sur les différents sites du festival à Austin.
Se réapproprier l'espace urbain
L'artiste numérique BC Biermann, durant une table ronde, a expliqué vouloir se réapproprier l'espace urbain grâce à la réalité augmentée. Concrètement, il s'agit de transformer la réalité en modifiant en temps réel, grâce à une application, les images captées par la caméra d'un téléphone ou d'une tablette.
Entre autres réalisations, BC Biermann a créé une application de réalité augmentée qui remplace les panneaux publicitaires du métro new-yorkais par des oeuvres d'art. Selon BC Biermann, le potentiel de la réalité augmentée n'a pas encore été exploré. Selon lui, la technologie deviendra incontournable lorsque les casques de réalité virtuelle et les lunettes comme Google Glass seront plus répandus.
En attendant, Deehubs, une jeune entreprise de Seattle, a pris l'initiative de modifier la réalité urbaine grâce à des projections à grande échelle. À ce jour, la start-up aurait diffusé quelque 15 000 éléments de contenus en provenance du grand public sur des immeubles de la région de Seattle. Elle permet à quiconque de s'emparer de l'espace urbain gratuitement, à l'exception des marques, qui devront payer pour ce privilège. Autrement dit, Deehubs s'inspire du modèle d'entreprise de Facebook, mais l'applique à l'espace urbain plutôt qu'à un site Web.