Helge Seetzen est un oiseau rare dans l'industrie du démarrage d'entreprises technologiques. À la tête de l'incubateur et accélérateur d'entreprises TandemLaunch, ce Québécois d'origine allemande établi à Montréal a développé un modèle qui pourrait bien révolutionner la façon dont on commercialise les bonnes idées issues des universités. Portait d'un inventeur-technologiste-entrepreneur-investisseur hors du commun.
Aux États-Unis, on parlerait du rêve américain. Arrivé à Vancouver en 1998 à l'âge de 20 ans pour étudier la physique à l'Université de la Colombie-Britannique, Helge Seetzen est devenu au fil des ans un entrepreneur et un capital-risqueur à succès. Son incubateur-accélérateur TandemLaunch trouve, déploie et commercialise des technologies audiovisuelles utilisées par les Samsung et les Sony de ce monde. Et son modèle d'entreprise pique de plus en plus la curiosité de l'industrie du capital de risque.
TandemLaunch est une drôle de «bibitte». Cette société investit non seulement dans la création de start-ups, mais les spécialistes de son équipe deviennent des cogestionnaires de ces entreprises en démarrage jusqu'à ce qu'elles volent de leurs propres ailes. «Notre modèle est assez unique», confie Helge Seetzen, un colosse de 36 ans qui dépasse d'une tête la plupart de ses collaborateurs, en nous faisant visiter ses installations de la rue Brewster, à Montréal.
TandemLaunch est méthodique. Avant d'investir dans une technologie, la société consulte des multinationales qui utilisent des technologies audiovisuelles afin de percevoir leurs besoins ou leurs problèmes. TandemLaunch sonde ensuite son vaste réseau de quelque 600 universités dans le monde pour trouver un étudiant ou un chercheur qui travaille à une technologie qui pourra satisfaire les attentes de ces multinationales.
L'inventeur de la technologie (ou le membre d'un groupe de chercheurs) vient alors s'installer à Montréal, dans les locaux de TandemLaunch, où il est encadré de spécialistes pour fonder une start-up. L'université de cet inventeur devient alors actionnaire de cette entreprise en démarrage, tout comme, bien entendu, TandemLaunch. Plus tard, d'autres investisseurs se joindront à l'actionnariat.
Chris Arsenault, associé principal chez iNovia Capital, un fonds de capital de risque montréalais spécialisé dans les technologies, estime que Helge Seetzen a révolutionné le modèle classique des entreprises en démarrage.
«Traditionnellement, les créateurs inventent, cherchent du financement et tentent de trouver une vocation commerciale à leur idée. Chez TandemLaunch, c'est le contraire ! On identifie un besoin, on trouve la solution, on la finance, puis on la commercialise pour le client.»
Brian King, professeur adjoint en management à HEC Montréal et spécialiste en capital de risque, souligne que le modèle de TandemLaunch est très intéressant, car il est justement un mix entre un incubateur et un accélérateur de start-ups. «Beaucoup d'entreprises ont besoin d'argent, mais elles ont surtout besoin de coaching pour grandir», insiste-t-il.
Rencontres marquantes à l'Université de la Colombie-Britannique
Le modèle de TandemLaunch s'inspire en grande partie de l'expérience que Helge Seetzen a vécue à l'Université de la Colombie-Britannique (UBC), où il a étudié la physique au tournant des années 2000. Du coaching et des conseils judicieux, le jeune étudiant qu'il était en a eu dès son arrivée à Vancouver, à l'été 1998.
Sans cet encadrement, sa vie et sa carrière d'inventeur, d'entrepreneur et d'investisseur auraient pu être fort différentes, admet-il.
Helge Seetzen a une pensée toute particulière pour Maria Klawe, l'ancienne doyenne de la Faculté des sciences d'UBC, aujourd'hui présidente du Harvey Mudd College, une institution californienne spécialisée dans les mathématiques, la physique, la biologie et l'ingénierie. «Cette femme m'a sauvé la vie !» lâche-t-il, avec des étincelles dans les yeux.
À son arrivée à l'UBC, Helge Seetzen doit passer un test d'admission à la Faculté de physique... en anglais, une langue qu'il ne maîtrise pas encore à l'époque. Catastrophe : il échoue. «Je comprenais la physique, mais je comprenais mal les longues questions du test», dit-il pour justifier ce résultat. On lui suggère alors poliment de retourner au secondaire pour suivre des cours d'anglais...
Le jeune homme originaire d'Oldenburg, une petite ville située au nord-ouest de l'Allemagne près de Hambourg, était découragé. Enfant unique d'une famille où personne n'était encore allé à l'université, il craignait de voir ses rêves de carrière universitaire partir en fumée. C'est à ce moment-là qu'il rencontre Maria Klawe, qui prononçait le lendemain de ce fameux test d'admission le discours de bienvenue aux nouveaux étudiants de l'UBC.
Cette sommité en informatique, qui siège depuis 2009 au conseil d'administration de Microsoft, prononce alors un discours inspirant, qui donne une surdose d'énergie au jeune Helge Seetzen. Marie Klawe affirme que tout est possible dans la vie, à la condition de faire les efforts nécessaires. Et pour appuyer son propos, elle apprend à jongler avec des balles devant les étudiants, amusés par sa maladresse qui s'estompera progressivement au cours de son allocution.
«C'était très inspirant. C'est pourquoi je suis allé la voir à la fin de son discours pour la remercier et lui parler de mes déboires, raconte Helge Seetzen. Malgré mes difficultés en anglais, elle m'a encouragé à poursuivre mes études en physique, insistant sur le fait qu'un établissement comme l'UBC se devait d'accueillir des étudiants étrangers.»
Elle lui suggère aussi fortement de rencontrer Lorne Whitehead, un chercheur-entrepreneur très dynamique qui dirige un laboratoire de recherche à la Faculté de physique de l'UBC.
Des encouragements et des conseils que Maria Klawe n'a jamais regrettés. «Helge était un étudiant magnifique à l'UBC. Il n'hésitait pas à travailler beaucoup plus d'heures que les autres étudiants. Il était incroyablement créatif dans ses recherches avec le Dr Whitehead, inventant une technique d'affichage qui a mené à la création d'une start-up», nous raconte-t-elle dans un courriel.
De chercheur à entrepreneur
Lorne Whitehead, professeur de physique à l'UBC, se souvient de Helge Seetzen comme d'un étudiant pas comme les autres, qui l'a impressionné dès leur première rencontre en 1998. «J'ai pressenti que c'était une personne intelligente, avec beaucoup de ressources, dotée d'un fort esprit entrepreneurial», dit-il dans un entretien téléphonique. L'étudiant travaille à temps partiel dans son laboratoire, qui fait des recherches sur la luminosité des écrans. Il déborde d'énergie et d'audace.
«C'est un bourreau de travail qui est très efficace. Il peut accomplir plus de choses que la plupart des gens pendant le même laps de temps.» En 2001, Helge Seetzen cofonde d'ailleurs Sunnybrook Technologies, une PME issue de ce laboratoire. Elle changera de nom en 2004 pour devenir Brightside Technologies, et ce, afin de commercialiser une technologie d'affichage LED pour les télévisions à écran plat - le dispositif HDR (high dynamic range).
Une technologie qui ne passe pas inaperçue dans l'industrie. En 2007, la société américaine Dolby Laboratories achète l'entreprise qui compte plus de 30 développeurs pour 28 millions de dollars américains, enrichissant ses propriétaires, dont M. Seetzen. Il était alors le principal actionnaire - il refuse toutefois de préciser combien d'argent il a empoché à l'époque.
«Helge était une personne très talentueuse, l'une des meilleures avec lesquelles j'ai eu le plaisir de travailler. Sans lui, Brightside n'aurait pas eu le même succès», dit Richard Mackellar, ancien directeur général de cette entreprise, qui est devenu associé partenaire chez Chrysalix EVC, un capital-risqueur canadien qui investit dans les technologies propres.
Après cette transaction, Helge Seetzen restera deux ans à l'emploi de la multinationale de San Francisco à titre de directeur du développement technologique, soit jusqu'en 2010. «Dolby voulait que je reste avec eux, mais j'ai préféré partir. Je suis un entrepreneur dans l'âme. Ce que j'aime, c'est créer des entreprises», dit-il.
C'est à cette époque qu'il décide de fonder TandemLaunch. Mais où l'installer ? À Vancouver, à San Francisco ? Le suspense ne durera pas longtemps.
Sa femme, Dominique Anglade, actuelle présidente de Montréal International, qu'il a rencontrée à Vancouver lors de ses études universitaires, étant originaire de Montréal, le choix de la métropole s'est rapidement imposé, raconte Helge Seetzen, sourire en coin.
Naissance de TandemLaunch
TandemLaunch est lancée officiellement en mars 2010. À ce jour, elle compte neuf entreprises dans son portfolio. Notamment Algolux, qui a développé une technologie offrant une qualité de photo professionnelle aux propriétaires de téléphones intelligents grâce à un nouveau type de lentille et de logiciel ; et MixGenius, concepteur d'un logiciel qui accomplit une bonne partie du travail d'un ingénieur du son.
La technologie de Mixgenius a été développée durant sept ans par une douzaine de chercheurs de l'Université Queen Mary, à Londres. La PME a d'ailleurs récemment gagné un prix lors du SXSW V2Venture, une conférence qui s'est tenue à Las Vegas en juillet.
Depuis mai 2013, MixGenius est dirigée par le fondateur d'Averna Technologies, Pascal Pilon, devenu capital-risqueur avec son fonds YUL Ventures (qui a une participation dans MixGenius).
Selon lui, la grande force de Helge Seetzen est de comprendre exactement ce qu'il faut faire pour qu'une entreprise puisse lever des capitaux et se développer rapidement. «Il saisit bien les enjeux liés au financement et à la propriété intellectuelle», précise Pascal Pilon.
TandemLaunch est le seul investisseur lors de la phase de création et d'incubation d'une entreprise dans ses locaux. C'est aussi à cette étape que des spécialistes de TandemLaunch assument des postes de cogestionnaires au sein d'une start-up. Une fois la PME officiellement lancée (elle commercialise un produit), TandemLaunch invite d'autres investisseurs. À ce moment-là, la start-up quitte habituellement les locaux de TandemLaunch, et les gestionnaires de l'incubateur-accélérateur se retirent progressivement des activités. Ils ne vont pas très loin, car ils siègent au conseil d'administration de la nouvelle entreprise.
Au total, TandemLaunch investit grosso modo 1 M $ dans chaque entreprise qui s'installe dans ses locaux au cours des trois phases de développement (création, incubation, lancement). Quand la start-up vole de ses propres ailes, l'incubateur-accélérateur reste un actionnaire important, mais non majoritaire, détenant environ le tiers du capital.
La mine d'or de la recherche universitaire
TandemLaunch commercialise uniquement des technologies audiovisuelles issues des universités, car c'est là que se trouve la poule aux oeufs d'or, selon Helge Seetzen. En 2011, 61 % des dépenses de 88 milliards de dollars américains investis dans la recherche aux États-Unis ont été faites dans les universités, selon les données du Max Planck Institute of Economics.
La R-D effectuée dans les universités est donc beaucoup plus élevée que celle faite directement par les gouvernements et les entreprises. À titre comparatif, la R-D de ces deux dernières catégories représentait respectivement 18 % et 16 % des dépenses totales de 88 G$ US. «Il y a donc beaucoup d'occasions d'affaires à saisir en tentant de commercialiser des idées issues des universités», insiste Helge Seetzen.
D'origine allemande, celui-ci s'inspire aussi du modèle d'innovation et de commercialisation de l'Allemagne (les universités et les entreprises y collaborent régulièrement) cité en exemple dans le monde entier, même aux États-Unis, pourtant un leader dans le domaine. La légendaire efficacité et la rationalité allemandes sont aussi des atouts, selon Helge Seetzen.
«Les Allemands font de très bonnes choses en matière d'innovation, notamment parce que les décisions sont basées sur l'analyse plutôt que sur les émotions. C'est ce qui m'inspire plus que tout dans le modèle allemand.»
Par exemple, lorsque TandemLauch met sur pied une start-up dans ses locaux de Montréal, la compétence prime sur le réseau professionnel ou sur les amis. Les personnes qui sont recrutées pour les différentes fonctions de l'entreprise (marketing, développement, gestion, comptabilité, etc.) sont toutes des sommités dans leur domaine. Le recrutement de Pascal Pilon, un entrepreneur accompli qui a remporté plusieurs prix, à la tête de MixGenius en est un bon exemple.
Une équipe du tonnerre autour d'une technologie d'envergure mondiale
Et ce n'est pas non plus le fruit du hasard si TandemLaunch se spécialise dans les technologies audiovisuelles. Certes, Helge Seetzen connaît bien ce domaine, dans lequel il a fait des recherches avec Lorne Whitehead à l'UBC. Cela dit, TandemLauch met aussi l'accent sur l'audiovisuel, car la spécialisation est payante pour les investisseurs - quel que soit le domaine.
Ainsi, plus un capital-risqueur est spécialisé, plus son rendement du capital investi à long terme est élevé, selon une analyse de la Fondation Kaufmann, qui a mesuré le rendement de sociétés d'investissement entre 1989 et 2011.
TandemLaunch a néanmoins des critères très rigoureux pour sélectionner une technologie qui réponde aux besoins de l'industrie ou qui contribue à résoudre les difficultés auxquelles elle est confrontée. Cette technologie doit être brevetée ou en mesure de l'être. Il faut aussi que ce soit une technologie «d'envergure mondiale», qui puisse être utilisée dans des multinationales.
«Si nous sommes capables de réunir une équipe solide autour d'une technologie de classe mondiale, nous faisons de l'argent. Je ne peux pas toujours prévoir combien, mais nous en faisons», assure Helge Seetzen, sans donner plus de détails à propos des cibles de rendement des investissements réalisées par TandemLaunch.
Malgré sa réussite, l'incubateur-accélérateur fait face à des défis. Par exemple, TandemLaunch pourra-t-elle reproduire ce modèle à grande échelle ? se demande Chris Arsenault. «À long terme, son défi, c'est d'appliquer son modèle d'affaires à 20, 50, 100 entreprises par an, au lieu de trois ou quatre. Pour l'instant, l'impact de TandemLaunch dans l'industrie des technologies reste somme toute minime», dit-il.
Pour sa part, Richard Mackellar est confiant quant à l'avenir de TandemLaunch, car son fondateur, dit-il, est une personne très intelligente, qui maîtrise à la fois les enjeux technologiques et les enjeux liés au développement des affaires. «Je pense que son entreprise aura un énorme succès et qu'elle deviendra un modèle que les autres suivront.»