Luis von Ahn veut transformer le secteur de l'éducation tout en luttant contre la pauvreté à l'échelle du monde. Cette noble mission, le pdg de Duolingo compte l'accomplir grâce à des applications d'apprentissage de langues, gratuites et sans publicité. Il pourrait bien y parvenir, tout en réalisant un profit au passage. Après tout, sa première start-up, reCAPTCHA, générait des revenus en forçant des millions d'internautes à transcrire des textes anciens sans le savoir.
«Nous voulions appliquer l'idée de reCAPTCHA à l'apprentissage de langues», explique Luis von Ahn, pdg de Duolingo. Professeur d'informatique à l'université Carnegie Mellon, à Pittsburgh, il a cofondé Duolingo avec son étudiant Severin Hacker, en 2011.
Le modèle de reCAPTCHA, acquise par Google en 2009, est le suivant. Avant d'accéder à un service en ligne, des internautes se voient contraints de transcrire les mots affichés à l'écran. En utilisant reCAPTCHA, ceux qui offrent ces services veulent s'assurer que leurs utilisateurs sont des humains, de manière à prévenir les attaques informatiques.
Duolingo, cependant, ne peut pas compter sur des internautes captifs pour traduire quelque 200 articles par jour pour le compte de CNN et BuzzFeed. Pour y parvenir, l'entreprise avait intérêt à élaborer un outil d'apprentissage... désirable.
«Le modèle d'entreprise d'un de nos concurrents est basé sur la vente de boîtes contenant des CD-ROM, illustre Severin Hacker, directeur des TI de l'entreprise. Ils ont ainsi tout intérêt à faire en sorte que vous achetiez la boîte, mais ça ne change rien pour eux si vous apprenez la langue ou non. Pour notre part, nous ne faisons de l'argent que si nos utilisateurs font des progrès.»
En effet, les utilisateurs qui choisissent de traduire des articles pour Duolingo le font après avoir suivi le cours d'anglais offert sur son application. S'ils maîtrisent la langue de sortie, qui est leur langue natale, leur compréhension du texte d'origine, qui est en anglais, dépend de l'efficacité du cours de Duolingo.
La seconde source de revenus de Duolingo, un test linguistique à 20 $, repose elle aussi sur l'efficacité du produit de l'entreprise. Pour vendre ses tests, Duolingo doit au préalable rendre ses étudiants assez habiles dans une langue pour qu'ils veuillent en fournir la preuve à une université ou à un éventuel employeur.
Pour Luis von Ahn, le modèle de Duolingo est aussi une manière d'améliorer le sort des plus pauvres... tout en faisant du profit. «La plupart des gens apprenant une langue seconde dans le monde sont des pauvres apprenant l'anglais pour sortir de la pauvreté. C'est donc assez ironique que les cours de langue et les tests comme le TOEFL soient traditionnellement très coûteux.»
Miser sur le tutorat individuel
Luis von Ahn avait beau enseigner l'informatique, il ne savait pas comment s'y prendre pour offrir un outil d'apprentissage des langues assez efficace pour permettre à Duolingo de prospérer. Il avait toutefois constaté de première main les limites de l'approche traditionnelle. Même s'il a suivi des cours de français à l'école, il n'a jamais réussi à s'exprimer dans cette langue.
Luis von Ahn et Severin Hacker ont ainsi fait table rase du passé pour concevoir Duolingo. «La seule raison qui fait en sorte qu'on enseigne de la même manière à tout le monde en classe est que c'est l'unique moyen d'enseigner à un groupe avec des professeurs humains. Pour notre part, nous visons à offrir un tutorat individuel pour accélérer l'apprentissage de nos utilisateurs.»
Avec 50 millions d'utilisateurs, dont 15 millions sont actifs, la start-up mise désormais sur une approche statistique pour peaufiner ses cours de langue. «Par exemple, pour savoir si on devrait enseigner les adjectifs avant les verbes, on peut procéder à un test en enseignant différemment à deux groupes et vérifier lequel a le meilleur rendement, illustre Severin Hacker. La différence, c'est qu'on peut faire ces tests avec des millions d'étudiants chez Duolingo, alors qu'un professeur doit se contenter de classes de 25 personnes.»
Un modèle applicable ailleurs ?
Le modèle unique de Duolingo, qui compte aujourd'hui 40 employés, semble promis à un bel avenir. Duolingo permet déjà d'apprendre huit langues à partir de l'anglais, comparativement à deux à partir du français. La start-up devrait en augmenter le nombre en faisant appel au grand public pour en ajouter de nouvelles. Interrogé à savoir si Duolingo débordera un jour de l'enseignement des langues, Luis von Ahn estime qu'il aimerait le faire d'ici un an ou deux.
L'enseignement de la programmation, toutefois, ne fait pas partie des plans du prof d'informatique. «Ça semble à une très bonne idée, mais dans les faits, il n'y a pas tant de gens qui le font.» Quoique moins sexy, c'est au problème de la littératie que Luis von Ahn aimerait bientôt s'attaquer.
Luis von Ahn considère qu'il est impensable que 800 millions d'êtres humains ne sachent pas lire. Pour lui, la lutte à l'analphabétisme est un moyen de combattre la pauvreté. «Ce serait génial d'enseigner la philosophie, mais pour changer le monde, je pense qu'enseigner à lire et à écrire est plus fondamental.»