Sarenza est le site de vente en ligne préféré des Français. Les lecteurs du magazine Que choisir - l'équivalent de Protégez-vous en France - viennent de lui décerner la première place. Pourtant, en 2007, Sarenza était au bord de la faillite. Hélène Boulet Supau et Stéphane Treppoz l'ont racheté et redressé. Depuis, quatre millions de clients le fréquentent, et on y trouve 50 000 produits.
Diane Bérard - En 2007, vous avez acheté et redressé une entreprise en faillite. Comment avez-vous établi les priorités ?
Hélène Boulet Supau - Nous n'avons rien priorisé, car tout était urgent ! Nous avons réalisé un nombre incroyable de trucs en même temps. La stratégie c'est bien, mais l'implantation c'est mieux.
D.B. - Certaines de vos décisions vont à l'encontre de la logique financière. Donnez-nous un exemple.
H.B.S. - Vous évoquez probablement le rapatriement de nos activités informatiques. Les anciens propriétaires les avaient sous-traitées en Inde. Nous les avons ramenées à Paris, et nous avons recruté des informaticiens locaux. Lorsque vous êtes en redressement puis en croissance et que vous souhaitez réaliser les choses rapidement, la distance devient votre ennemi. En traitant avec l'Inde, nous perdions chaque fois 24 heures. En apparence, cette décision nous a coûté plus cher. En réalité, elle a permis d'atteindre nos objectifs plus rapidement.
D.B. - Plusieurs de vos décisions visaient à reprendre le contrôle d'activités confiées à l'externe...
H.B.S. - En effet, avant d'acheter Sarenza, nous en avions fait l'audit. Nous savions ce qui coûtait trop cher, ce qui prenait trop de temps et ce qui nous empêchait d'être efficaces. Prenez le service client qui, lui aussi, était sous-traité. Placer un intermédiaire entre nous et le client nous faisait perdre du temps et de la justesse d'information. Nous étions tributaires de l'interprétation, par le sous-traitant, des problèmes de nos clients.
D.B. - Vous avez négocié les prix à la baisse avec votre nouveau prestataire logistique. Comment y êtes-vous arrivés ?
H.B.S. - D'abord, les anciens propriétaires payaient beaucoup trop cher pour ce service. Ils avaient mal négocié. Surtout étant donné que le sous-traitant possédait un entrepôt manuel. Ensuite, pour profiter d'un bon prix, il faut que votre partenaire ait une raison de vous l'accorder. Nous avons trouvé un fournisseur qui cherchait à relancer ses activités. Nous lui avons promis du volume en nous accompagnant dans notre croissance. Il a cru en nous. Et puis, ça l'arrangeait qu'on oeuvre dans le commerce électronique. Il cherchait à y mettre les pieds. Bref, nous avons trouvé un partenaire qui avait tout à gagner à nous offrir de bonnes conditions.
D.B. - Revenons en 2007. Qu'est-ce qui vous a fait croire que Sarenza valait la peine d'être redressée ?
H.B.S. - Je vais être franche, ma première réaction a été «Vendre des chaussures en ligne, c'est dingue !» Et le site était tellement moche. Puis, j'ai pensé : Zappos. C'est elle qui nous a inspirés, mon partenaire, Stéphane Treppoz, et moi. D'ailleurs, avant d'acheter Sarenza, nous avons visité Zappos pour comprendre son modèle et voir ses activités. Nous nous sommes dit que, si cette formule de vente de chaussures en ligne cartonnait aux États-Unis, ce succès pouvait être répété ailleurs dans le monde. Et puis, la chaussure est un marché important. On a plus de chance de réaliser du volume. En 2007, il était clair que le commerce en ligne était l'évolution du commerce. En achetant Sarenza, nous allions dans le sens de l'Histoire.
D.B. - Les histoires de faillite et de redressement sont parfois douloureuses. La vôtre a son côté sombre aussi...
H.B.S. - Nous sommes deux associés, Stéphane Treppoz et moi. C'est un ami de Stéphane, et cofondateur de l'entreprise, qui l'a appelé à la rescousse. Les créanciers réclamaient la fermeture de Sarenza. Stéphane et moi avons proposé un plan de redressement. Les financiers l'ont accepté... à condition que les trois fondateurs partent et que nous prenions la direction. Ça a été un moment douloureux. Deux des trois associés ont compris, pas le troisième. Une société a des besoins différents selon les étapes de sa vie. Cela s'applique aux compétences de la direction aussi bien qu'à celles du reste de l'équipe. Prenez le cas de notre équipe client. Nous en sommes au troisième directeur en huit ans. Le premier a lancé le service, mais il n'était pas à l'aise dans un rôle de gestionnaire. Le second avait le talent de gérer une petite équipe, mais pas une grande. Depuis que ce service compte plus de 30 employés, nous lui avons donné un nouveau gestionnaire.
D.B. - Avant Sarenza, toute votre carrière s'est déroulée en finance. À quel point ce passé vous a-t-il servi ?
H.B.S. - Il m'a servi et me sert tous les jours. Au bout du compte, il n'y a que le chiffre d'affaires et le cash qui comptent. L'entreprise doit «faire ses chiffres» et avoir suffisamment d'argent pour régler ses factures à la fin du mois. On y arrive avec les bons indicateurs, des prévisions justes et des suivis. Prenez les soldes, il faut bien choisir quoi solder et jusqu'où solder.
D.B. - En septembre 2014, Sarenza a lancé sa propre marque de chaussures. Pourquoi ? Votre site propose déjà 700 marques...
H.B.S. - Les distributeurs ont tous leur marque. Cela permet de combler les lacunes du marché. Notre marque Georgia Rose, par exemple, propose de très petites et de très grandes pointures. Et puis, chaque paire de chaussures de notre marque maison rapporte plus que celles des autres marques, car nous contrôlons tout. Il n'y a pas d'intermédiaire. Mais il faut être stratégique. Sarenza a attendu sept ans avant de lancer Georgia Rose. Il fallait d'abord gagner une légitimité comme expert de la chaussure.
D.B. - Au Québec, les petits détaillants, surtout en région, dénoncent la concurrence déloyale d'Internet. Ils n'arrivent pas à suivre...
H.B.S. - Soyons clairs, je prône l'achat local en boutique avant l'achat Internet. Quand on a un détaillant plaisant et compétent à proximité, c'est lui qu'il faut privilégier. Internet ne peut remplacer le plaisir d'acheter auprès d'un humain. Mais je suis consciente qu'il est exigeant de maintenir des stocks à la hauteur des attentes du client. Et puis, il y a la concurrence des sites Web qui cassent les prix. Ce n'est pas le modèle Sarenza, mais plusieurs sites le font.
D.B. - Le mois dernier, les lecteurs du magazine Que choisir ont nommé Sarenza, premier site de commerce électronique en France. Que cherchent les internautes lorsqu'ils magasinent en ligne ?
H.B.S. - Cela évolue. Il y a quelques années, les clients voulaient du choix. Plus, c'était mieux. Notre moteur de recherche permettait d'établir des sélections en fonction de huit critères différents. Aujourd'hui, les internautes veulent aller vite. Ce n'est plus le choix qui les attire, c'est la personnalisation. Il ne faut leur montrer que les articles qui correspondent à leurs goûts.
D.B. - Vous dites : «Ce n'est pas parce que les choses sont difficiles qu'on ne les fait pas. C'est parce qu'on ne les fait pas qu'elles sont difficiles». Expliquez-nous.
H.B.S. - Pour redresser Sarenza, on a fait des choses complètement dingues. Nous n'avons pas laissé les obstacles bloquer notre redressement. On s'est centrés sur nos objectifs et on a trouvé des solutions. Il faut avancer. Et être prêt à rater des choses, parfois.