À 29 ans, l'Australien Adam Garone et trois copains ont lancé le défi de la moustache aux hommes de Melbourne. Trente d'entre eux ont joué le jeu. Douze ans plus tard, Movember est devenu un événement phare de la philanthropie : 680 M$ US ont été recueillis depuis son lancement. En 2015, Movember amorce une diversification. Adam Garone est conférencier à C2 Montréal.
Diane Bérard - Comment avez-vous eu la drôle d'idée d'inciter les hommes à se faire pousser la moustache pour recueillir des fonds destinés aux cancers masculins ?
Adam Garone - Je suis Australien, alors naturellement l'idée est née autour d'une bière ! Mon frère et moi discutions des modes et des tendances. Il travaille dans le secteur du design. On se demandait si tout peut revenir à la mode, à condition de savoir s'y prendre. Nous avons décidé de tenter l'expérience avec la moustache. Nous avons mis les gars de Melbourne au défi de cesser de se raser tout le mois de novembre 2003, et nous avons nommé l'expérience «Movember». Trente gars ont embarqué. Ça a fait jaser. On s'est dit : et si on répétait l'expérience en lui donnant un but ?
D.B. - Vous avez rapidement massifié vos activités. Quel a été votre principal défi ?
A.G. - Lutter contre cette satanée étiquette «à but non lucratif» qui colle à notre secteur. Ça implique que le profit ne compte pas. Comment voulez-vous que Movember redistribue de l'argent aux organismes de recherche en santé si nous ne faisons pas de profit ? Nous visons le profit, le plus de profit possible.
D.B. - Movember est présent dans 21 pays. Comment vous y êtes-vous pris ?
A.G. - Nous avons une règle incontournable : nous attendons d'être invités pour nous implanter dans un nouveau marché. Ainsi, nous avons déjà des alliés pour nous ouvrir les portes. Ensuite, nous mettons le temps qu'il faut pour bien cibler nos partenaires. Implanter les activités canadiennes, par exemple, a exigé deux ans de visites aller-retour.
D.B. - Vous affirmez qu'il est plus difficile d'investir l'argent des dons que de le recueillir. Expliquez-nous.
A.G. - Movember redistribue l'argent qu'elle recueille à plus de 1 000 projets de recherche en santé masculine. Nous recevons beaucoup de demandes. Il faut bien choisir avec qui l'on s'associe. En fait, le véritable risque de notre organisation se trouve du côté de l'allocation, pas de la cueillette. Il en va de notre image et de notre crédibilité. Et le travail de nos spécialistes ne s'arrête pas à l'allocation. Ils doivent suivre l'impact de nos investissements pour rendre des comptes aux donateurs.
D.B. - En septembre 2014, le défi Ice Bucket, destiné à amasser des fonds pour la sclérose latérale amyotrophique (SLA), a monopolisé toutes les tribunes et canalisé beaucoup de dons. Cela a-t-il influé sur votre campagne 2014 ?
A.G. - Oui, nous en avons senti les effets.
D.B. - Comptez-vous y répliquer cette année ?
A.G. - Non, je considère le défi du sceau glacé comme un gadget. Ce n'est pas une véritable stratégie, ça se limite à un coup que l'on ne réussit qu'une fois. Ce n'est pas durable. L'an dernier, certains nous ont suggéré : «Pourquoi ne pas produire de fausses moustaches ? Ce serait amusant. Les hommes pourraient prendre des autoportraits et les publier sur les réseaux sociaux». Je refuse de tomber dans le piège du coup d'éclat ponctuel. Movember doit conserver son essence.
D.B. - Même les donateurs les plus assidus finissent par se lasser. Comment luttez-vous contre ce phénomène ?
A.G. - Vous avez raison, les donateurs se lassent, et encore plus à l'ère des médiaux sociaux alors que nous sommes sur-sollicités. Sans compter le fait que les organismes caritatifs et les fondations se multiplient. C'est pourquoi, en 2015, nous lançons une nouvelle activité que nous avons nommée «Move», soit les quatre premières lettres de Movember. «Move» pour bouger. L'activité physique représente une autre avenue pour remplir notre mission, soit la santé physique et mentale des hommes. C'est connu, bouger contribue à maintenir une bonne santé. Nous permettrons donc aux hommes, et aux femmes, de bouger pour amasser des dons.
D.B. - Pourquoi avoir choisi la santé masculine comme cause ?
A.G. - C'était une question d'offre et de demande. Des organismes caritatifs, il y en a beaucoup. Nous voulions ajouter une vraie valeur. Inspirés par le succès des femmes pour les initiatives liées au cancer du sein, nous avons fouillé du côté de la santé des hommes. Nous nous sommes rendu compte, entre autres, que les hommes vivent cinq ans de moins que les femmes et qu'ils sont plus nombreux à se suicider. Pourtant, il n'existe pas vraiment d'organismes philanthropiques centrés sur ces enjeux de façon holistique.
D.B. - Les hommes n'aiment pas aller chez le médecin et ils parlent peu de leur santé. Qu'est-ce qui vous a fait croire qu'ils se rallieraient à une cause liée à ce thème ?
A.G. - Vous savez, les hommes sont prêts à parler... à condition qu'on leur offre un environnement sécurisant et des circonstances favorables. Les hommes parlent lorsqu'ils pratiquent une activité entre copains, par exemple. La pousse de la moustache devient cette activité qui permet la conversation. Et l'humour, le cheval de Troie pour entrer dans leur intimité et les inciter à s'ouvrir. Faire pousser une moustache, c'est drôle.
D.B. - «Movember» a toujours été une activité masculine. Cette année, vous faites participer les femmes ; pourquoi ?
A.G. - Les femmes s'intéressent déjà à Movember. Elles ont la santé de leur conjoint, de leur père ou de leur fils à coeur. D'ailleurs, ce sont souvent elles qui poussent les hommes de leur vie à prendre rendez-vous chez le médecin ! Voilà plusieurs années que les femmes nous demandent comment elles peuvent contribuer concrètement à Movember. Move répond à cette demande et nous permettra d'augmenter notre impact.
D.B. - Ne risquez-vous pas de créer de la confusion et de diluer votre marque ?
A.G. - Je ne crois pas. Nous testons le concept depuis plusieurs mois déjà. Et puis, reposer sur un seul concept, un seul produit, comporte ses risques aussi. Nous avons pesé le pour et le contre, et nous avons estimé que la seule façon d'augmenter notre impact consiste à diversifier notre offre. Je ne crois pas que notre croissance passe par l'expansion géographique. Nous atteignons la limite. Il nous reste donc à enrichir notre gamme.
D.B. - Vous nourrissez de grandes ambitions pour Movember, et vous faites face à un défi de repositionnement. Quel est-il ?
A.G. - Les gens ont une vision réductrice de Movember. On nous considère encore comme un simple événement annuel. Comme si rien ne se passait chez nous en dehors de la campagne annuelle. Pourtant, Movember est devenu plus qu'un événement. C'est une fondation. Probablement la seule fondation au monde qui s'est donné comme mission la santé des hommes selon une approche holistique, soit celle du corps et de l'esprit. Il faudra travailler fort pour changer les perceptions à notre égard. Mais j'ai confiance. Il faut savoir raconter la bonne histoire. Nous en avons trouvé une la première fois, nous y arriverons encore.