En 2003, l'homme d'affaires français d'origine égyptienne Sylvain Orebi ne connaissait rien au thé. Avec sa famille, il négociait du café. Mais il est tombé sous le charme des boîtes de métal Kusmi, une marque russe sur le déclin. Son instinct lui a dit qu'il y avait là une occasion d'affaires. Il a mis deux ans à réveiller «la belle endormie». Aujourd'hui, l'entrepreneur de 57 ans lui dessine une carrière internationale.
Diane Bérard - En 2003, vous êtes tombé sous le charme de cinq petites boîtes de métal. Comment avez-vous senti qu'elles pouvaient devenir une vraie marque ?
Sylvain Orebi - Mon coup de foudre pour la belle endormie s'est passé à l'épicerie du grand magasin Le Bon Marché, sur la rive gauche, à Paris. Dès que j'ai vu les boîtes de thés Kusmi, j'ai senti qu'on pouvait réveiller cette marque. Après quelques recherches, trois facteurs ont confirmé mon instinct. D'abord, une formidable histoire. À l'ère du stroytelling, j'avais une histoire toute faite sous la main ! Une histoire romanesque à souhait dans laquelle un petit paysan fuit sa campagne sur fond de révolution. À Saint-Pétersbourg, il trouve l'amour et la fortune. Son patron lui offre une boutique de thés en cadeau de mariage. Ajoutez à cela un emballage extraordinaire, à la fois baroque et contemporain. Et, pour finir, des mélanges de thés riches. Mais tout ce potentiel était latent. Il n'y avait que moi qui m'en rendais compte. Les rares clients, eux, ne voyaient que de jolies boîtes, pas une marque.D.B. - Comment réveille-t-on une marque endormie ?
S.O. - J'y ai mis deux ans et demi. Il est aussi long de réveiller une marque que d'en créer une. Il faut prendre tous ses éléments et les remettre à niveau. Le mot d'ordre est «uniformiser». Prenons les mélanges de thés. Au fil des ans, ils avaient été modifiés pour utiliser des ingrédients moins coûteux. J'ai retrouvé les recettes originales et j'ai remis les bons arômes. Même chose pour les boîtes. Petit à petit, elles avaient perdu leur éclat et manquaient de cohérence. Le texte était tantôt en russe, tantôt en français. Et puis, la production était restée trop artisanale pour être rentable. Les étiquettes étaient encore collées à la main avec un bâton d'écolier ! On a automatisé.
D.B. - Vous avez beaucoup augmenté le prix de vos thés. C'était risqué, non ?
S.O. - Pas vraiment, puisque je partais à la conquête d'un nouveau marché qui ne consommait pas Kusmi. Garder ou non les anciens clients m'importait peu.
D.B. - Vous avez bâti votre marketing sur les codes de la cosmétique et non sur ceux des boissons. Expliquez-nous.
S.O. - Je savais que le thé pouvait être autre chose qu'une boisson de vieille Anglaise. Pour moi, c'est avant tout une boisson qui fait du bien. Alors, plutôt que de présenter le thé comme un produit de saveur, j'en ai fait un produit de bien-être. Et j'ai trouvé un bureau de presse spécialisé en beauté pour en faire la promotion. Kusmi s'est retrouvée dans la jolie presse féminine. Une couverture en adéquation avec notre nouvelle clientèle cible, une femme urbaine et active qui veut se faire du bien. Ça a été une réussite.
D.B. - C'est tout de même en rupture avec l'image traditionnelle du thé ?
S.O. - Je suis un adepte de la rupture en affaires. Mais pas la rupture révolutionnaire. La rupture qui a du sens. Et celle de Kusmi en avait.D.B. - Comment naissent les idées de rupture ?
S.O. - Il faut probablement venir de l'extérieur du secteur. Avant Kusmi, j'étais négociant de café. Le thé, c'était un nouveau monde pour moi. Je l'ai abordé en regardant devant plutôt que derrière. J'ai tenté d'en faire une boisson du 21e siècle. Par exemple, j'ai créé des boutiques plus jeunes pour attirer ceux qui n'osaient pas pousser les portes d'un tel commerce.
D.B. - En plus de la marque, il faut gérer la gamme. Comment vous y prenez-vous ?
S.O. - Nous conservons une gamme restreinte, environ 80 thés. En 2004-2005, j'ai élagué considérablement, ne conservant que ce qui contribuait à former un tout cohérent. Puis, j'ai développé la gamme Detox, sept thés collés à notre image bien-être. Un mélange de maté et de thé vert. Depuis, nous lançons un nouveau thé par année.
D.B. - Vous préparez une primeur pour le mois d'octobre. De quoi s'agit-il ?
S.O. - Nous lancerons un thé de Noël, Tsarevna. C'est ainsi qu'on désigne la fille du tsar. Ce sera notre premier thé événementiel, c'est-à-dire éphémère. Il reviendra chaque année pour la période des fêtes, sous un emballage différent.
D.B. - On entend beaucoup parler des caprices du prix du café. Qu'en est-il du prix du thé ?
S.O. - Le café est un produit coté, il se négocie sur les marchés à terme, d'où son prix erratique. Le prix du thé, lui, est fixé de gré à gré. Il évolue plus lentement. Mais son prix augmente de manière continue, car l'offre ne répond pas à la demande. Même les Chinois et les Indiens se mettent à boire plus de thé !
D.B. - Quelles tendances influencent la consommation de thé ?
S.O. - Trois clientèles sont en croissance : les jeunes, les consommateurs des pays émergents - ceux qui buvaient déjà du thé montent en gamme - et les hommes.D.B. - La marque québécoise DavidsTea connaît un grand succès, au Québec et au Canada. Elle est même présente aux États-Unis. Qu'en est-il de la concurrence des marques locales ?
S.O. - Je connais bien DavidsTea. Elle s'est inspirée de nous. On trouve des marques locales fortes dans plusieurs pays, mais il n'y a pas de marque de thé mondiale. Une marque que l'on retrouverait avec bonheur dans tous les hôtels. Comme il en va du café. Notre stratégie est donc mondiale. Elle se déploie indépendamment de la concurrence locale. Et puis, le marché est grand et en croissance. Il y a de la place pour tout le monde.
D.B. - Votre thé est un produit premium et non un produit de luxe. Quelle est la différence ?
S.o. - Le premium, ou haut de gamme, c'est le luxe accessible. Le luxe est exclusif, il exclut certains consommateurs. Le thé ne peut pas exclure. C'est un produit de bien-être, de partage.
D.B. - Qu'est-ce que le Café Kousmichoff ?
S.O. - C'est une occasion d'affaires que j'ai saisie. Le local au-dessus de ma boutique des Champs-Élysées s'est libéré. J'ai décidé d'en faire un café qui raconte l'histoire de Kusmi. Je jongle avec l'idée d'ouvrir des Cafés Kousmichoff dans les grandes capitales. Mais restaurateur, c'est un autre métier. Il faut que j'y mette le temps.