La société française Clarins est une anomalie dans le secteur de la cosmétique. Pionnière des produits à base de plantes, elle n'a pas d'égérie et ne carbure pas à la nouveauté. La famille Courtin-Clarins a calqué le rythme de l'entreprise sur celui de la nature. J'ai rencontré Christian Courtin-Clarins, président du conseil de surveillance, lors de son passage à Montréal.
Diane Bérard - Pour ses 60 ans, Clarins passe sur le mode offensif. Pourquoi ?
Christian Courtin-Clarins - Clarins est une petite maison par rapport à des concurrents comme L'Oréal et Estée Lauder. Mais nous possédons de nombreux atouts que les clientes ont oubliés au fil des décennies. Il est temps de les réaffirmer et de les mettre en évidence. Nous vivons ce qui se produit chez de nombreuses sociétés pionnières, on en arrive à trouver nos différences normales et on n'en parle plus.
D.B. - Petite dans une industrie de géants, Clarins veut réaffirmer ses différences. Quelles sont-elles ?
C.C.-C. - Clarins est la seule marque dont toutes les crèmes possèdent un filtre antipollution. Et puis, Clarins est née dans un institut de beauté. Nous sommes d'abord une marque de soins. Nous allons investir dans notre réseau de skin spas. Et, surtout, Clarins a longtemps été la seule à employer des plantes pour la fabrication de ses produits, plutôt que des molécules chimiques. C'était notre avantage concurrentiel. Or, on commence à nous copier de tous les côtés. Mais nous avons une longueur d'avance, il faut le rappeler.
D.B. - Il y a trois ans, vous avez lancé un chantier de modernisation. Pourquoi ?
C.C.-C. - Pour injecter de la modernité dans la marque. Clarins était une marque rassurante et authentique, mais plus tellement moderne. C'était la marque de maman. Mon père, qui a fondé l'entreprise, avait comme philosophie «tout dans la crème, rien dans le packaging». Aujourd'hui, on se rend compte que le plaisir de la vue compte. On a donc modifié nos packagings pour les rendre plus séducteurs.
D.B. - Vous avez des objectifs ambitieux...
C.C.-C. - Nous sommes numéro un en Europe, avec 16 % du marché. Il faut le rester. Et nous nous donnons cinq à dix ans pour l'être aussi dans les Amériques et en Asie, où nous naviguons entre la quatrième et la sixième position.
D.B. - Vous allez surinvestir dans les Amériques. Pourquoi ?
C.C.-C. - En Europe, on se maintient. Tandis qu'en Amérique, particulièrement au Canada, on croît chaque année. Nous déplaçons donc des budgets de votre côté de l'océan Atlantique. On investira davatange en publicité, en remise d'échantillons, en création de comptoirs, etc.
D.B. - Pourquoi Clarins a-t-elle quitté la Bourse en 2008 ?
C.C.-C. - Nous sommes entrés en Bourse en 1984 pour financer nos nouveaux laboratoires tout en demeurant indépendants. Le meilleur moyen était de faire appel à l'argent public. À cette époque, la finance était au service de l'industrie. À partir de l'an 2000, le rapport s'est inversé. L'industrie a commencé à se mettre au service de la finance. On présentait nos résultats tous les ans. Puis, tous les six mois. Puis, tous les trois mois. On ne juge pas un marathonien tous les 100 mètres. Après l'entrée en Bourse, Clarins s'est retrouvée avec une majorité d'investisseurs sans intérêt particulier pour la société. Des boursicoteurs qui adoraient et alimentaient les rumeurs sur celle-ci. Cette rumeur constante déstabilisait notre équipe. Nous avons quitté la Bourse pour pouvoir faire du long terme, de la recherche et rémunérer notre personnel comme il le mérite.
D.B. - Vous dites «c'est lors des années difficiles qu'il faut donner des bonis». Expliquez-nous.
C.C.-C. - Quand le marché explose, les rendements vont de soi. Il est facile de bien rémunérer. Mais quand les temps sont durs, on exige davantage, et certains employés se donnent à fond. Cela ne se voit pas dans les chiffres, mais c'est souvent parce qu'ils se sont donnés qu'on a limité les dégâts.
D.B. - Quitter la Bourse n'a pas tout réglé. Il y encore des rumeurs sur Clarins. On vous présente parfois comme une proie (LVMH, Shanghai Jahwa), parfois comme un prédateur (Caudalie, Nuxe)...
C.C.-C. - Le couple fondateur de Caudalie vit une aventure extraordinaire. Il ne me viendrait pas à l'idée de les acheter. Nuxe, c'est différent. Nous avons déjà un lien, puisque nous distribuons ses produits. Et puis, l'actionnariat est plus vaste, moins cerné que celui de Caudalie.
D.B. - Vous êtes un petit acteur dans une industrie de géants. Comment cela influence-t-il votre stratégie ?
C.C.-C. - Nous cultivons notre mentalité d'entrepreneur, ce que nos concurrents ne sont pas. Et nous misons sur notre agilité pour saisir les occasions d'affaires. Vous savez, il y a plein de gens intelligents, mais peu de gens qui font les choses.
D.B. - Votre avantage concurrentiel, des produits à base de plantes, s'effrite. On vous copie. Comment réagissez-vous ?
C.C.-C. - Nous travaillons les plantes depuis 60 ans. Nous entretenons des associations étroites et durables avec des fermiers dans les coins les plus reculés de la France. Chaque année, nous achetons toute leur récolte. Ils reconnaissent la contribution de Clarins aux économies locales. Et puis, comme on connaît bien les plantes, nous savons que, pour les soins de la peau, les plantes sauvages sont plus efficaces que les plantes cultivées. Alors, nous avons aussi tout un réseau de cueilleurs de fleurs et de fruits de plantes sauvages. Nous possédons aussi une expertise en plantes pionnières, celles qui recolonisent un endroit qui a été détruit. Et, finalement, nous avons en banque des plantes que personne ne connaît. Nous les sortirons de notre chapeau lorsque ce sera nécessaire.
D.B. - Comment Clarins joue-t-elle le jeu de la publicité contre des concurrents qui ont bien plus de moyens ?
C.C.-C. - On ne le joue pas. Nous refusons le diktat de la nouveauté qu'impose notre industrie. Clarins suit un rythme plus lent. Nous lançons un nouveau produit s'il s'agit d'une véritable amélioration.
D.B. - Quand on fabrique des soins pour la peau, le vieillissement de la population est une bénédiction...
C.C.-C. - C'est sûr que notre force est la fermeté de la peau. Mon père disait «un petit derrière ou un gros derrière, de petits seins ou de gros seins... si c'est ferme, ça va !»
D.B. - Avec ses plantes, Clarins ne craint pas d'avoir l'air trop médicale dans un univers glamour ?
C.C.-C. - Tous les jours, la femme se retrouve démaquillée devant son miroir. Sans une belle peau, le maquillage c'est joli, mais ce n'est pas beau. D'ailleurs, Clarins ne vend pas des produits de maquillage, nous vendons des embellisseurs.
D.B. - Parlons relève. Votre frère et vous avez quatre filles dans la jeune vingtaine dans l'entreprise. Il n'y a qu'un poste de président...
C.C.-C. - Nous avons tout prévu. Nous avons formé un groupe de trois sages à qui nous avons demandé de suivre l'évolution de nos filles, de les former, de les guider. Et nous leur avons délégué le choix final afin qu'il ne repose pas sur nos émotions de pères. Pour que le choix soit le meilleur pour l'organisation.