L'automne dernier, Les Affaires vous présentait des entrevues avec Alain Bouchard et Pierre Beaudoin sur la gestion d'une multinationale. Voici une autre rencontre dans la même veine.
Vêtements de Sport Gildan est l'une des rares entreprises québécoises à pouvoir porter le qualificatif de multinationale sans rougir. Avec ses revenus de 2,2 milliards de dollars américains et ses 37 000 employés, la société occupe une place significative dans un marché hautement concurrentiel. Glenn Chamandy, fondateur et pdg du géant des t-shirts et sous-vêtements, a rencontré Les Affaires dans ses bureaux pour discuter de gestion.
Les Affaires - Vous réalisez une grosse partie de vos ventes aux États-Unis et fabriquez principalement à l'extérieur du Canada. Comment cela se reflète-t-il dans votre structure ?
Glenn Chamandy - Gildan est une entreprise globale. Notre siège social, où travaillent environ 200 personnes, est toujours situé à Montréal, mais nous avons créé des groupes d'exploitation : Vêtements imprimés, à la Barbade, Vêtements de marques, en Caroline du Sud, Fabrication de textile, au Honduras, et notre nouvelle division Filature, en Caroline du Nord. Notre approche est complètement différente de celle de nos concurrents, principalement les américaines Hanes et Fruit of the Loom. Leur stratégie est de tout centraliser à leur siège social, où ils gèrent le quotidien de leurs usines de fabrication, situées dans les mêmes coins du monde que nous. Nous avons adopté une stratégie différente et choisi de donner du pouvoir aux équipes de direction locales.
L.A. - Avez-vous décidé à un certain moment de simplifier l'organisation ou ça a toujours été comme ça ?
G.C. - Au départ [en 1984], nous ne faisions des affaires qu'au Canada, y compris pour notre fabrication. Puis, nous avons évolué, et sommes devenus une entreprise mondiale. Aujourd'hui, moins de 4 % de nos ventes sont réalisées au Canada. Nous avons dû trouver comment nous développer afin de devenir un fabricant à faible coût, ce qui a été un très grand changement pour nous. J'aime l'expression «à Rome, faites comme les Romains». Pour vendre en Europe, par exemple, nous avons des vendeurs européens. Et depuis 20 ou 25 ans, nous avons travaillé à construire le meilleur réseau de fabrication. Nous avons choisi l'Amérique centrale pour plusieurs raisons, mais surtout parce que ça nous donnait accès à tous les marchés où nous voulions vendre (Europe, États-Unis, Mexique, Amérique latine), avec un transport simple et sans quotas. Puis, nous avons fait la même chose pour l'Asie, où les traités commerciaux sont différents, et avons choisi le Bangladesh. Nous avons toutefois des bureaux, avec des employés locaux, dans les différents pays où nous faisons des affaires. Ça permet d'être local sur le plan du marketing, des ventes et des relations avec les clients, tout en ayant une approche globale dans la fabrication. C'est beaucoup plus simple à gérer de cette façon.
L.A. - Centraliser la production et gérer les ventes localement est plus simple, dites-vous, même si tout ça se fait loin de vos bureaux. On aurait tendance à penser que c'est plus difficile...
G.C. - C'est plus facile, parce que c'est moins fragmenté. Nous avons 12 millions de pieds carrés d'espace de fabrication et de distribution au Honduras. C'est énorme ! Or, vous pouvez gérer de grandes usines de façon plus efficace. L'autre avantage de l'Amérique centrale est que mon équipe et moi pouvons y être en quatre heures et demie. C'est à l'étranger, mais pas tant que ça. Après tout, aller à Vancouver prend cinq heures ! De plus, il n'y a pas de décalage horaire. En fait, c'est assez près de nous pour nous permettre de n'avoir que des employés locaux, mis à part le vice-président principal. Tous mes vice-présidents et mes directeurs d'usine sont Honduriens, Salvatoriens, Costaricains... C'est important que ce soit des gens qui comprennent la culture locale, parce que nous traitons avec des humains : nous avons près de 40 000 employés.
Notre avantage est que nous avons construit là-bas, avec le temps, une équipe capable de gérer l'entreprise à mesure qu'elle grandit. Vous seriez surprise ! Plusieurs de nos dirigeants locaux ont été éduqués aux États-Unis. Ils ont une très bonne éthique et connaissent les standards nord-américains, même s'ils habitent en Amérique centrale. Pour moi, ce n'est pas un environnement offshore [extraterritorial] : c'est un endroit fantastique où faire des affaires. Notre étendue géographique aurait pu représenter un défi, mais c'est notre plus grand avantage, puisque nous avons trouvé une bonne façon de fonctionner.
L.A. - À quel point la gestion est-elle décentralisée ?
G.C. - Ceux qui se rapportent à moi, par exemple le président de Vêtements imprimés, gèrent toutes les activités de leur division. Je travaille en étroite collaboration avec eux, bien sûr, mais ils sont autonomes et responsables. Nous disons toujours que ce qui rend notre entreprise unique, c'est que nous donnons suffisamment de corde aux gens pour qu'ils puissent se pendre. Il n'y a pas de bureaucratie ici. De moi à l'opérateur dans l'usine de filage, par exemple, il n'y a que six personnes. Dans le groupe des ventes, il n'y a que quatre niveaux. Les gens ont beaucoup d'autonomie et savent qu'ils peuvent apporter une réelle contribution. Et cette attitude n'est pas juste la mienne : je l'encourage dans toute l'organisation, jusqu'aux ouvriers dans les usines.. C'est pour ça que nos employés de longue date aiment beaucoup travailler ici.
L.A. - Quel est votre rôle, comme pdg ?
G.C. - Je passe la majeure partie de mon temps à réfléchir à nos stratégies. C'est une des particularités de notre entreprise : nous regardons toujours en avant, jamais en arrière. Notre bilan est très prudent, alors que nous sommes une compagnie en croissance. Ces deux caractéristiques sont rarement réunies, mais cela s'explique chez nous par le fait que nous étions totalement sous-capitalisés avant d'entrer en Bourse [en 1998], lorsque nous étions encore une entreprise familiale. Avoir un bilan aussi solide aujourd'hui nous donne la chance de penser à long terme seulement. Aussi longtemps que je serai là, je m'assurerai de conserver ce luxe.
Je suis aussi, en quelque sorte, le gestionnaire RH ultime. Mon job est d'aller un peu partout et de veiller à ce que notre équipe de gestionnaires se développe. Je voyage beaucoup afin de m'assurer de maintenir la culture. C'est le plus grand défi : conserver ce qui a fait notre succès, et faire en sorte que ce succès continue.
L.A. - Faites-vous encore beaucoup de rencontres en personne ?
G.C. - Oh oui, beaucoup ! Je voyage probablement 50 % de mon temps. Je fais le tour de toutes nos usines une fois par mois. Je seconde aussi notre équipe des ventes lorsque nous avons des rencontres stratégiques avec nos gros clients.
L.A. - Quel est votre rôle auprès des clients ?
G.C. - J'accompagne les vendeurs seulement lorsque nous négocions avec la haute direction. Une partie du succès de la vente est de vendre non seulement le produit, mais aussi l'entreprise. C'est là que j'entre en scène. Ma présence fait sentir aux clients qu'ils sont importants pour nous. Nous sommes dans le marché des très grands volumes, donc nos clients veulent être certains que nous avons la capacité financière et les installations pour répondre à leurs besoins. Pour Wal-Mart, notre plus important client au détail, un de nos plus grands avantages est notre taille. Nous aurions la capacité de faire un milliard de dollars de ventes avec Wal-Mart. Combien d'entreprises pourraient supporter un aussi gros volume ? Nos marchés se sont consolidés : il y a de moins en moins de clients, mais ces derniers sont de plus en plus gros. Il y a donc plus de dépendance de part et d'autre.
L.A. - Qu'apportez-vous comme pdg au volet fabrication de l'entreprise ?
G.C. - Probablement qu'un de mes atouts principaux est de pouvoir prendre un produit et concevoir une façon de le fabriquer. Notre succès repose en grande partie sur notre capacité à toujours offrir la meilleure valeur au client. Je passe donc beaucoup de mon temps à réfléchir à notre plateforme de fabrication. Encore une fois, dans une perspective à long terme. Nos investissements dans la filature [achat et modernisation de deux usines, et construction projetée de trois autres dans le sud-est américain], par exemple, ne visent pas seulement à diminuer nos coûts. Ils nous donneront un avantage concurrentiel dans le futur, en offrant une meilleure qualité.
L.A. - À quel point planifiez-vous à long terme ?
G.C. - Chaque année, nous mettons à jour notre plan sur cinq ans et nous le soumettons à notre conseil d'administration. Nous le divisons en deux parties : la stratégie et les prévisions financières. Nous séparons les deux, parce que nous voulons comprendre la situation dans son ensemble, le big picture, pas seulement les chiffres. Parfois, vous ne devez pas vous préoccuper des chiffres, mais de la direction vers laquelle évoluent les choses.
L.A. - Est-ce un défi pour vous de vous dégager du court terme pour vous concentrer sur le long terme ?
G.C. - Non, pas du tout. Le seul moment où je regarde le court terme, c'est quand nous avons un problème, par exemple une rupture de stock. Mon équipe s'occupe du court terme et fait appel à moi de façon efficace et stratégique.
L.A. - Comment choisissez-vous vos collaborateurs ?
G.C. - La plupart travaillent dans l'entreprise depuis très longtemps, souvent depuis les années 1980 ou 1990. Ils ont acquis de l'expertise et une grande sagesse, ce qui est très important. Selon moi, l'expérience dans l'entreprise compte autant que les capacités intellectuelles. Nous essayons donc de développer nos gens à l'interne le plus possible. Si nous devons recruter à l'externe, nous tentons le plus possible d'embaucher à un niveau où nous pouvons faire grandir les gens, plutôt que de les parachuter au sommet. Lorsque nous embauchons un dirigeant nous disons toujours que la période d'apprentissage est de pratiquement trois ans. Avant de prendre des décisions éclairées, qui cadrent vraiment avec l'entreprise, ça prend du temps. Quelqu'un qui reste trois ans, toutefois, reste souvent à vie. Parce que pour ça, il faut être motivé, avoir de la drive, et ne pas avoir peur de se mouiller !
L.A. - Comment prenez-vous les décisions importantes dans l'entreprise ?
G.C. - Nous en discutons beaucoup. Nous avons une excellente communication et ne prenons jamais une décision si elle ne fait pas l'unanimité. Même si je suis le pdg ! Et lorsque nous sommes tous d'accord, nous appliquons toujours la règle des 48 heures : nous ne faisons rien durant ce délai, afin de continuer à réfléchir. Et je peux vous dire qu'assez souvent, nous modifions légèrement la stratégie après cette période. C'est ce qui nous permet de toujours aboutir à la bonne décision et de diminuer notre risque. Cela dit, nous bougeons plus vite que quiconque dans notre industrie. Nos concurrents ont besoin de six mois pour prendre une décision, alors que ça nous a pris six semaines pour acheter Gold Toe [un fabricant de chaussettes américain acquis pour 350 M $ US en avril 2011].
L.A. - Gildan risque-t-elle de devenir si grosse qu'elle sera difficile à gérer ?
G.C. - Non. La clé est de diviser l'entreprise en morceaux. Chaque division peut mener des projets en parallèle, sans être bloquée par ceux des autres. Nous sommes positionnés plus que jamais pour grandir. Toutes nos divisions ont d'excellentes perspectives de croissance interne, mais en plus, nous avons les capacités financières d'accélérer cette croissance en réalisant des acquisitions.
L.A. - Dans quelle mesure participez-vous aux acquisitions ?
G.C. - Je suis très engagé. Je n'achèterai aucun équipement, terrain ou usine sans l'avoir vu de près. Lorsque mon équipe a fait la vérification diligente et formulé des recommandations, mon rôle est de l'écouter et de m'assurer qu'elle a pris la bonne décision. Je veux comprendre ce que nous achetons, parce que je gère l'entreprise comme si c'était mon argent. C'est important, c'est ce qui nous différencie.
L.A. - Que dites-vous aux gens qui remettent en doute l'idée que vous êtes vraiment une entreprise canadienne ?
G.C. - Apple ne fabrique aucun de ses téléphones aux États-Unis... Dans un marché mondial, vous devez fabriquer vos produits là où c'est le plus adapté. Nous ne fabriquons pas au Honduras à cause des salaires ; nous fabriquons là parce que c'est un excellent endroit où faire des affaires. Nous avons de l'espace pour construire de grandes usines et automatiser. De plus, les gens veulent travailler pour nous là-bas, parce que nous leur permettons de faire partie de la classe moyenne.
L.A. - Une chose qu'on a critiquée est votre structure fiscale...
G.C. - Nous payons l'impôt canadien sur les ventes faites au pays, mais la réalité est qu'une faible partie seulement de nos ventes sont réalisées au Canada.
Nous fonctionnons comme toutes les multinationales du monde : nous payons nos impôts dans les pays où nous avons des activités. Notre division Vêtements imprimés est réellement installée à la Barbade. Le président habite là, tout comme le groupe marketing, les finances, les relations avec la clientèle... Notre bureau là-bas comprend 150 personnes ! Comme toutes les entreprises, nous cherchons à créer la plus grande valeur pour nos actionnaires, et les taxes et impôts représentent une grosse part de notre structure de coûts. Nous essayons donc de choisir des juridictions qui permettent de les minimiser, dans la mesure où cela cadre avec l'exploitation de l'entreprise. Nous sommes très à l'aise avec nos façons de faire.
***7,4 G $ - Le titre de Gildan s'échange maintenant à 60,60 $ en Bourse, une hausse de 73 % sur trois ans. Sa valeur boursière atteint maintenant 7,4 milliards de dollars.
***89,6 - L'an dernier, Gildan a réalisé 89,6 % de ses ventes aux États-Unis, 7,4 % en Europe et 3 % au Canada.