Les traditionnels chocolats de la Saint-Valentin ont un arrière-goût amer quand on sait qu'ils pourraient bien être le fruit du travail forcé d'enfants dans des plantations de cacao. Les entreprises de l'industrie chocolatière du Québec ont conscience du problème, mais éradiquer l'exploitation d'enfants de leur chaîne d'approvisionnement est un défi colossal. Des solutions existent toutefois, à condition de s'en donner les moyens.
Geneviève Grandbois parle avec assurance lorsqu'il est question de son entreprise et de ses produits chocolatés. Par contre, son ton est moins assuré lorsqu'elle parle de la chaîne d'approvisionnement en cacao des Chocolats Geneviève Grandbois et de la possibilité qu'il y ait des fournisseurs qui forcent des enfants à travailler. «Leurs réponses sont politiquement correctes ; nous n'avons toutefois rien qui nous garantis ou qui nous prouve quoi que ce soit...»
Reconnue pour la finesse de ses produits, Chocolats Geneviève Grandbois n'importe pas directement son cacao. Elle s'approvisionne auprès de fournisseurs européens comme Cacao Barry (Barry Callebaut), Valrhona et Michel Cluizel, et ce, même si elle possède une plantation au Costa Rica. À ce jour, son entreprise n'a importé que 3 kilogrammes (kg) de cacao issus de cette plantation, qui est utilisée pour tester différents cacaoyers.
L'entrepreneure québécoise n'est pas la seule à douter de l'intégrité de sa chaîne d'approvisionnement. On se pose aussi des questions chez Euro-Excellence, un distributeur de chocolats européens au Canada, dont l'unique entrepôt au pays est situé à Candiac, sur la Rive-Sud de Montréal. Et quand les réponses ne sont pas satisfaisantes, on n'hésite pas à renoncer. «On ne travaille pas avec certains gros fournisseurs, car nous manquons d'information sur leurs pratiques», admet Nicolas Libbrecht, vice- président exécutif.
Faute de faire vérifier sur place chacun des maillons de sa chaîne d'approvisionnement, la société dit se fier au cahier des charges, un document détaillant les pratiques du fournisseur, dont la chaîne d'approvisionnement des fabricants de chocolat dont elle distribue les produits. C'est ce que font la vaste majorité des entreprises du Québec qui distribuent ou fabriquent du chocolat, d'après nos recherches.
Le hic, et ce qui explique les doutes des chocolatiers, c'est que leurs fournisseurs de cacao s'approvisionnent en matières premières dans des pays d'Afrique, d'Amérique latine ou d'Asie, où des enfants travaillent dans les plantations. En Afrique occidentale seulement, on estime que 1,8 million d'enfants récoltent le cacao, selon une étude récente de l'université Tulane, en Louisiane.
Or, souvent, il s'agit de travail forcé. Le problème est particulièrement criant en Côte d'Ivoire, le plus important pays producteur de fèves de cacao du monde.
Selon l'Unicef, 600 000 enfants sont impliqués dans la production de cacao dans ce pays, dont 98 % dans des plantations familiales. Il est difficile de trouver des statistiques sur les enfants qu'on force à travailler. Le département d'État américain estime qu'environ 10 000 enfants sont esclaves ou victimes de trafic humain en Côte d'Ivoire.
Assainir la chaîne d'approvisionnement
Que ce soit au Canada ou en Europe, les entreprises chocolatières commencent à faire des efforts pour réduire le travail forcé des enfants dans leur chaîne d'approvisionnement en cacao ou en chocolat. Et elles le font pour plusieurs raisons.
D'une part, pour des préoccupations éthiques. Ensuite, pour suivre la tendance du marché, car un nombre croissant de consommateurs demandent du chocolat équitable, ce qui signifie notamment qu'il exclut le travail forcé des enfants. Le marché du chocolat équitable demeure toutefois marginal : il représente 1,2 % du cacao récolté dans le monde, selon l'organisation de certification Fairtrade International.
Finalement, les sociétés chocolatières font des efforts afin de redorer leur image, entachée par des reportages ou des ouvrages très critiques à l'égard de certaines pratiques de leur industrie, surtout en Afrique, comme Chocolate Nations: Living and Dying for Cocoa in West Africa.
Après des années de progression rapide, la consommation de produits de cacao certifiés Fairtrade a légèrement décliné en 2012 au Canada, à 1 642 640 kg. Il n'y a pas de statistique par province. Cela dit, le marché québécois est en transformation.
En 2012, le distributeur de produits équitables Equita, propriété d'Oxfam-Québec, qui vendait notamment du chocolat, a fermé ses portes en raison de nouveaux concurrents comme Café Van Houtte, dont tous les cafés sont certifiés équitables. «Ça devenait un risque financier pour nous», dit la porte-parole d'Oxfam- Québec, Justine Lesage, en confiant qu'Equita a été victime de l'engouement pour les produits équitables, en quelque sorte.
Chez La Siembra, une coopérative d'Ottawa qui commercialise au Canada les chocolats équitables Camino (certifiés par Fairtrade Canada), exploiter une chaîne d'approvisionnement propre, sans le recours au travail forcé des enfants, est sa raison d'être. Car sa mission n'est pas seulement de faire des profits, mais de faire le bien, insiste Mélanie Broguet, responsable du marketing et des communications de La Siembra.
«Notre mission, c'est de remettre la dignité de l'homme au centre des échanges et de commercialiser de façon plus juste.» Aussi, elle comprend qu'une entreprise uniquement motivée par les profits puisse trouver difficile d'exploiter une chaîne d'approvisionnement totalement équitable, car cela a un coût.
Dans le cas de La Siembra, cela veut dire vendre ses tablettes de chocolat équitable en épicerie environ 30 % plus cher que le chocolat conventionnel. Et la coopérative de 13 employés ne roule pas sur l'or. «Notre marge bénéficiaire est très serrée», confie son collègue François Borne, directeur des ventes et de la chaîne d'approvisionnement.
D'une part, parce que La Siembra ne bénéficie ni des économies d'échelle ni du pouvoir d'achat des géants de l'industrie, comme la société suisse Nestlé, qui a enregistré des revenus de 92,2 milliards de francs suisses (113 G$ CA) en 2012. D'autre part, parce que les ingrédients pour fabriquer son chocolat sont de qualité et biologiques, et cela augmente les coûts de production.
Et même si La Siembra s'approvisionne en cacao surtout en Amérique latine, elle n'hésite pas à se procurer du cacao en Côte d'Ivoire. «Dans ce cas, il faut que la coopérative locale que nous avons repérée comme fournisseur soit auditée, et qu'elle soit certifiée par Fairtrade. [...] On ne boycotte pas un pays ; on préfère les encourager et les sensibiliser», dit Mélanie Broguet.
Geneviève Grandbois affirme pour sa part qu'elle n'utilise pas de cacao provenant de la Côte d'Ivoire, car les essences de ce pays sont davantage utilisées pour la production de masse de chocolat. Elle pense que les grands fournisseurs de cacao et de chocolat auraient tout intérêt à garantir - avec des certifications reconnues - que leur chaîne d'approvisionnement exclut le travail forcé d'enfants.
Une pratique qui pourrait même les rendre plus attrayants aux yeux de PME comme la sienne. «Je pense que ce serait vraiment intelligent et une plus-value, maintenant que les gens sont conscients d'avoir une certification expliquant que leurs produits ont été faits dans des conditions qui sont bonnes pour l'humanité.»
Sans l'éradiquer, il existe des entreprises qui ont réussi à grandement éliminer le travail forcé des enfants dans leur chaîne d'approvisionnement. Valrhona, un fabricant français de chocolat qui distribue ses produits au Canada, mais dont l'unique usine est en France, fait partie de ces cas d'exception.
«En ce moment, 80 % de nos approvisionnements en cacao sont certifiés par Fairtrade, RainForest et UTZ. Et en 2015, ce sera 95 %», affirme Quentin Chapuis, responsable commercial au Canada, établi à Montréal. Le cacao qui n'est pas certifié - 20 % pour l'instant - est celui que la société achète auprès des grands commerçants internationaux.
Les employés de Valrhona visitent aussi régulièrement toutes les plantations auprès desquelles elle s'approvisionne en cacao, du Brésil au Ghana en passant par Madagascar. Ce qui permet à l'entreprise de s'assurer qu'on n'y force pas des enfants à travailler tout en s'assurant du respect de ses normes de qualité. Elle y arrive, par exemple, grâce à de la formation donnée aux exploitants des plantations.
Le rôle des poids lourds du secteur au Québec
À noter toutefois que Valrhona n'achète que 0,1 % de la production mondiale de cacao. Un petit acteur, donc, par rapport à la société suisse Barry Callebaut, qui en achète 23 %. Ce poids lourd est le premier producteur de chocolat du monde ; il a une usine à Saint-Hyacinthe, et ses revenus se sont élevés à 4,9 milliards de francs suisses (6 G$ CA) en 2012-2013.
Cette usine exporte toutefois la quasi-totalité de sa production aux États-Unis. Cela explique en partie la raison pour laquelle le chocolat est le troisième poste d'exportation agroalimentaire du Québec, après le porc et le soya, selon l'Institut de la statistique du Québec. De plus, la province importe de plus en plus de cacao de la Côte d'Ivoire, par exemple.
De 2008 à 2012, nos importations de la Côte d'Ivoire ont doublé, à 105,3 millions de dollars. Selon des sources de l'industrie, Barry Callebaut est le principal importateur dans la province.
L'entreprise fournit plusieurs chocolatiers au Québec, dont Chocolats Geneviève Grandbois. Joint par Les Affaires, le directeur commercial de Barry Callebaut au Canada, Jean-Jacques Berjot, n'a pas pu répondre à nos questions, car il n'en avait pas l'autorisation. Il nous a adressé au siège social de la société à Zurich, en Suisse.
Le porte-parole Jens Rupp affirme dans un courriel que Barry Callebaut essaie «de combattre ce problème» par ses propres moyens, tout en participant à des programmes, dont l'International Cocoa Initiative, qui vise à réduire le travail des enfants. «Nous sommes d'avis que la solution réside dans le combat contre la pauvreté dans les pays producteurs de cacao.»
Barry Callebaut a aussi son propre programme, Cocoa Horizons, afin d'améliorer le rendement des producteurs de cacao et, par le fait même, d'augmenter leurs revenus. L'entreprise offre aussi à ses clients du chocolat certifié équitable (sans l'apport du travail forcé des enfants) par des organisations reconnues comme Fairtrade, UTZ et Rainforest Alliance. Barry Callebaut admet toutefois que ce sont des produits de niche, qui représente 5 % de sa production totale.
Nestlé Canada, un autre gros importateur de cacao au pays, dit aussi faire des efforts pour réduire le travail des enfants, selon la vice-présidente aux affaires corporatives, Catherine O'Brien. En 2012, la multinationale a, par exemple, demandé à la Fair Labor Association (FLA), un regroupement américain, d'évaluer sa chaîne d'approvisionnement en Afrique occidentale.
La FLA lui a remis un rapport contenant 11 recommandations afin d'éliminer le travail des enfants. «Ils ont visité des plantations et repéré les enfants à risque. Travaillent-ils dans des conditions sécuritaires ? Vont-ils à l'école ? Ils [les gens de la FLA] sont nos yeux et nos oreilles», souligne Catherine O'Brien.
À ce jour, Nestlé indique avoir au Canada quatre marques certifiées sans travail d'enfants : KitKat, Aero, Coffee Crisp et Smarties.
Des efforts jugés insuffisants
Isabelle St-Germain, directrice générale adjointe chez Équiterre, un organisme québécois faisant la promotion des choix écologiques et socialement acceptables, admet que certains transformateurs de cacao et producteurs de chocolat font des efforts pour réduire le travail forcé des enfants. Mais du même souffle, elle se demande pourquoi les grandes multinationales comme Barry Callebaut ou Nestlé n'en font pas plus pour abolir cette pratique. «C'est inadmissible qu'il y a ait encore des enfants qui soient forcés de travailler sur des plantations de cacao en 2014 !»
Selon elle, par leur taille, les géants de l'industrie pourraient réellement améliorer les choses s'ils mettaient vraiment l'épaule à la roue pour tenter d'éradiquer ce problème.
Par exemple, Barry Callebaut injectera 40 millions de francs suisses (49 M$ CA) sur 10 ans dans son programme Cocoa Horizons, soit quatre millions de francs suisses par année. Cela représente 0,08 % de son chiffre d'affaires annuel.
La complexité de l'industrie en Afrique
Le système de production de cacao dans les pays en développement est très complexe, souligne Jordan Lebel, professeur à l'École de gestion John-Molson de l'Université Concordia. Selon ce spécialiste de l'industrie du chocolat, cela peut expliquer pourquoi les grands producteurs ont de la difficulté à réduire de manière significative le travail forcé des enfants. «En Côte d'Ivoire seulement, il y a environ un million de producteurs !» rappelle-t-il.
Les Barry Callebaut et Nestlé de ce monde s'approvisionnement souvent auprès des coopératives de producteurs de cacao, ce qui leur permet de centraliser leurs achats. C'est alors un défi de s'assurer que la matière première provient uniquement de plantations ne forçant pas des enfants à travailler. «Souvent, des coopératives amalgament des récoltes [afin de pouvoir livrer toutes les quantités demandées]», souligne Jordan Lebel, qui a visité plusieurs plantations.
Difficile dans ce contexte de garantir des approvisionnements équitables. Même la Fair Labor Association estime que les entreprises qui achètent du cacao en Côte d'Ivoire, par exemple, et qui veulent éliminer le travail des enfants ne peuvent avoir la certitude d'être prémunies contre une telle situation.
Les cas de La Siembra et de Valrhona montrent toutefois que des entreprises peuvent malgré tout réduire de manière importante - voire éliminer de leur chaîne d'approvisionnement - le travail forcé des enfants. Cela dit, les efforts déployés par les grandes multinationales auraient été impensables il n'y a encore pas si longtemps. ,
Le font-elles parce qu'elles sont devenues socialement responsables ou parce qu'elles voient plutôt que c'est la direction prise par le marché ? «C'est un mix des deux», dit Mélanie Broguet, de La Siembra. Dans d'autres entreprises, la lutte pour éliminer le travail forcé des enfants est carrément devenue une philosophie d'affaires. «Notre but, c'est faire un chocolat qui fasse du bien. Du début à la fin. Mais quand on dépend d'autres fournisseurs, pour certaines matières premières, on fait de notre mieux», dit Geneviève Grandbois.