Propriétaire d’une écurie Nascar, Rick Hendrick a perdu d’un coup ses principaux cadres supérieurs - et son fils -, dans un écrasement d’avion. Voici comment il est parvenu à remettre son entreprise en piste.
Auteur : Daniel McGinn | Harvard Business Review
Un dimanche après-midi de 2004, le cellulaire de Rick Hendrick s’est mis à sonner, alors qu’il revenait en voiture à la maison. L’appel provenait d’un employé de longue date qui, très nerveux, a demandé à son patron d’arrêter de rouler pour qu’ils puissent se parler.
Rick Hendrick avait alors 55 ans. Propriétaire d’une chaîne de concessionnaires automobiles valorisée à trois milliards de dollars américains, il détenait aussi une écurie Nascar comptant 460 employés. Au moment d’arrêter sa rutilante BMW X5, il s’attendait à ce qu’on lui annonce qu’un accident s’était produit à la course de l’après-midi, et qu’un de ses pilotes avait été gravement blessé. En fait, les nouvelles étaient pires…
Un jet de l’entreprise, qui faisait route vers la course, avait disparu des écrans radar. Selon les premiers rapports, l’appareil transportait 10 passagers, dont son fils unique, Ricky, âgé de 24 ans, son frère John, 53 ans, président de l’écurie, ainsi que deux nièces, deux de ses principaux cadres supérieurs et deux autres employés clés.
« Au début, j’ai cru qu’ils avaient simplement changé de cap pour atterrir, en raison des conditions météorologiques, et que tout allait bien », raconte aujourd’hui Rick Hendrick. Il a alors composé les numéros de cellulaire des passagers. « C’est à ce moment que j’ai compris que quelque chose n’allait pas. S’ils avaient atterri, quelqu’un aurait répondu…» Il s’est rendu chez lui, a raconté le tout à sa femme Linda, puis a attendu. Au milieu de l’après-midi, les autorités avaient repéré le lieu de l’écrasement et avisé la famille Hendrick qu’il n’y avait aucun survivant.
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« Ce sont des chrétiens très engagés. Ils étaient dévastés, alors ils se sont mis à prier », se souvient Felix Sabates, un ami proche de la famille et propriétaire d’une écurie Nascar rivale, en visite chez les Hendrick ce jour-là. « Ce fut une journée affreuse… »
Comment survivre à une telle épreuve ?
Pour la famille, les événements du 24 octobre 2004 ont été une tragédie. Et pour Hendrick Motorsports, une catastrophe : mis à part Rick Hendrick lui-même, le PDG de l’écurie, toute l’équipe de direction était à bord de l’appareil qui s’était écrasé sur la Bull Mountain. Le lendemain matin, tout le monde se demandait si l’écurie allait survivre. « C’est dans la nature humaine de se poser une telle question, note Mike Helton, président de Nascar. Comment une organisation peut-elle survivre à une telle épreuve ? »
Rick Hendrick a grandi dans l’univers de la course et en a tiré un caractère bien trempé. Son père travaillait sur des voitures de course, si bien qu’à l’adolescence et dans la vingtaine, Rick pilotait des voitures et même des bateaux de course. À 22 ans, il a accepté un poste de vendeur d’automobiles, avant de devenir le plus jeune concessionnaire Chevrolet des États-Unis, à 26 ans. Au début des années 1990, Hendrick Automotive était un des plus importants groupes américains de concessions.
En cours de route, Rick Hendrick s’est investi dans le milieu des courses automobiles, en créant une franchise Nascar, un concept alors novateur qui est depuis devenu la norme : un seul propriétaire appuie plusieurs pilotes, répartissant les frais fixes sur plusieurs équipes.
Sa carrière a été parsemée de sérieuses difficultés qu’il lui avait fallu surmonter. En 1996, on lui a diagnostiqué une leucémie, et les médecins ne croyaient pas à ses chances de survie. Quelques jours plus tard, il était formellement accusé de fraude dans un cas de pots-de-vin versés à des cadres de Honda. Plutôt que de se plier à un procès qui aurait sapé son énergie, nécessaire pour affronter la maladie, il a choisi de plaider coupable et a été condamné à l’isolement chez lui. Il a alors pu combattre son cancer, jusqu’à la rémission.
En 2000, il a obtenu le pardon du président américain Bill Clinton, ce qui lui a permis de reprendre les rênes de ses entreprises. « Mon but, c’était de m’éclipser en douceur et de laisser mon fils Ricky prendre ma place », confie-t-il, en rappelant que peu avant l’accident, celui-ci, qui avait piloté dans les séries Craftsman Truck et Busch de Nascar, s’était retiré du monde des courses pour apprendre à diriger une entreprise.
Plus forts que jamais
Au lendemain de l’écrasement, les employés de l’entreprise se sont sentis paralysés par la nouvelle. Il y avait une autre compétition dans six jours, mais personne ne savait si l’écurie y serait. Ken Howes, le directeur des courses, a réuni le personnel et lui a transmis un message bien simple : « Nous allons courir, parce que la course, c’est ce que nous fait vibrer ». Le mercredi, des centaines d’employés se sont rendus aux funérailles. Et une semaine jour pour jour après l’écrasement, un pilote de l’écurie Hendrick, Jimmie Johnson, remportait le Bass Pro Shops MBNA 500, pendant que Rick Hendrick regardait la course chez lui, installé devant son téléviseur.
Huit jours après l’écrasement, Rick Hendrick est revenu pour la première fois au siège social de de l’écurie. « Quand j’ai quitté la maison ce matin-là, je n’étais pas sûr de pouvoir surmonter cette épreuve et d’être capable de remettre les pieds à cet endroit », raconte-t-il. Devant ses employés, toutefois, il s’est montré déterminé. « Qu’il ait été capable de faire face aux 460 employés et de leur dire ‘Écoutez, nous allons passer à travers, tous ensemble’, c’est absolument incroyable, considère Jeff Gordon, quatre fois champion de la série Nascar Cup, qui court pour Rick Hendrick depuis 1993. Cela a fait de nous un groupe plus fort que nous ne l’avions jamais été. »
L’accident a contraint l’organisation à revoir de fond en comble son fonctionnement. Celle-ci a remplacé sa structure de gestion centralisée par une culture d’entreprise axée vers la collaboration, et a mis en place une équipe de direction à trois têtes. Auparavant, Hendrick Motorsports fonctionnait de manière très informelle, les connaissances techniques vitales étant conservées dans la tête des principaux cadres supérieurs.
Le PDG a ainsi nommé son gendre, Marshall Carlson, un vétéran de l’entreprise, au poste de directeur général, signe que la famille continuait à s’impliquer. Il a aussi promu Ken Howes, qui avait pris les commandes dans les heures suivant l’écrasement, au poste de vice-président. Puis, il a embauché Doug Duchardt, qui avait supervisé le programme de course de General Motors, lui aussi à un poste de vice-président.
Les trois nouveaux leaders ont établi leurs bureaux à quelques pas l’un de l’autre, et se sont mis à discuter ensemble comme cela ne s’étais jamais produit auparavant. Ils ont, par exemple, passé de longues heures dans la salle de conférence, épluchant chaque décision avant de la mettre en oeuvre. « Nous avons passé beaucoup de temps à nous assurer que nous étions sur la même longueur d’onde », précise Doug Duchardt.
Quant au propriétaire, il est resté plutôt distant au cours des premiers mois qui ont suivi le drame. « Rick savait qu’il pouvait compter sur un personnel formidable. Il les a laissés diriger jusqu’à ce qu’il soit en mesure de revenir et de reprendre le volant », soutient Felix Sabates.
Rick Hendrick avait longtemps tenté d’instaurer un esprit de collaboration au sein de ses entreprises ─ par exemple, tout le monde obtient une prime si l’une ou l’autre des quatre équipes remporte une course ─, mais tous conviennent que cela ne s’est véritablement produit qu’après l’accident. « C’est devenu notre arme secrète ─ la capacité d’échanger des informations cruciales entre nous tous, même si nous sommes en compétition les uns avec les autres à l’externe », croit Marshall Carlson.
Une nouvelle stratégie
Depuis le drame, Rick Hendrick se préoccupe fortement des mesures d’urgence. Lors des réunions, il demande souvent : « Quel est le plan B ? ». Il tient à ce que les données techniques, juridiques et financières soient partagées entre plusieurs dirigeants. « Nous nous soucions de savoir combien de personnes peuvent comprendre ce qui se passe ici. Il n’est pas question qu’il n’y en ait qu’une seule », précise Marshall Carlson.
En ce qui concerne les voyages, les cadres supérieurs ne prennent plus jamais le même avion, et tout le monde fait preuve de prudence quand il faut se déplacer par temps maussade. D’ailleurs, Rick Hendrick conserve toujours près de lui un document de succession qui précise comment seront réparties les responsabilités du secteur automobile et de l’écurie après sa mort. Il le met à jour avec ses avocats tous les 90 jours. « C’est notre Bible, souligne-t-il. Je le sais par expérience : nous devons être prêts. »
De son propre aveu, l’écrasement a changé sa manière de faire des affaires. « Autrefois, je tentais toujours de passer dans la zone des buts. Aujourd’hui, je suis moins fonceur, mais plus stratégique », illustre-t-il. Cette nouvelle attitude l’a bien servi pendant la dernière récession mondiale. Malgré la forte baisse des revenus dans l’industrie automobile, ceux du groupe de concessionnaires de Rick Hendrick n’ont diminué que de 2,8%, passant à 3,67 milliards de dollars américains en 2009. De son côté, l’écurie continue d’amasser les trophées. Depuis 2006, le pilote Jimmie Johnson a remporté quatre championnats Nascar consécutifs. Du jamais vu.
Rick Hendrick raconte que si tout s’était déroulé comme il l’avait prévu, il aurait déjà cédé les rênes à son fils, à l’heure actuelle. « Nous avions un plan, mais Dieu en avait d’autres, dit-il calmement. C’est la foi, la famille et les amis qui nous aident à surmonter de telles épreuves. »
Quand il repense à l’écrasement, il le voit maintenant comme une expérience stimulante. « Ça nous a tous rendus encore plus déterminés à nous battre. Nous avons immédiatement transformé une tragédie en une source d’inspiration. En hommage aux disparus… », dit-il.