David Whyte est chercheur associé à la Said Business School de l’Université d’Oxford et… poète! Il a écrit neuf livres, dont The Three Marriages : Re-imagining Work Self and Relationship (Riverhead, 2009). Ses conseils ont servi à améliorer les pratiques managériales de grandes entreprises comme Mattel, Gap, Boeing, Novartis et AstraZeneca.
Par Stephen Watt | Rotman Magazine
Vous êtes l’un des rares poètes à transposer votre vision de la créativité dans le domaine du développement organisationnel. Comment cela vous est-il venu?
Je suis d’abord et avant tout un poète, et tout ce que je fais dans une panoplie de domaines s’inspire de la tradition poétique. Le poète a sa façon à lui de voir son environnement, et souvent une façon crue. Il dialogue avec la réalité, en cherchant sans cesse de la mettre à nue.
Quand je travaille avec des leaders d’entreprise, j’adopte la même approche. Je veux avoir avec eux des «conversations courageuses», où l’on se dit la vérité. Vous savez, ces discussions qu’on évite d’habitude pour toutes sortes de raisons…
Il y a quelques années, j’ai travaillé avec une multinationale du secteur agroalimentaire dont la principale «conversation courageuse» aurait dû porter sur sa contribution directe à l’obésité en Amérique du Nord : ses produits procurent un plaisir immédiat, mais en bout de ligne nuisent à la santé, et ce à l’échelle de la société. Vous imaginez bien que le sujet était tabou à l’interne. Or, un an plus tard, la malbouffe était interdite dans tous les distributeurs des Etats-Unis, ce qui a eu un impact énorme sur cette multinationale. Imaginez si elle avait eu cette «conversation courageuse» bien avant cette décision politique : elle aurait pu mettre dans les distributeurs des produits santé avant tout le monde et aurait ainsi grillé la concurrence…
Un bon leadership a-t-il une dimension poétique ?
Oui, assurément. Je dis d’ailleurs souvent qu’un PDG doit être «le chef de la conversation». En effet, aucun cerveau n’est assez puissant pour piloter à lui seul toute une entreprise. Le PDG doit donc s’entourer d’autres cerveaux, d’autres yeux, d’autres oreilles, d’autres imaginations pour s’attaquer, ensemble, aux problèmes. C’est ce que j’appelle le «leadership conversationnel».
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Quels sont les effets du leadership conversationnel au sein d’une organisation ?
Le premier effet, immédiat, est un enthousiasme généralisé pour trouver quelles conversations courageuses il faut avoir. En règle générale, le plus grand défaut d’une organisation consiste à ériger un mur autour des réalités les moins agréables, pour éviter qu’on les examine en détail. Mon rôle, c’est de donner aux personnes concernées le vocabulaire voulu pour regarder en pleine face les pires situations.
Dans le poème épique Beowulf, il y a une scène où le héros défie Grendel dans le grand palais du roi Hrothgar, ce qui dégénère en combat. Mais il s’avère que c’est simplement le prélude à combattre le vrai problème : confronter la mère de Grendel au fond du lac. Autrement dit, le vrai problème n’est pas ce que vous craignez, mais la source de ce que vous craignez, la dynamique qui a donné naissance au problème à l’origine. J’invite souvent les gens à chercher leur propre version de la mère de Grendel, et à discuter de la dynamique taboue au sein de leur organisation ou de leur groupe de travail, voire dans leur propre esprit.
Un jour, le PDG de l’organisation pour laquelle je travaillais a pris l’avion jusqu’à l’endroit où se tenait mon atelier sur le leadership conversationnel, à Oxford, et sa première question a été celle-ci : «Voulez-vous bien me dire qui est cette mère de Grendel dont je n’arrête pas d’entendre parler?» Tous les cadres autour de lui utilisaient cette expression, et il voulait absolument savoir de quoi il retournait. Le vocabulaire avait changé dans toute l’organisation, et cet homme a eu le courage et l’humilité d’admettre qu’il devait lui aussi changer et apprendre ce nouveau langage.
Le philosophe Ludwig Wittgenstein a déjà dit qu’on ne peut jamais pénétrer dans un univers dont on ne connaît pas la langue. C’est une facette vraiment intéressante de la créativité que les poètes connaissent sans doute mieux que quiconque. Il est d’ailleurs fascinant d’observer ce moment, durant l’évolution d’une culture organisationnelle, où le vocabulaire traditionnel ne suffit plus pour explorer un nouveau territoire.
Une des disciplines du leadership conversationnel est la «connaissance de soi». En quoi est-ce important ?
Il est très difficile d’être un bon leader conversationnel sans d’abord entreprendre un voyage à la découverte de soi. Vous devez apprendre à connaître non seulement vos forces et vos vertus, mais aussi ce qui risque de vous effrayer. Vous n’avez pas à affronter ou à éliminer vos peurs, mais vous devez au moins savoir qu’elles existent.
Quand quelqu’un entre dans votre bureau pour vous proposer une nouvelle approche créative et que vous réagissez négativement, vous devez savoir si votre réaction provient de vos connaissances ou s’il s’agit d’une peur latente reliée à vos propres insécurités. Si vous n’y avez absolument pas réfléchi, vous aurez du mal à distinguer les menaces pour l’organisation de ce qui vous menace personnellement. Et vous n’avez pas besoin de venir à bout de votre peur : il vous suffit de faire la différence entre les deux.
Comment les dirigeants peuvent-ils favoriser la créativité dans leur milieu de travail?
On ne peut forcer la créativité, ou demander aux autres d’augmenter leur potentiel créatif. La créativité commence par une sorte d’appel à soi-même ou, dans le contexte du leadership, par une invitation à participer qu’on lance aux autres. Malheureusement, dans la plupart des milieux de travail, la culture est exagérément prudente. Non seulement on ne transmet pas l’invitation à la créativité, mais on doit souvent attendre longtemps avant que le leader établisse de nouvelles règles. La créativité implique un risque : vous devez oser passer à l’action, faire les choses différemment. Les leaders doivent se montrer assez solides pour courir le risque d’un échec - selon certains paramètres, bien sûr -, tout en adoptant quelques mesures de sécurité, comme la création de cellules de leadership qui aideront à détecter très tôt les dangers et à apporter les correctifs nécessaires, au besoin.
Hamlet est l’une de vos pièces favorites. Que peut-elle nous enseigner sur la difficile dynamique du leadership contemporain?
Une des choses les plus remarquables à propos de Hamlet, c’est la façon dont la pièce vous amène à vous demander : «Et si tout ça n’avait aucune importance…» Shakespeare n’affirme pas que c’est le cas, ni le contraire. Il vous invite simplement à vous poser la question, ce qui est en soi assez troublant.
La pièce est une magnifique version amplifiée d’un conflit que tout le monde doit affronter à certains moments de sa vie. Un conflit particulièrement vif chez les hommes d’âge mûr : dès qu’ils commencent à se sentir «le maître du jeu», ils sont confrontés à la dure réalité de leur propre mortalité. Quand on sent la mort approcher, on doit se poser de grandes questions. «Qu’est-ce que le bonheur, compte tenu que je vais disparaître un jour? Qu’est-ce qu’il y a derrière tout ça? Etc. »
Idem pour les dirigeants d’entreprise, qui doivent se poser le même genre de questions : «À quel stade sommes-nous? Quels changements se produisent autour de nous et risquent de rendre nos produits ou nos services désuets? Etc. » Ce sont là des questions courageuses qu’il faut se poser, que l’on soit un leader ou non.
Il y a de lourdes conséquences à «regarder passer les saisons» sans modifier son comportement. Pensez-y en termes d’évolution. Nos ancêtres devaient être très conscients de leur environnement pour savoir ce qu’ils pouvaient en tirer. S’ils se mettaient à suivre les traces d’un animal qui ne passe plus par là depuis six semaines, ils s’exposaient à de graves ennuis. De la même façon, nous devons savoir à quelle période de notre vie nous en sommes, et connaître le cycle de vie de nos produits. Si l’un d’eux arrive en fin de vie, inutile de s’entêter. La décision de cesser de fabriquer un produit peut être aussi courageuse que celle d’en fabriquer un nouveau.
Vous croyez que chacun de nous gère constamment «trois mariages». Que voulez-vous dire par là?
Chacun de nous gère, en fait, trois histoires d’amour : une avec notre propre vocation; une avec un compagnon ou une compagne, qu’on a ou qu’on espère trouver; et la troisième, la plus difficile, c’est une relation avec une créature complexe : soi-même. Comme le conjoint ou la vocation, la personne que nous sommes change constamment, et nous devons nous redécouvrir à différentes étapes de notre vie.
L’élément le plus important à propos de ces trois mariages, c’est qu’ils ne sont pas négociables : on ne peut prendre quelque chose à l’un pour le donner à l’autre. Tout ce qu’on peut faire, c’est établir une conversation entre chacun des trois mariages. Pensez-y d’une façon pratique. Si votre conjointe vous demande d’abandonner quelque chose qui vous tient à cœur dans votre travail, ça risque de saboter votre relation. Vous lui en voudrez parce qu’il vous manquera quelque chose, le centre de vos propres pouvoirs créatifs. Par la suite, vous exigerez peut-être d’elle, à grands renforts de menaces émotives, de vous donner le sentiment de satisfaction que vous n’obtenez plus de vous-même.
Comment vos clients réagissent-ils à ce concept des trois mariages?
La réponse classique est la suivante : «Je vais m’occuper de ces autres parties de ma vie dans une dizaine d’années, quand j’aurai assez d’argent». Mais comme je le dis dans mon livre, le geste de se rendre au travail n’est pas un processus passif. Il sert à construire votre identité et, durant le processus, vous risquez d’oublier les deux autres parties de vous-même, vos deux autres mariages. Après 10 années, vous serez peut-être trop effrayé par les autres formes d’engagement. Vous aurez peut-être perdu le portrait d’ensemble parce que vous aurez construit votre identité autour d’une dimension restreinte de vous-même.
Je travaille beaucoup dans le monde financier, où plusieurs personnes sont liées par des menottes dorées, ou par la peur démesurée de diminuer même modestement leur train de vie. La bonne nouvelle, c’est que les hommes et les femmes les plus dévoués à l’égard de leur travail peuvent consacrer la même énergie à la connaissance de soi, et qu’ils s’intéresseront alors en profondeur aux autres parties d’eux-mêmes jusque-là négligées.