R.V. -Transcontinental célèbre ses 35 ans d'existence. Vous avez créé cette entreprise de toutes pièces. Qu'est-ce qui vous a convaincu de vous lancer en affaires ?
R.M. - Je viens d'un petit village de la Beauce, Saint-Elzéar-de-Beauce, tout près de Sainte-Marie. Mon père était un entrepreneur. Il avait ouvert un magasin général en 1945. Il vendait des radios, des moteurs électriques, des laveuses, mais aussi de la moulée, de la tôle... On vendait de tout. Je suis le plus vieux d'une famille de 10 enfants. J'ai été élevé dans le magasin attenant à la maison familiale.
R.V. - Comment cela vous a-t-il influencé ?
R.M. - Jeune, je voyais faire mon père. J'avais beaucoup de respect pour lui, parce qu'il écoutait les gens et répondait à leurs besoins. Il a été mon modèle. C'était un homme honnête, intègre, respecté dans la communauté. Malheureusement, il est décédé à 39 ans. Après son décès, j'ai abandonné le cours classique pour aller au Collège Sainte- Marie, où j'ai fait mon cours commercial. J'ai fréquenté l'École technique, à Québec, où je me suis spécialisé en électronique.
R.V. - Les études en comptabilité sont-elles venues plus tard dans votre parcours ?
R.M. - Oui. Mon premier emploi concernait l'implantation d'un système de câble dans la région de Kamouraska. C'était les débuts de la câblodistribution. J'ai ensuite décidé de venir à Montréal. Je me suis spécialisé dans les communications hautes fréquences et j'ai travaillé à la Défense nationale. Mais le milieu de travail ne me plaisait pas vraiment. J'ai alors décidé de suivre des cours du soir aux HEC. J'y ai passé cinq ans et j'ai réussi les examens de CA. Je suis ensuite devenu stagiaire dans un grand bureau de comptables.
R.V. - Il fallait être déterminé pour effectuer cette réorientation de carrière !
R.M. - Oui, j'étais déterminé. J'ai beaucoup aimé travailler dans un bureau de comptables. J'y ai acquis une bonne expérience. Quebecor était un de nos clients. C'est ce qui m'a amené à travailler dans cette entreprise de 1967 à 1975.
R.V. - Votre passage chez Quebecor sera un moment crucial dans votre vie. Comment êtes-vous arrivé à occuper un poste de direction ?
R.M. - Je connaissais assez bien l'entreprise parce que, comme stagiaire, j'y passais beaucoup de temps. Un jour, on m'a offert un poste et j'ai accepté. J'étais contrôleur de la société de distribution des Messageries Dynamiques. Peu de temps après, le directeur général a fait une dépression et il n'est pas revenu. Le président, Pierre Péladeau, a alors fait appel à des chasseurs de têtes pour le trouver. Le temps passait, et je prenais de plus en plus ma place dans la boîte. Un jour, je décide d'aller le trouver : " M. Péladeau, quand est-ce que votre gars va arriver ? " Il m'a répondu : " Je n'en cherche plus, c'est toi. "
R.V. - Comment avez-vous réagi ?
R.M. - J'étais pas mal fier ! À ce moment-là, l'entreprise traversait une période difficile. Je me suis alors acharné à bâtir une équipe de direction. J'ai fait une bonne analyse du personnel en place, j'ai renvoyé certaines personnes et j'en ai embauché de nouvelles, dont un certain Jean-Marc Chaput, pour donner de la formation à nos gars. Résultat ? Les Messageries Dynamiques est devenue une société respectée. Nous avons été capables d'offrir nos services à d'autres entreprises. Cette division est devenue un distributeur important, entre autres de magazines français. La première année, je suis allé à quelques reprises en France pour solliciter des clients.
R.V. - Comment était-ce de travailler avec Pierre Péladeau ?
R.M. - J'ai aimé travailler avec lui. Il était exigeant. Au départ, il vous surveillait, mais si vous réussissiez à gagner sa confiance, il vous donnait beaucoup de latitude. C'est ce que j'ai eu avec lui. Les Messageries Dynamiques a été la première société chez Quebecor à faire des profits d'un million de dollars. En 1971, Quebecor avait un chiffre d'affaires de 29 millions de dollars. J'occupais une position privilégiée chez Dynamiques. Les éditeurs venaient me voir pour distribuer leur produit, et il fallait aussi qu'ils le fassent imprimer. C'est ainsi que j'ai appris à connaître les autres filiales, et c'est aussi probablement pour ça que M. Péladeau a décidé de m'offrir le poste de directeur des opérations, en 1972-1973.
R.V. - Vous auriez pu vous contenter de rester comme numéro deux chez Quebecor. Pourquoi êtes-vous parti ?
R.M. - J'ai dit à Pierre Péladeau que j'étais prêt à travailler fort, mais que c'était important pour moi d'avoir quelques briques dans le building. M. Péladeau a accepté, mais pour différentes raisons, cela ne s'est jamais fait. J'avais toujours ces mots de ma mère en tête : " Ça ne prend pas une grosse entreprise pour faire mieux qu'un salaire. " Je suis parti en mai 1975 avec un objectif : soit m'associer à une entreprise existante, soit trouver une entreprise en difficulté à reprendre. Je n'avais pas de capital à investir, mais je pouvais mettre à profit mon expérience pour la développer.
R.V. - On dit que vous avez passé une partie de l'été à jouer au billard avec Marcel Côté, qui allait plus tard fonder Secor.
R.M. - C'est vrai. Cette période de ma vie coïncidait avec un changement de job aussi pour Marcel. Au cours de l'été, on est allé à la pêche, on a construit une piscine. Marcel et moi avons partagé beaucoup de choses.
R.V. - Comment avez-vous choisi l'entreprise que vous avez achetée ?
R.M. - J'ai eu l'opportunité, à la fin septembre, d'acheter un petit atelier de composition dans le parc industriel de Ville Saint-Laurent. Au départ, j'ai pris 75 % des parts. Je n'avais pas besoin d'injecter beaucoup de capital. Le propriétaire avait également une petite société d'édition, dont j'ai acquis 25 %. Les problèmes à l'atelier de composition n'étaient pas bien graves. Rapidement, cela m'a donné un gagne-pain.
Entre-temps, en novembre, l'Imprimerie Transcontinental, qui avait été lancée en 1973 par le beau-père de M. Péladeau, André Lemieux, avait accumulé beaucoup de dettes. M. Lemieux est mort subitement et son successeur n'avait pas assez d'expérience. Il a donc connu des difficultés financières.
R.V. - Qu'avez-vous fait alors ?
R.M. - Un des créanciers m'a alors approché pour que j'en fasse l'évaluation. J'ai essayé de vendre l'entreprise pour le compte de la succession, mais personne ne voulait l'acheter. J'ai entrevu la possibilité d'en devenir propriétaire. J'ai négocié une proposition serrée avec les créanciers et la succession. Je me suis donc retrouvé avec une entreprise qui n'avait pas d'équité, mais pas de dettes non plus. C'était déjà un point de départ.
R.V. - Qui s'appelait déjà Transcontinental... Comment avez-vous développé l'entreprise ?
R.M. - Quand j'étais chez Quebecor, j'étais très engagé dans le secteur de l'imprimerie. C'était le début des circulaires. Il n'y en avait pas beaucoup à cette époque-là. Les grands détaillants faisaient leur publicité dans les quotidiens. Cependant, les circulaires commençaient aux États-Unis. J'avais rencontré un imprimeur qui m'avait dit que ça allait jouer un rôle important dans le futur. Je me suis dit : " Si on se spécialise dans ce secteur, on devrait bien gagner notre vie. " Je suis allé voir Claude Dubois, avec qui j'avais travaillé chez Quebecor. Je lui ai montré mon plan de travail ; il a été enthousiaste. On a rouvert l'usine en janvier et, avec de nouveaux équipements, on s'est spécialisés, dans les circulaires dès le premier jour.
R.V. - Quel est le secret de votre réussite ?
R.M. - J'avais un bon plan de travail, qui était partagé. Claude Dubois est un grand marketer, et il est allé chercher André Kingsley, un grand vendeur. Nous sommes les trois fondateurs de Transcontinental : un excellent vendeur, un spécialiste du marketing et moi. Des gens qui s'entendaient sur le fond.
R.V. - Est-ce que ce genre d'alliance est l'élément essentiel de la réussite ?
R.M. - Oui, c'est très important. D'ailleurs, nous avons travaillé ensemble de nombreuses années et nous n'avons jamais eu de conflits. Nous avions souvent des discussions sur l'orientation de la société, mais jamais de désaccords profonds.
R.V. - Sauf que le grand patron, c'était quand même vous.
R.M. - Oui, c'était moi. Au départ, j'étais prêt à partager l'équité de l'entreprise. J'en garderais 51 %, ils se partageraient le reste. J'ai toujours cru que ça prenait un responsable, surtout quand on est une PME. C'est ce que les banques veulent : si tu es prêt à mettre ta signature au bas d'un contrat, tu vas défendre ton entreprise jusqu'à la fin. Quand on a rouvert l'usine, je peux vous dire qu'on a travaillé très fort. Je pense que j'ai travaillé sept jours par semaine pendant sept mois. Et mes associés en ont fait autant. Il fallait développer le marché des circulaires.
Rémi Marcoux voulait bâtir une entreprise aux intérêts
L'acquisition du journal Les Affaires a marqué un tournant important pour Transcontinental, qui réalise ainsi sa première incursion dans le domaine de l'édition.
R.V. - Comment le journal Les Affaires et les magazines ont-ils fini par se rejoindre chez Transcontinental ?
R.M. - La première occasion que j'ai eue, ç'a été d'acquérir le journal Les Affaires, que l'on imprimait. M. Levasseur, qui le possédait, était décédé subitement et son fils, Jean-Paul, n'était pas préparé à prendre la relève. Le journal était en difficulté. Il nous devait de l'argent. Je me suis entendu avec lui sur le prix.
R.V. - Vous étiez sûr que cela allait marcher ?
R.M. - J'avais la conviction profonde qu'un bon journal qui traite des affaires au Québec avait sa place. À cette époque, tout ce que nous avions, c'était un journal qui venait de Toronto et qui parlait très peu de ce qui se passait dans la province. Comme j'étais passé par les HEC, j'étais convaincu que le moment était parfait pour une publication qui représentait la communauté d'affaires du Québec. Je savais qu'elle aurait du succès.
R.V. - Cela a été votre premier journal ?
R.M. - Oui, et j'en suis très fier. Mais quand j'ai acquis le journal, il n'avait pas été publié depuis deux semaines et ne répondait pas aux besoins de la communauté. Le rédacteur en chef n'était pas sur la même longueur d'onde que moi. Il est donc parti. Pour le remplacer, je suis allé chercher Rosaire Morin. Il s'occupait du Conseil de l'expansion économique, qui publiait justement un journal. Il est devenu temporairement responsable du journal jusqu'à ce que je trouve quelqu'un de permanent.
R.V. - Et vous êtes allé chercher quelqu'un du domaine de l'édition.
R.M. - Finalement, j'ai recruté Claude Beauchamp, qui était alors le patron du journal Le Soleil. Il a emmené avec lui Jean-Paul Gagné [qui a été éditeur du journal Les Affaires de 1997 à 2007] et un directeur de publicité de La Presse. Cela a été le début du secteur de l'édition chez Transcontinental. Quand il était étudiant, Claude avait travaillé au journal Les Affaires. Pour lui, c'était un retour aux sources. Je dois dire qu'il a fait un sacré bon boulot.
R.V. - Transcontinental compte environ 12 000 employés aujourd'hui. Comment avez-vous exercé votre leadership toutes ces années ?
R.M. - Un leader, c'est quelqu'un de responsable, qui a une vision. La mienne était de bâtir une grande entreprise. Je n'avais pas de complexes à cet égard. Je me disais que si on pouvait avoir une base solide ici, on serait capable d'exporter ce savoir-là ailleurs. Et c'est ce qu'on a fait. Notre premier investissement à l'extérieur, une décision capitale dans le développement de Transcontinental, a été de bâtir une usine à Toronto, en 1981. Aujourd'hui, l'industrie s'est consolidée, mais à l'époque, il y avait plusieurs imprimeries à l'échelle du Canada.
R.V. - Aviez-vous peur qu'ils envahissent votre marché ?
R.M. - C'est sûr que si on ne bougeait pas, les imprimeurs de l'Ontario auraient débarqué ici. Pour nous, il était donc très important de nous implanter à Toronto, parce que le pouvoir de décision et les grands détaillants étaient là. Nous avons conclu une entente avec un de nos principaux clients, ce qui nous permettait d'établir une usine sur place avec de l'équipement moderne. J'ai été le premier du pays à avoir des presses short cutoff qui utilisent 7,5 % moins de papier pour la même couverture.
R.V. - Quel avantage cela vous a-t-il procuré ?
R.M. - Je suis sorti de la récession durant laquelle les gens n'avaient pas dépensé, alors que nous avions investi considérablement dans des presses spécialisées, haute vitesse, de très bonne qualité. Et ça a été un énorme succès. On faisait de l'argent tous les mois. Cela nous a ensuite permis de nous établir dans l'Ouest. Aujourd'hui, nous possédons 65 % du marché des circulaires au Canada.
R.V. - Quel genre de leader êtes-vous ?
R.M. - Je me suis toujours senti à l'aise dans une imprimerie, à discuter avec les pressiers et à les regarder travailler. La philosophie de Transcontinental, dans le secteur de l'imprimerie, j'appelle ça la politique des jeans : " Si vous voulez faire un bon job, il faut que vous soyez près des gens et des opérations. Le matin, vous êtes dans l'usine. L'après-midi, vous faites votre travail de bureau. " Une bonne connaissance des opérations est une des clés du succès. J'ai souvent dit à mes pressiers : " Sans vous, je ne suis pas capable de faire rouler les presses. Mais vous avez besoin de moi pour que je vous fournisse de l'ouvrage. " C'est une entente à deux.
R.V. - Quels ont été vos modèles ?
R.M. - J'ai développé l'entreprise en même temps que les frères Lemaire. Bernard a acheté un moulin en difficulté pour une piastre, puis, avec les mêmes machines et les mêmes hommes, il a bâti Cascades, une réussite. Qu'est-ce qui a fait la différence ? Il était près de ses hommes et ils avaient confiance en lui. Ça a été le point de départ. En même temps, Bernard Lemaire et ses frères ont été audacieux. Ils ont investi à l'international, entre autres en France. Bombardier est une autre société que j'aime beaucoup. Laurent Beaudoin a dû prendre la succession de son beau-père, et regardez ce que Bombardier est devenue : un grand leader dans le transport en commun et l'aéronautique.
R.V. - Bien des gens disent qu'on ne reverra plus des géants de ce calibre au Québec... Peut-on avoir espoir dans la nouvelle génération d'entrepreneurs ?
R.M. - Sûrement. D'une part, les jeunes ont de bonnes formations. D'autre part, ils n'ont pas de frontières. Leur terrain de jeu, c'est le monde. Je pense qu'ils ont une vie plus équilibrée que celle qui a été la mienne ou celle de mes associés. Quand nous avons mis l'entreprise sur pied, nous y avons consacré beaucoup de temps. L'équilibre entre le travail et la famille n'était pas une priorité à cette époque.
R.V. - Qu'est-ce qui vous frapperait si vous ouvriez un album de famille et que vous regardiez défiler toutes ces photos devant vous ?
R.M. - Nos principaux dirigeants, aujourd'hui, sont des gens qui se sont développés dans l'organisation en même temps qu'ils ont fondé leur famille. J'en suis très fier. Nous avons aussi un réseau canadien d'usines et de publications. Cela me donne la satisfaction de pouvoir dire : " Nous aussi, on l'a fait et on est aussi bons que nos compétiteurs. " Je suis de la génération des années 1960, quand les Canadiens français étaient très peu engagés dans les affaires. On se disait que les Américains, eux, étaient smarts... On s'est rendu compte qu'on pouvait l'être tout autant.
R.V. - Pour conclure, qu'est-ce que vous aimeriez qu'on retienne de vous ?
R.M. - Que Rémi Marcoux a bâti une équipe, qu'il était préoccupé par le travail bien fait. Il ne courait pas après l'argent. Il croyait que, si le travail était bien fait, l'argent suivrait. Il était respectueux envers ses employés et engagé dans sa communauté. Aujourd'hui, sa famille continue de s'investir dans son entreprise. Je serais content que l'on dise ça de moi !
Nom: Rémi Marcoux
Âge: 70 ans
Biographie: Né à Saint-Elzéar-de-Beauce pendant la guerre, comptable de formation, il s'est d'abord fait valoir chez Quebecor avant de fonder Transcontinental avec Claude Dubois et André Kingsley. D'une seule imprimerie en difficulté, il a bâti une grande multinationale active dans l'impression, l'édition, le marketing direct et la distribution. Transcontinental compte aujourd'hui près de 12 000 employés au Canada, aux États-Unis et au Mexique.