Le lauréat du prix Nobel d’économie Daniel Kahneman et le psychologue Gary Klein débattent de la puissance et des dangers de l’intuition pour les cadres supérieurs.
Pour deux universitaires qui défendent des écoles de pensée opposées, Daniel Kahneman et Gary Klein s’entendent sur un nombre étonnant d’éléments, comme le montre ce dialogue. Daniel Kahneman, un psychologue et économiste qui a décroché le prix Nobel d’économie en 2002, est reconnu pour sa théorie des perspectives, qui permet d’expliquer les choix effectués par des individus en situation d’incertitude – des décisions souvent contraires à leur intuition. De son côté, Gary Klein, un chercheur en psychologie de MacroCognition, a tourné son attention vers la puissance de l’intuition dans les milieux professionnels où la pression est élevée, comme chez les pompiers ou dans les unités de soins intensifs.
Entrevue menée par Olivier Sibony et Dan Lovallo | The McKinsey Quarterly
Monsieur Klein, dans un article paru dans American Psychology, vous posez une question qui devrait intéresser à peu près tous les dirigeants d’entreprise : «Dans quelles circonstances peut-on se fier à son intuition?» Quelle est votre réponse?
Gary Klein : Ça dépend de ce que vous entendez par «faire confiance». Si vous voulez dire «Mon instinct me dit de faire ceci; je peux donc agir sans inquiétude», eh bien, vous ne devriez jamais vous fier à votre intuition. Certes, vous pouvez l’utiliser comme une source importante d’informations, mais vous devez ensuite évaluer consciemment et volontairement ces données, pour vérifier si elles ont du sens dans le contexte actuel. Vous avez besoin de stratégies qui vous aideront à éliminer des options. C’est tout le contraire au fait de dire «Voici ce que mon intuition me dicte. Je vais amasser de l’information pour la confirmer».
Daniel Kahneman : Dans certaines circonstances, on doit se fier à notre intuition. Quand on doit prendre une décision et que le temps nous manque, il faut suivre son instinct. Mais il faut veiller à ne pas se laisser bercer par des illusions. Afficher une confiance excessive est une grande source d’illusions, qui s’appuient sur la qualité et la cohérence du scénario qui se dessine dans votre tête, et non sur des faits réels. Quand les gens imaginent un scénario simple et cohérent, ils se sentent en confiance, même si la réalité est tout autre.
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L’intuition est-elle plus fiable dans certaines circonstances?
Gary Klein : Nous avons observé deux contextes favorables à l’intuition. D’abord, la situation doit comporter une certaine structure, une certaine prédictibilité qui sert de base à l’intuition. Quand le contexte est très très volatile, il existe peu d’éléments pour valider les perceptions, et l’intuition ne repose sur rien. À titre d’exemple, on ne devrait pas se fier au jugement de courtiers qui optent pour des actions en particulier. Ensuite, l’intuition est plus fiable quand les décideurs ont la possibilité d’obtenir une certaine rétroaction quant à leurs perceptions, pour qu’ils puissent les renforcer et acquérir de l’expertise. Sans ces deux critères, l’intuition n’est pas vraiment fiable.
Même en respectant ces critères, la plupart des décisions d’affaires ne reposent pas sur des bases très solides. Mais elles seront nettement plus valables que si elles étaient prises dans un contexte encore moins sûr. Dans bien des cas, l’intuition et l’expertise des gens d’affaires sont fiables. Elles donnent de l’information utile, et on doit en profiter.
Daniel Kahneman : Sur ce point, Gary et moi ne sommes pas d’accord. Je crois qu’il faut se méfier de l’intuition des experts, sauf quand il s’agit d’une situation à laquelle ils ont souvent eu affaire par le passé. Les chirurgiens, à titre d’exemple, réalisent de nombreuses opérations d’un type donné, et ils apprennent à prévoir les problèmes auxquels ils seront confrontés. Mais quand il s’agit de problèmes rares, ou peu fréquents, je me fierais moins à l’intuition que ne le ferait Gary. Un des problèmes avec l’expertise, c’est que les gens en ont dans un domaine, mais pas dans un autre. Les experts ne savent pas exactement où se trouvent les limites de leur expertise.
Nombre de dirigeants affirment que les décisions stratégiques importantes qu’ils prennent – le lancement d’un produit, une opération de fusion-acquisition ou les investissements en R&D – s’appuient sur leur longue expérience, ce qu’on pourrait considérer comme un contexte favorable. Ont-ils raison?
Gary Klein : Aucune de ces situations ne concerne un contexte vraiment sûr, mais elles présentent assez de points communs avec leur expérience pour que les dirigeants puissent se fier à leur intuition. En fait, j’aimerais bien que celui ou celle qui est confronté à de tels choix réfléchisse réellement aux différents scénarios possibles, les bons comme les cauchemardesques, en fonction des solutions envisageables au problème, et surtout s’interrogent sur ce qui pousse vraiment leurs collaborateurs à s’enthousiasmer pour ce qu’ils proposent.
Daniel Kahneman : Quand il s’agit de décisions stratégiques, je serais très préoccupé par les excès de confiance. Il y a souvent des aspects entiers du problème qui nous échappent – à titre d’exemple, que feront les concurrents? Un dirigeant peut avoir une très forte intuition que son nouveau produit est vraiment prometteur, sans pouvoir se douter qu’un concurrent est déjà en train d’en mettre au point un similaire. J’ajoute qu’il faut très peu de réussites passées pour que les leaders fassent preuve d’un excès de confiance. Certains acquièrent la réputation d’avoir très bien réussi, mais tout ce qu’ils ont fait, en somme, c’est de prendre des risques que les personnes raisonnables n’auraient pas courus.
Gary Klein : Sur ce point, Daniel et moi sommes d’accord. Quand les dirigeants atteignent les échelons supérieurs, c’est parce qu’ils ont la capacité d’inciter les autres à se fier à leur jugement, même quand celui-ci ne repose sur rien de solide.
Vous croyez donc que les processus de sélection de leaders favorisent les individus qui prennent des risques et sont chanceux, plutôt que les personnes plus rationnelles?
Daniel Kahneman : Aucun doute là-dessus. S’il y a une idée préconçue, elle va dans ce sens. Par ailleurs, ceux qui prennent des risques et qui ont de la chance analysent après-coup leurs décisions de manière à renforcer leur conviction que leur intuition était la bonne. Ça renforce aussi la confiance que les autres auront en l’intuition de leur leader. C’est là l’un des grands dangers qui guettent le choix des leaders dans les organisations : on les sélectionne sur la base d’un excès de confiance. On associe souvent le leadership à la capacité de décider. Cette perception pousse les gens à prendre des décisions plutôt rapides, pour éviter de paraître hésitants ou indécis.
Gary Klein : Je suis d’accord. Dans notre société nord-américaine, un homme comme John Wayne incarne l’archétype de la crédibilité. Quand il évalue une situation et qu’il dit «Voici ce que je vais faire», on le suit. Daniel et moi, nous nous inquiétons tous les deux de ces leaders placés devant des situations complexes, qui n’ont pas assez d’expérience, qui ne se fient qu’à leur intuition sans vraiment la surveiller, sans trop y penser.
Daniel Kahneman : Nous ne sommes pas tous des John Wayne, et ça a des conséquences. On s’attend vraiment à ce que les leaders prennent des décisions et agissent rapidement. On souhaite profondément être dirigés par des personnes qui savent ce qu’elles font et qui n’ont pas besoin d’y penser trop longuement.
Qui serait votre modèle de leader, autre que John Wayne, bien entendu?
Gary Klein : Quand j’étais en Irak, j’ai rencontré un lieutenant-général qui m’a raconté une merveilleuse histoire à propos de sa première année là-bas. Il a appris continuellement durant cette période. Comment? En remettant en question ses préjugés, et en s’apercevant qu’il avait tort. À la fin de l’année, il avait un point de vue complètement différent sur la façon de faire les choses, sans avoir perdu la moindre crédibilité.
Un autre exemple qui me vient en tête est celui de Lou Gerstner, quand il est passé chez IBM. Il arrivait dans une industrie qu’il ne comprenait pas vraiment. Il n’a pas prétendu en saisir les nuances, mais il était perçu comme intelligent et ouvert, si bien qu’il a rapidement gagné la confiance de son entourage.
Il y a quelques minutes, Gary, vous parliez d’imaginer comment une décision pourrait mal tourner. Cela ressemble à votre technique «pré-mortem». Pouvez-vous nous en dire plus à ce sujet?
Gary Klein : Cette technique est une façon détournée d’amener les gens à voir le contraire; c’est se faire l’avocat du diable sans rencontrer de résistance. D’habitude, si un projet tourne mal, on se rencontre pour en tirer des leçons et pour comprendre les raisons de cet échec – comme si on faisait une autopsie. Pourquoi ne pas le faire avant? Au démarrage d’un projet, on devrait faire le jeu de rôles suivant : «On regarde dans une boule de cristal, et on découvre que le projet a finalement échoué. C’est un fiasco total. Alors, prenons tous deux minutes pour écrire quelles raisons expliquent cet échec.»
La logique derrière cet exercice, c’est qu’au lieu de montrer à tout le monde combien vous êtes intelligent d’avoir pensé à ce projet, vous leur démontrez plutôt que vous avez l’intelligence de réfléchir à ce qui pourrait mal tourner. En intégrant cette attitude à votre culture d’entreprise, vous créerez une compétition intéressante : «Je veux découvrir des problèmes potentiels auxquels les autres n’auront pas pensé». Plutôt que d’éviter de discuter des problèmes potentiels, pour ne pas briser l’harmonie, tout le monde se mettra à les chercher. Ça change complètement la dynamique.
Daniel Kahneman : Cette technique est une excellente idée. J’en ai parlé à Davos, en précisant que ça venait de Gary, et le président d’une grande société m’a dit que ça valait le déplacement juste pour entendre ça. La beauté du pré-mortem, c’est que c’est vraiment facile à faire. D’après moi, en règle générale, le fait de se plier à cet exercice pour un projet qu’on s’apprête à lancer ne nous fera pas changer d’idée. Mais ça nous forcera à apporter des ajustements très bénéfiques. Bref, c’est une technique peu coûteuse qui peut rapporter gros.
On dirait que vous vous entendez sur les avantages du pré-mortem et sur votre vision du leadership. Sur quoi êtes-vous en désaccord?
Daniel Kahneman : J’aime utiliser les listes de vérification pour résoudre un problème; pas Gary.
Gary Klein : Je ne suis pas contre les listes de vérification dans le contexte d’un environnement assez prévisible et de tâches répétitives. Je ne voudrais pas que mon pilote oublie de remplir sa liste de vérification avant le décollage! Mais, je suis beaucoup moins enthousiaste quand il s’agit d’environnements plus complexes et ambigus, parce que c’est justement là où l’expertise devient nécessaire. Les listes de vérification concernent des énoncés comme «S’il arrive ceci, nous ferons cela». Elles vous diront le «cela», mais vous avez besoin de votre expertise pour déterminer le «ceci». Y a-t-on fait appel Dans un environnement dynamique et ambigu, cela nécessite du jugement, et c’est très difficile de l’intégrer à une liste de vérification.
Daniel Kahneman : Je ne suis pas d’accord. C’est justement dans les situations incertaines que les listes de vérification deviennent le plus utiles. Elles ne garantissent pas que vous éviterez les erreurs, mais elles vous aideront à ne pas faire preuve d’excès de confiance. Je pense que c’est souhaitable.
Le problème, c’est que les gens n’aiment pas vraiment les listes de vérification, qui suscitent beaucoup de résistance. Il faut donc en faire une procédure d’exploitation standard, par exemple à l’étape de la diligence raisonnable, quand les membres du conseil d’administration doivent parcourir une liste de vérification avant d’approuver une décision. Une telle liste porte sur le processus, pas sur le contenu. Je ne pense pas qu’on puisse avoir des listes de vérification et des outils de contrôle de la qualité partout dans l’organisation, mais seulement à quelques endroits stratégiques. Je crois que ça vaut la peine d’essayer.
Qu’est-ce qui devrait figurer sur la liste de vérification d’un dirigeant qui s’apprête à prendre une importante décision stratégique?
Daniel Kahneman : Je chercherais à vérifier la qualité et l’impartialité de l’information. Provient-elle de plusieurs sources, ou d’une seule qui la transmet de plusieurs façons? Y a-t-il possibilité qu’il s’agisse d’une pensée de groupe? Le leader a-t-il une opinion qui semble influencer celle des autres? Je chercherais à savoir d’où proviennent tous les chiffres, et je tenterais de remettre à plus tard l’atteinte d’un consensus. Fragmenter les problèmes et assurer l’impartialité du jugement diminue les risques d’erreurs liées.
Que voulez-vous dire par «erreurs liées»?
Daniel Kahneman : Il y a une expérience classique au cours de laquelle on demande aux participants d’évaluer le nombre de pièces d’un cent dans un pot transparent. Quand les gens évaluent ce nombre de manière indépendante, la précision du jugement augmente en fonction du nombre d’estimations, une fois qu’on en fait la moyenne. Mais quand les participants entendent les estimations des autres, le premier influence le second, qui influence le troisième, etc. C’est ce que j’appelle une erreur liée.
En toute franchise, je suis surpris de constater que, quand on se trouve en présence d’un groupe raisonnablement bien informé – disons qu’ils ont lu tout le matériel historique mis à leur disposition –, on ne demande pas plus souvent aux membres de commencer par écrire leurs conclusions sur un bout de papier. Dans le cas contraire, la discussion engendrera une forte tendance à la conformité, ce qui nuit à la qualité du jugement.
Au-delà des listes de vérification, y a-t-il d’autres divergences importantes entre vous?
Gary Klein : Daniel et moi, nous ne nous entendons pas sur le fait qu’il soit avantageux ou non d’écouter son intuition plutôt que de la garder en réserve jusqu’à ce qu’on puisse obtenir toute l’information requise. Selon moi, le rendement dépend tout autant de ce que nous dit notre instinct que de notre capacité à éviter les erreurs. Mais il arrive parfois que les techniques utilisées pour réduire les risques d’erreurs empêchent de laisser surgir l’intuition.
Daniel Kahneman : Ce que je recommande, c’est d’essayer de repousser le plus possible l’usage de l’intuition. Prenons l’exemple d’une opération de fusion-acquisition. En bout de ligne, vous allez aboutir à un chiffre – ce que vous coûtera l’entreprise ciblée. Si vous parlez trop rapidement de montants spécifiques, vous vous accrocherez à ces chiffres, et ils prendront plus de place qu’ils n’en méritent. Plus vous faites vos devoirs avant d’en arriver à un montant X, plus votre intuition s’appuiera sur du solide.
Quel est le meilleur moment, dans le processus de décision, pour intervenir de façon à éliminer les idées préconçues?
Daniel Kahneman : C’est au moment de décider quelle information additionnelle il vous faut. C’est une étape absolument vitale. Si vous énoncez une hypothèse et que vous planifiez d’amasser de l’information, assurez-vous qu’il s’agit d’un processus rigoureux, et que l’information sera de bonne qualité. Et cela doit arriver très tôt dans le processus de décision.
Gary Klein : Je ne crois pas que les dirigeants se disent «J’ai ma petite idée, et je ne cherche que les données qui viendront l’appuyer». Je pense qu’ils se font rapidement une idée de ce qui se passe, ce qui leur permet de déterminer quelle information est pertinente. Autrement, ils sont coincés dans une surabondance d’informations. Plutôt que de chercher une confirmation, ils utilisent les cadres de référence issus de leur expérience pour les guider dans leurs recherches. Bien sûr, il est facile de perdre de vue tout ce qu’on laisse de côté. Une des possibilités, dans ce cas, c’est d’essayer de leur en faire prendre conscience, de leur faire voir la liste des éléments qu’ils ont ignorés.
Daniel Kahneman : J’ajoute que le processus de validation d’une hypothèse peut être contaminé si l’organisation connaît la réponse que le leader souhaite obtenir. Il faut laisser aux autres la possibilité de découvrir le plus tôt possible qu’une idée est mauvaise, avant que la machine se mette en branle dans la direction voulue par le leader.
Jusqu’à quel point croyez-vous que les dirigeants peuvent se montrer impartiaux?
Daniel Kahneman : La plupart des décideurs se fient à leur intuition parce qu’ils sont persuadés de voir clairement la situation. C’est un exercice très particulier que de remettre en question ses propres intuitions…
Je pense que la seule façon d’apprendre à rester impartial, c’est d’apprendre à critiquer les autres. J’appelle ça le «commérage éducatif». Si nous pouvions revoir notre façon de critiquer la prise de décision en intégrant au langage des organisations des notions comme l’ancrage, qui s’appuie sur l’analyse des erreurs, nous pourrions parler des erreurs des autres de façon beaucoup plus raffinée.
Croyez-vous que les leaders d’entreprise souhaitent vraiment favoriser ce type de commentaires? Comment réagissent-ils à vos idées, Daniel?
Daniel Kahneman : La réaction est toujours la même : ils se montrent très intéressés, mais à moins qu’ils vous aient personnellement demandé de les aider parce qu’ils sont décidés à agir, ils ne feront rien. Sauf peut-être le pré-mortem. Ils adorent ce concept.
Pourquoi les leaders hésitent-ils autant à mettre vos idées en pratique?
Daniel Kahneman : C’est simple. Toute nouvelle procédure mise en place fera en sorte qu’on remettra leur jugement en question, et ils le savent. Et qu’ils en soient conscients ou non, ils ne sont certainement pas enclins à voir leurs choix et leurs décisions discutées en permanence par tout le monde.
Pourtant, les hauts dirigeants tiennent à prendre de bonnes décisions. Auriez-vous quelques sages conseils à leur transmettre?
Daniel Kahneman : Le seul conseil que je peux leur donner, c’est d’améliorer la qualité des réunions, ce qui me semble fondamental pour améliorer le processus de prise de décisions. Les dirigeants passent beaucoup de temps en réunion. Ces rencontres doivent être de courte durée. Les participants doivent avoir le plus d’informations possible, et il faut éviter les erreurs liées.
Gary Klein : Ce qui me préoccupe, c’est la tendance à marginaliser les personnes qui expriment leur désaccord pendant les réunions. Il y a beaucoup trop d’intolérance à la contestation. En tant que leader, vous pouvez vous permettre de dire ce que vous voulez, mais ce n’est pas pareil pour vos collaborateurs, parce qu’ils sont conscients de prendre alors des risques.
Alors, quand des employés émettent des idées qui ne vous plaisent pas en tant que leader, au lieu de vous demander ce qui leur prend, demandez-vous plutôt pourquoi ils défendent de telles idées. La curiosité est une façon efficace de combattre l’adversité.