Le maître épicier qui a passé sa vie à bâtir de grandes chaînes d'alimentation Provigo, dont la direction a fini par lui échapper, puis Métro. Et c'est dans le feu de l'action qu'il a su affirmer son leadership.
RENÉ VÉZINA - Vous avez dû rebondir à quelques reprises, au cours de votre carrière, notamment après votre passage chez Provigo. Comment avez-vous fait ?
PIERRE H. LESSARD - Ça n'a pas été facile. Nous avions connu une belle progression chez Provigo, où j'avais été président de 1976 à 1985. De voir quelqu'un d'autre passer en avant [NDLR : Pierre Lortie], ça a été difficile à avaler. Je suis ensuite allé dans une compagnie de télévision, Pathonic, puis en assurance vie, chez Aeterna. Mais ma passion, c'était l'alimentation. J'y avais passé 17 ans. Lorsque l'occasion s'est représentée, j'ai sauté dessus, même si je savais que ce ne serait pas facile. Dans la vie, tout le monde connaît des défaites, mais je pense que l'important, quand ça ne fonctionne pas à notre goût, c'est d'avoir la détermination de rebondir et de continuer.
R.V. - Pourquoi cet attachement à l'alimentation ?
P.H.L. - J'avais fait mes débuts en 1967 avec Antoine Turmel chez Denault Limitée, alors un petit grossiste à Sherbrooke, dont les ventes atteignaient 35 millions de dollars. Avec les équipes en place, nous avons bâti Provigo, qui était rendu, en 1985, à un chiffre d'affaires de 4 à 5 milliards, ce qui était fantastique à l'époque. Provigo était alors une des plus importantes entreprises dirigées par des Québécois francophones. Quand vous bâtissez une telle entreprise, vous acquérez beaucoup d'expérience et vous devenez passionné par ce que vous faites. Dans l'alimentation, ça varie toutes les semaines. Il faut une vision à long terme, mais chaque lundi matin, vous avez vos résultats, vos ventes de la semaine précédente qu'il faut suivre de près. Ce n'est jamais pareil.
R.V. - Lors de vos études en comptabilité, pensiez-vous arriver un jour à un poste de direction ? Aviez-vous déjà l'habitude d'être en avant ?
P.H.L. - Je participais très activement aux associations étudiantes de l'Université Laval. J'étais président de ma classe et responsable des activités sociales. Je faisais également beaucoup de sport.
R.V. - Quels sports pratiquiez-vous ?
P.H.L. - Je pense que je les ai à peu près tous pratiqués, surtout quand je fréquentais le Collège des Jésuites de Québec : basket-ball, athlétisme, hockey, crosse, natation...
R.V. - Est-ce que ça contribue à bâtir un caractère, d'être aussi actif ?
P.H.L. - Dans un premier temps, ça nous apprend à participer, à être compétitifs et à jouer en équipe. C'est une bonne formation de base si on veut se diriger plus tard vers un poste de direction.
R.V. - Justement, quand vous assumez des postes de direction, comment fonctionnez-vous ? Seul dans votre bureau ou avec les autres ?
P.H.L. - Je travaille avec les autres, mais la façon dont on travaille avec les gens évolue. Quand je suis arrivé chez Metro en 1990, la situation financière était très difficile. Lorsque je suis allé voir les banquiers, trois semaines plus tard, ils m'ont dit qu'on ne remplissait pas les normes requises, les clauses restrictives, et qu'ils allaient nous retirer notre prêt. Ça surprend un peu ! J'ai réussi à les convaincre de nous donner la chance de leur présenter un nouveau budget, ce qu'on a fait. Un mois plus tard, au lieu d'avoir un déficit de 10 millions, on a préparé un budget qui présentait un bénéfice de 10 millions. Il fallait alors agir de façon rapide, très directive, sans avoir le temps de consulter à gauche et à droite, surtout avec des équipes que je ne connaissais pas, puisque je venais d'arriver. On a dû faire un plan de match et aller de l'avant.
R.V. - L'urgence de la situation le demandait.
P.H.L. - En effet. Pas trop de consensus ni de grandes discussions, sinon on ne réussit pas. Faire un nouveau budget en quatre semaines, c'est quelque chose. Dans un deuxième temps, la compagnie a progressé. On a fait des acquisitions, par exemple 48 magasins Steinberg, et la profitabilité s'est améliorée : le leadership est alors devenu plus participatif, de concert avec les cadres immédiats. Dans un troisième temps, l'acquisition d'A & P Canada a fait en sorte d'y concentrer la moitié du volume d'affaires. Ainsi, le leadership s'est exercé de façon plus partagée. Il a fallu plusieurs leaders dans plusieurs divisions. Ma façon de diriger chez Metro a donc été en constante évolution.
R.V. - Les gens vous ont-ils toujours suivi à travers cette évolution ?
P.H.L. - Il faut être crédible auprès des gens qui nous entourent. Ce qui crée la crédibilité, c'est le succès. Les équipes se sentent alors gagnantes. Et les équipes qui se sentent gagnantes sont des équipes performantes, prêtes à vous soutenir. On se fait des alliés. Ça a été le cas chez Metro.
R.V. - Dans les années 1970-1980, l'essentiel du secteur de l'alimentation au Québec était dirigé par des Québécois. Était-il important pour vous de conserver ici la propriété d'une importante chaîne d'alimentation ?
P.H.L. - C'est important dans l'alimentation comme ailleurs. Je pense qu'il faut garder au Québec nos entreprises et nos sièges sociaux. Car c'est avec ça qu'on bâtit à long terme et qu'on développe toutes sortes d'infrastructures commerciales et industrielles, entre autres pour les jeunes, pour qu'ils voient des réalisations dans leur entourage. Oui, pour moi, c'était important de conserver Metro au Québec.
R.V. - Pourtant, à l'époque, la rumeur disait que Pierre Lessard se préparait à vendre Metro...
P.H.L. - C'est ce que certains marchands disaient, mais jamais on n'a pensé à vendre. Au contraire, ma vision, comme celle de mes équipes, était de bâtir Metro. Il y a eu des périodes de doutes, par exemple lorsque Loblaw a acheté Provigo en devenant un concurrent plus gros que nous. On s'est alors dit qu'il fallait absolument croître hors Québec. Ça a pris environ sept ans. Malgré tout, durant toutes ces années, on a continué à grandir au Québec en augmentant nos ventes et nos profits. L'occasion s'est finalement présentée en 1999 : on a acheté 41 magasins Loeb en Ontario, dans la région d'Ottawa, avant d'acheter A & P Canada et ses 250 magasins en 2005. Vendre ? Non, ça ne nous a pas effleuré l'esprit.
R.V. - Un jour, je vous ai suivi pendant que vous visitiez un des magasins Dominion que vous aviez acheté en Ontario. Je vous revois discutant avec les gérants. Vous preniez des notes en parlant directement avec les gens. Vous sentez-vous comme chez vous, dans un supermarché ?
P.H.L. - Un de mes hobbys, quand j'ai le temps, c'est d'aller visiter des magasins. Parfois, les fins de semaine, je me rends dans un nouveau magasin Metro ou même chez un concurrent. J'aime parler aux gérants des départements pour savoir comment vont les ventes, quels sont les ratios et, le cas échéant, pour leur dire que leur département est beau. Ça me passionne et je pense que ça rend ces gens heureux de voir qu'on s'intéresse à ce qu'ils font. En réalité, c'est là que ça se passe. L'action est dans les magasins. On a beau bâtir les meilleures stratégies, si on n'est pas prêts quand le consommateur entre dans un supermarché, il n'est pas heureux et il ne reviendra peut-être pas.
«SI VOUS NE GAGNEZ PAS, VOTRE ÉQUIPE NE CROIT PLUS EN VOUS» - Pierre H. Lessard, ex-pdg de Metro
Le passage du flambeau à une nouvelle équipe n'a pas été chose facile pour l'ex-pdg. La transition s'est faite cependant de façon harmonieuse grâce à une bonne préparation.
RENÉ VÉZINA - Au fil du temps, votre façon de diriger a évolué. Dans les dernières années, avant de laisser la direction de Metro, comment avez-vous exercé votre leadership ?
PIERRE H. LESSARD - Dans les dernières années, avec l'acquisition d'A & P Canada, mon leadership est devenu plus partagé. Il faut comprendre que j'approchais de ma retraite de président et chef de la direction. C'était donc le moment de faire confiance aux équipes et de leur lancer des défis importants. On a formé un groupe de travail et mes équipes m'ont dit qu'elles étaient capables de relever le défi. Je leur ai répondu : «Excellent ! Je me fie à vous, maintenant, livrez la marchandise.» À mesure que ça avançait, il fallait que je m'éloigne un peu, moi qui étais pourtant du genre à se mêler directement des affaires. Mais lorsqu'on est aux commandes d'une entreprise de cette taille, il faut absolument faire confiance aux équipes. Il faut se dire : «Les gens que j'ai formés et avec qui j'ai travaillé sont de bons gestionnaires. C'est le moment pour eux de le prouver.»
R.V. - Metro, c'est un peu votre bébé. Ça n'a pas été difficile de passer le relais ?
P.H.L. - Disons que ce n'est pas facile. Surtout qu'ils font les choses d'une certaine façon... Vous les regardez et vous vous dites : «Hum, moi je n'agirais pas comme ça, il me semble qu'ils devraient faire autrement.» Mais sans être présents au jour le jour, on est quand même là pour échanger des idées avec eux continuellement. Peut-être pas sur place, en Ontario, mais on peut, par exemple, discuter des plans d'action. À un moment donné, il faut donner de la latitude pour voir si les équipes sont prêtes. Et comme vous avez pu le constater, elles l'étaient. L'entreprise a continué de grandir. Et lorsque le moment est venu de me retirer, je pense que la succession s'est faite de façon harmonieuse. Éric Laflèche est entré en poste il y a trois ans et demi. Le changement a été assez facile. Plusieurs avaient des doutes, et je dois dire qu'ils ont été surpris, moi le premier, mais ça s'est très bien passé.
R.V. - Comment affirmiez-vous votre leadership ?
P.H.L. - Il y a toutes sortes de définitions du leadership. Pour moi, un leader dans une entreprise, c'est quelqu'un qui la fait progresser, qui la fait croître, qui donne des résultats. Trop souvent, on définit un leader comme un grand communicateur... Mais le problème, c'est qu'il ne livre pas toujours la marchandise. Et après un certain temps, vous perdez votre crédibilité si vous ne la livrez pas. Si ça marche, vos gens vont vous suivre. Si ça ne réussit pas, ils vont arrêter d'y croire. C'est un peu comme au football : vous arrivez avec un quart-arrière fantastique, le premier choix au repêchage. On l'installe. Mais deux ou trois ans après, si l'équipe n'est toujours pas dans les séries éliminatoires, il a beau être très fin ou très bon, elle ne croit plus en lui. Il faut alors faire les changements qui s'imposent.
R.V. - Certaines personnes ont-elles eu une influence sur votre carrière ?
P.H.L. - La principale personne qui m'a influencé a été Antoine Turmel. Je l'ai rejoint en 1967. Denault réalisait alors des ventes de 35 millions de dollars. Son plan était de consolider les grossistes en alimentation au Québec. Ça semblait intéressant. J'ai décidé d'embarquer. En 1969, il a entrepris la fusion d'importants grossistes québécois, Couvrette et Provost, Lamontagne et Denault. Il en est résulté un nouveau grossiste avec un volume de 200 millions de dollars. En 1985, le volume atteignait de 4 à 5 milliards. Toute une croissance ! Être arrivé à gérer une fusion à trois, c'est une grande réussite. C'était quelqu'un, Antoine. Il avait une vision, un objectif. Il m'a beaucoup impressionné et il a été mon mentor. Autrement, au Québec, évidemment, on connaît les Laurent Beaudoin, Serge Godin, Alain Bouchard, Jacques Lamarre, Jean Coutu : de vrais bâtisseurs. À l'extérieur, il y a un nom souvent entendu ces derniers temps, celui de Steve Jobs. S'il y a quelqu'un qui a changé le monde, de façon universelle, c'est bien lui.
R.V. - Une nouvelle génération est en place, une autre s'en vient. Est-ce que vous en voyez qui sont de calibre à faire le travail et même, à nous étonner ?
P.H.L. - Oui, ils vont continuer à bâtir. Ceux que l'on connaît le mieux sont déjà dans des entreprises d'une certaine importance : on peut parler d'Éric Laflèche qui va certainement continuer à développer Metro, ou Marc Dutil et Pierre Beaudoin. Pour ce qui est des entrepreneurs qui vont partir de zéro, je crois que, pour le moment, cela se passe surtout dans le domaine technologique. Les jeunes d'aujourd'hui sont motivés. Ils ont une vision différente, ils sont peut-être plus à l'aise dans leur milieu que ne l'étaient les anciens bâtisseurs. Cela me donne confiance à l'avenir et au développement du Québec.
R.V. - Un jour, vous figurerez vous aussi dans les livres d'histoire, parmi les grands bâtisseurs, et il y aura quelques paragraphes sur le souvenir que vous aurez laissé. Si vous pouviez l'écrire vous-même, qu'est-ce que vous diriez ?
P.H.L. - En équipe, on a réussi à redresser Metro et à éviter une faillite qui aurait été un désastre pour les emplois et les marchands, pour en faire une grande société avec 11 milliards de dollars de ventes, 5 milliards en capitalisation boursière et 65 000 employés. J'en suis bien fier. Et surtout, j'ai réussi à bâtir des équipes qui vont continuer à développer Metro. En résumé, j'écrirais ceci : Pierre Lessard a réussi à bâtir une belle entreprise québécoise.
CV
Nom : Pierre H. Lessard
Âge : 69 ans
Biographie : Né à Québec, Pierre H. Lessard a fait des études de comptabilité à l'Université Laval avant de se joindre à Denault, un grossiste en alimentation de Sherbrooke qui a donné naissance à Provigo. Après avoir quitté Provigo, qu'il a présidé de 1976 à 1985, il a assumé plusieurs postes à la direction d'entreprises avant de revenir dans l'alimentation à la tête de Metro, de 1990 à 2008.