Il vous dérange à tout moment, au bureau comme à la maison, il vole votre énergie, vous tyrannise et fait voler vos résolutions en éclats. Le règne du monstre, dans lequel vous aurez reconnu le courriel, tire toutefois à sa fin.
Atos, une multinationale française de 74 000 employés oeuvrant dans le domaine des TI, a pour objectif d'éliminer 100 % des courriels internes d'ici février 2014.
«Le fait que les gens soient débordés par les courriels représentait un réel problème dans notre organisation, révèle Robert Shaw, directeur mondial du programme Zero Email chez Atos. La moitié de nos employés passaient plus de deux heures par jour à gérer leurs courriels. Pire encore, 70 % de ces courriels n'étaient pas directement liés à leurs tâches.» À la suite de ce constat, le comité de scientifiques d'Atos a proposé un remède original à un mal pourtant commun : l'élimination du courriel.
Le pdg de l'entreprise, Thierry Breton, n'a pas hésité à appliquer cette recommandation. En février 2011, il annonçait ainsi que l'entreprise allait bannir les courriels à l'interne dans un délai de trois ans. «La réponse qu'a suscitée l'annonce de M. Breton était tout à fait inattendue, dit Robert Shaw. Notre site Web a été visité 3,5 millions de fois par des internautes ayant fait des recherches sur notre initiative. Nos clients sont aussi intéressés et ils nous posent des questions, car ils sont aux prises avec les mêmes problématiques.»
Atos n'est pas la seule entreprise à s'attaquer de front aux courriels internes. En avril dernier, le pdg de Learning as Leadership, une PME californienne de 15 employés, n'en pouvait plus : «Le temps perdu à gérer mes courriels, c'était une souffrance de tous les jours, témoigne Shayne Hughes. J'étais frustré de la place que ça prenait dans notre entreprise et je savais qu'il fallait que j'essaie quelque chose de nouveau.»
L'entrepreneur avait déjà incité ses employés à restreindre leur utilisation du courriel, mais cela n'avait pas suffi à modifier leur comportement de manière durable. Shayne Hughes a donc interdit formellement l'envoi de courriels internes durant une semaine : «La première réaction de mes employés a été de dire que ce n'était pas possible, qu'ils ne pourraient pas travailler. Après la semaine, quand on a fait le point, le discours avait changé. Ils étaient moins stressés et avaient eu le temps de faire plus de choses.»
Ces expériences n'étonnent pas Saul Carliner, professeur à l'Université Concordia et spécialiste des communications en milieu de travail : «Les gens sont débordés par le volume de courriels qu'ils reçoivent et sont à la recherche de solutions de rechange. Le problème, c'est qu'on utilise le courriel pour tenir des conversations. D'abord, les conversations par courriel finissent par devenir illisibles. On a aussi tendance à inclure des gens qui ne sont pas concernés. Ensuite, elles peuvent être des sources de conflits, car c'est très facile d'écrire dans un courriel quelque chose qu'on aurait tu si on avait été face à son interlocuteur.»
Grâce à son initiative, Shayne Hughes n'a pas eu de mal à convaincre ses employés de mettre une croix sur les courriels internes de manière définitive, à quelques exceptions près. Notamment, le courriel peut être utilisé pour communiquer avec un collègue travaillant à l'extérieur, pour transmettre des fichiers ou encore afin de laisser des traces, lorsque la situation l'exige. «Aujourd'hui, je consacre de 30 à 60 minutes de moins par jour à mes courriels et, à l'échelle de l'entreprise, le volume de courriels internes a baissé d'environ 80 %», souligne le pdg de Learning as Leadership.
Du côté d'Atos, 100 % des courriels internes ont pu être éliminés dans le cadre d'un projet-pilote réalisé par un groupe d'employés. Depuis le 16 octobre, l'initiative est déployée par étape, au sein d'un groupe à la fois . «Il ne suffit pas d'interdire aux employés d'envoyer des courriels, explique Robert Shaw. Pour que ça fonctionne, il faut vérifier que l'alternative qu'on leur offre leur permet d'effectuer leurs tâches spécifiques plus efficacement.»
Adieu courriel, bonjour réseau social
Adieu courriel, bonjour réseau social
Consécutivement à sa décision d'éliminer les courriels internes, Atos a étudié un grand nombre de réseaux sociaux d'entreprises.
«Nous avons accueilli de nouveaux employés qui utilisaient un logiciel de messagerie pour la première fois de leur vie, mais qui étaient des utilisateurs expérimentés des médias sociaux, indique Robert Shaw. L'un de nos objectifs, c'était de comprendre comment cette nouvelle génération communique et d'innover en mariant les pratiques les plus efficaces des différentes générations.»
Compte tenu de son objectif ambitieux, l'entreprise cherchait un outil qu'elle puisse adapter à ses besoins : «Après avoir évalué quelque 200 réseaux sociaux pour entreprises, nous en avons retenu deux, dit Robert Shaw, blueKiwi était l'un deux... et nous avons fini par acheter l'entreprise.»
Comme c'est le cas de ses nombreux concurrents, dont IBM Connections, Yammer et Chatter, l'interface de blueKiwi rappelle celle de Facebook. Ce choix généralisé est tout sauf un hasard. «Dès 2007, les utilisateurs des réseaux sociaux ont dépassé en nombre ceux des courriels, et aujourd'hui, Facebook a un milliard d'utilisateurs actifs, fait valoir Renny Monaghan, vice-président du marketing de Salesforce, à qui appartient Chatter. Internet nous montre comment les gens veulent communiquer, et la réalité, c'est qu'ils abandonnent le courriel !»
L'implantation du réseau social de Salesforce dans une entreprise causerait une diminution moyenne du volume de courriels de 26 % : «L'arrivée de Chatter signe l'arrêt de mort des listes de courriels, explique Renny Monaghan. Les employés peuvent ainsi choisir de quels groupes et de quels collègues ils veulent recevoir de l'information.» Au sein même de Salesforce, l'implantation de Chatter a eu pour résultat une diminution de 35 à 40 % du volume de courriels.
Dans les faits, les entreprises souhaitent avant tout que leurs employés communiquent entre eux le plus efficacement possible. Par conséquent, c'est parce qu'ils permettent de mieux échanger que les réseaux sociaux d'entreprises sont populaires. CGI, qui n'a aucune intention de limiter l'utilisation du courriel, a néanmoins déployé le réseau social d'entreprises Tibbr en octobre 2011 : «On a évalué que le courriel n'était pas le médium le plus efficace pour créer des occasions de collaboration», explique simplement Éric Lebel, vice-président, gestion des connaissances, chez CGI.
Tibbr s'est révélé tout particulièrement utile lors de l'intégration des employés de Logica, dont CGI a finalisé l'acquisition en août dernier : «Dès le premier jour, notre réseau social a accueilli 41 000 nouveaux membres, pour lesquels on avait créé plusieurs sujets d'accueil, afin de faciliter leur intégration à l'entreprise, relate Éric Lebel. Ce jour-là, un employé issu de Logica a utilisé l'outil afin de trouver un logiciel très spécialisé pour un client. On lui a rapidement proposé six produits susceptibles de répondre à ses critères, et cet employé s'est fait 14 nouveaux contacts au sein de l'entreprise.»
Malgré l'engouement des entreprises pour les réseaux sociaux, Saul Carliner de l'Université Concordia ne croit pas que le courriel soit appelé à disparaître de la boîte à outils des entreprises, même à l'interne : «Je ne pense pas que le courriel va disparaître, mais il deviendra un canal de communication destiné à un usage très spécifique, notamment les communications formelles.»
Robert Shaw, pour sa part, croit que l'objectif qu'Atos s'est fixé est réaliste, quoiqu'il n'ait pas la prétention de tout savoir : «Peu importe ce qui arrive au bout du compte, cette aventure nous aura permis d'en apprendre beaucoup à propos de la collaboration et de la communication en milieu de travail.»