Raymond Royer s'est retrouvé aux commandes de deux des plus grandes entreprises québécoises, Bombardier et Domtar. Et il a toujours cherché à s'appuyer sur les trois attributs qu'il associe au leadership : confiance, courage et compassion.
RENÉ VÉZINA - Vous êtes à la fois comptable et avocat, une double formation qu'on ne voit pas souvent. Pourquoi l'avez-vous choisie ?
RAYMOND ROYER - Au départ, j'aimais les affaires et je me suis dit que j'allais faire ce qu'il faut pour y arriver. Je suis allé rencontrer un comptable agréé et je lui ai demandé : «Si c'était à refaire, qu'est-ce que tu ferais ?» Il m'a répondu : «Je ferais mon droit.» J'ai ensuite consulté un notaire, à Sherbrooke, qui réussissait très bien en affaires. Il m'a dit que, quant à lui, il ferait sa comptabilité. C'est ainsi que j'ai décidé de suivre les deux formations, afin d'être un bon gestionnaire.
R.V. - Dans votre jeunesse, étiez-vous prédisposé à diriger ? Est-ce que vous affirmiez déjà votre leadership ?
R.R. - En fait, même quand j'étais à l'Université de Sherbrooke, on parlait de gestionnaire et d'entrepreneur, mais jamais de leader. Moi, ce qui m'intéressait, c'était précisément d'être un leader. Pour le devenir, je lisais des biographies : par exemple, Henry Ford et les grands de ce monde, y compris les politiciens. J'avais lu avec beaucoup d'intérêt Gandhi. J'essayais de voir quels étaient les traits communs de ces personnages. Un jour, je suis tombé sur cette définition : «Un leader a l'assurance nécessaire pour agir par lui-même, le courage pour prendre des décisions difficiles et la compassion pour être attentif aux besoins des autres. Son but premier n'est pas d'être un leader, il en devient un par la qualité de ses actes et par l'intégrité de ses intentions. Autrement dit, les leaders ressemblent un peu à des aigles, leur force ne vient pas de l'association avec les autres, ils se distinguent.» Ça m'a marqué.
R.V. - Dans ce que vous venez de dire, il y a des mots clés : confiance, courage, intégrité... Or, dans le climat actuel, il me semble que ce ne sont pas des mots souvent associés au milieu des affaires.
R.R. - Je dois vous dire que, lorsque j'étais chez Domtar, où j'ai fait des transactions pour une valeur de près de 8 milliards de dollars, elles se sont conclues chaque fois par une poignée de main, et les gens les ont chaque fois respectées. Naturellement, avant de conclure une transaction, il faut être sûr que la personne à qui on va serrer la main est d'accord avec nos principes et partage nos valeurs.
R.V. - Lorsque vous étiez chez Bombardier, comment avez-vous perçu le fait que le transport en commun serait l'un des axes de croissance de l'entreprise ?
R.R. - En 1974, Bombardier venait de gagner le contrat du métro de Montréal et j'avais été engagé comme directeur général. On me fournissait l'usine de La Pocatière, qui fabriquait alors des motoneiges pour exécuter le contrat. Au fur et à mesure qu'on évoluait, avec l'aide de conseillers français, je me rendais compte de l'immense potentiel du transport en commun en Amérique du Nord. Cela m'a conduit, en 1979, à présenter un plan stratégique d'une quinzaine de pages à Bombardier, dans lequel j'affirmais que, si on optait pour le transport en commun, on pouvait faire les choses différemment. Finalement, le conseil a approuvé, et c'est à ce moment qu'on a obtenu le contrat du métro de New York, ce qui nous a ensuite permis d'acheter Canadair, puis Short Brothers en Irlande du Nord.
R.V. - C'était quand même un changement de cap radical. Il fallait être audacieux !
R.R. - Pour ce qui est du contrat de New York, j'ai acheté du Japon la technologie de la fabrication en acier inoxydable. Personne ne l'avait au Canada, et une entreprise seulement aux États-Unis. Pour m'assurer qu'on aurait accès à cette technologie, j'avais conclu une entente avec les Japonais permettant d'envoyer des membres de l'équipe de La Pocatière visiter leurs usines à Kobe pendant les six premiers mois de notre contrat. J'y ai envoyé 60 personnes. Les meilleurs ouvriers, les outilleurs, les ingénieurs et les représentants syndicaux y passaient une semaine. La seule condition que je posais, c'est qu'au retour, ils devaient avoir décelé trois choses que les Japonais faisaient mieux que nous. Nous avons ensuite repris tous les commentaires. Les Japonais nous avaient appris qu'il fallait environ 2 800 heures pour fabriquer une voiture de métro. Nous avons été plus conservateurs et nous avons soumissionné sur la base de 3 100 heures. Mais après avoir implanté toutes les pratiques observées au Japon, on a diminué le total à 2 700 heures : on gagnait 400 heures par voiture ! Je l'ai fait en essayant de me servir non seulement des mains de nos gens, mais surtout de leur tête. Je crois que tout ce qui se mesure peut être amélioré. J'ai probablement été l'un des premiers à introduire le Kaizen au Canada et en Amérique, parce que j'avais sollicité des professeurs japonais pour venir nous le montrer.
R.V. - En 1996, vous quittez Bombardier et vous arrivez chez Domtar. Est-ce que ça été difficile de laisser derrière vous un épisode marquant de votre carrière pour en entreprendre un autre ?
R.R. - Oui, mais il faut aller là où l'on peut réaliser ses aspirations. Quand j'étais responsable du transport chez Bombardier, j'étais réellement en charge. J'étais le CEO. Par la suite, dans la nouvelle structure de Bombardier, je relevais de quelqu'un, alors que je voulais réaliser mes choses moi-même.
R.V. - Est-ce cela qui vous a amené à changer complètement de secteur pour aller dans l'industrie forestière ?
R.R. - Exact. Domtar, c'est arrivé par accident. Je n'avais pas décidé d'y aller. Je ne savais pas ce que je ferais à ce moment-là. L'entreprise m'avait déjà invité quand j'étais chez Bombardier, mais je ne voulais pas y aller à ce moment-là. Quand on m'a réinvité pour une entrevue, je me suis informé sur l'entreprise et je me suis rendu compte que l'industrie des pâtes et papiers et des produits forestiers était le plus grand exportateur canadien. De plus, c'est un procédé de fabrication continue. Ce n'est pas comme dans un contrat de fabrication de voitures de métro ou d'avions. Je me suis demandé si mes théories de gestion allaient fonctionner dans un environnement très différent.
R.V. - Comment résumeriez-vous votre théorie de gestion ?
R. R. - Je vais vous raconter une petite histoire que j'ai entendue à la fin de l'université. Joe travaillait dans un atelier d'usinage qui comptait 200 personnes. Un jour, le président annonce : «La semaine prochaine, on va célébrer notre 25e anniversaire et on va fêter Joe en même temps.» Les employés sont heureux, car Joe est respecté de tout le monde. Il est très habile de ses mains. Tout ce qu'on lui demande, il le fait à la perfection. Lors de la soirée, après avoir reçu son cadeau, Joe prend la parole pour remercier et dire qu'il est très fier de travailler pour l'entreprise. Puis il s'en va. Le jeune président, qui vient de faire son éloge, lui dit alors : «Joe, pas si vite ! Si tu avais quelque chose à nous dire, ce serait quoi ?» Joe pense à son affaire et répond : «J'adore travailler ici et je vais le faire tant que je le pourrai. Vous me payez pour l'usage de mes mains, mais peut-être pourriez-vous penser à vous servir aussi de ma tête...» Ça m'a vraiment marqué. Je me suis dit que je ne voudrais pas me faire reprocher par mes collègues de travail de ne pas avoir sollicité leur intellect pour trouver des solutions.
«C'EST TOUJOURS LA MEILLEURE ÉQUIPE QUI GAGNE» - RAYMOND ROYER
Raymond Royer a amené Domtar au premier rang des papetières nord-américaines. Un résultat qu'il a atteint en enracinant le sentiment d'appartenance des employés au coeur de l'entreprise.
RENÉ VÉZINA - Est-ce important, à vos yeux, de mobiliser le personnel ?
RAYMOND ROYER - Absolument. Quand Bombardier a eu le contrat de New York, la division du transport en commun comprenait 1 200 employés. J'ai donné des sessions de formation de quatre heures à des groupes d'un maximum de 50 employés, et ce, jusqu'à ce que j'aie fait le tour de tout le personnel. Je voulais qu'ils comprennent ce qu'était l'environnement économique auquel on avait à faire face.
R.V. - Avez-vous conservé la même recette chez Domtar ?
R.R. - Absolument ! Et c'est en allant dans les scieries que je me suis rendu compte qu'on pouvait faire les choses différemment. À cette époque, c'était le débat autour du film L'erreur boréale. J'ai donc voulu rencontrer les groupes en environnement, les World Wildlife Fund, Forest Ethics, Rainforest Alliance, Greenpeace, afin de comparer nos pratiques avec ce que ces groupes voulaient qu'on fasse. La différence était minime. Ça a pris deux ans pour certifier toutes nos forêts selon les normes environnementales du FSC, le Forest Stewardship Council. On a également certifié toutes nos pratiques forestières et même nos usines, de façon à ce que nos clients sachent que nos produits étaient approuvés à 100 %. Aujourd'hui, ça aide énormément Domtar. On ne vend pas notre papier plus cher, mais au moins on le vend. Il ne reste pas dans les stocks ! Domtar était auparavant l'avant-dernière des 22 grandes papetières en Amérique du Nord en matière de rentabilité. Elle est devenue la première en 1999 et 2000. Ça m'a valu à deux reprises le titre de CEO de l'année, d'abord à l'échelle mondiale, puis à celle des papetières nord-américaines. Tout cela grâce au travail des employés qui s'étaient dit : «Attends un peu, on peut battre les autres.»
R.V. - Comment devrait-on comprendre la fusion avec Weyerhaeuser ? À l'époque on se disait que «Domtar, c'est fini»...
R.R. - C'est un reverse takeover [prise de contrôle inversée]. La division papier de Weyerhaeuser était trois fois plus grosse que celle de Domtar. J'ai payé avec 55 % des actions de Domtar que j'ai données, non pas à la compagnie, mais à ses actionnaires, qui voulaient tous des actions de Domtar. C'est ainsi qu'on a pu garder notre siège ici et qu'on est devenu numéro un en Amérique du Nord, puis probablement à l'échelle mondiale dans les papiers de communication, ce qu'on appelle les papiers fins. Mais pas dans le papier journal, car on n'est pas dans ce marché. Il y a encore de l'espoir pour les produits forestiers. Sauf que la demande a diminué. Dans le papier journal, elle est passée de 20 millions de tonnes à environ 7 millions de tonnes par année en Amérique du Nord. Il faut que les producteurs s'ajustent. Mais tout le monde ne va pas s'en sortir. Ce sont les meilleurs qui vont rester en vie. C'est malheureux, mais c'est comme ça.
R.V. - Trouvez-vous qu'il y a de l'espoir dans le milieu des affaires en général ? Y a-t-il des gens de valeur dans notre société ?
R.R. - Oui, beaucoup. J'ai le plaisir encore, à l'occasion, de conseiller de jeunes leaders. Je suis toujours émerveillé par ce que j'entends et ce que je vois. La jeune génération de gens d'affaires doit gérer la complexité et des coutumes de vie différentes. On n'est pas juste ici des Canadiens ou des Américains d'origine : il y a des gens qui arrivent avec toutes sortes de cultures et de valeurs qui peuvent être différentes des nôtres. En plus, les nouveaux dirigeants doivent administrer à l'ère de la communication instantanée. Cela demande des gens beaucoup plus complets qu'on pouvait l'être nous-mêmes à une autre époque.
R.V. - Si vous aviez des conseils à donner à des jeunes en train de se développer, qu'est-ce qui vous viendrait à l'esprit ?
R.R. - La première chose que je dirais, c'est : «Prends le temps de te connaître. Connais-toi toi-même», comme disait Socrate. Pourquoi ? Parce qu'il faut apprendre quels sont nos qualités et nos talents. La réussite vient de l'utilisation de nos qualités et de nos talents. Il faut donc miser sur ces qualités et ces talents pour trouver un environnement qui nous rende heureux. Parce qu'une personne qui se sent bien dans sa peau, une personne heureuse, va toujours réussir. Si je retournais en poste comme CEO, je ferais participer encore davantage les gens. Ça fait partie de mes croyances profondes : c'est toujours la meilleure équipe qui gagne. Un jour, le Canadien va comprendre ça...
R.V. - Il y a quelques années, vous ouvriez le jardin Domtar, au centre-ville de Montréal, à côté de l'immeuble du siège social, tout près de la Place des Arts. Il y avait même une place pour une garderie. Vous en étiez particulièrement fier. Pourquoi était-ce si important pour vous ?
R.R. - Lorsque je suis arrivé chez Domtar, quand on demandait aux membres du personnel pour qui ils travaillaient, beaucoup répondaient : «Dans l'industrie des pâtes et papiers». Ils ne s'identifiaient pas à Domtar. Avec mes collègues à la direction, je voulais qu'on trouve une façon de rendre les employés fiers de dire qu'ils travaillaient pour Domtar. Ce que nous avons fait pour la certification des forêts en fait partie. Le jardin Domtar, c'est un signe visible de tout cela.
R.V. - Un jour, on écrira sur vous en évoquant le souvenir que vous avez laissé. À supposer que vous ayez la chance de l'écrire, que diriez-vous de vous ?
R.R. - J'aimerais que les gens disent que j'étais un homme juste.
CV
Nom : Raymond Royer
Âge : 73 ans
Titre : Administrateur de sociétés
Diplômé en commerce, en droit et en comptabilité de l'Université de Sherbrooke, Raymond Royer est entré chez Bombardier en 1974 avant d'en devenir le président et chef de l'exploitation en 1986. Il a ensuite assumé les fonctions de président et chef de la direction de Domtar, de 1996 à 2008.