Dresseur de chevaux, professeur d'université puis pdg, l'ancien président d'Uni-Sélect a toujours su aller droit au but. Il était costaud, et on s'est récemment inquiété de le voir amaigri avant qu'il ne reprenne toutes ses couleurs après une transplantation cardiaque. Ce n'est pas le seul défi que ce dirigeant d'origine modeste a relevé au cours de sa carrière, où il a su s'imposer dans les milieux les plus divers en se montrant à la fois audacieux et familier.
René Vézina - Comme homme d'affaires, votre parcours a été tout sauf conventionnel. Comment tout a-t-il commencé ?
Jacques Landreville - Je viens de Saint-Henri, un milieu ouvrier de Montréal. Mon père, Antonio, était épicier-boucher. Nous étions huit enfants. Un de ses amis, Paul Provost, qui habitait à Sainte-Marguerite-du-Lac-Masson, savait que papa s'occupait aussi de chevaux. M. Provost venait d'acheter de beaux palominos et cherchait un jeune pour les dresser. Mon père m'a envoyé là-bas à la fin des classes, pour l'été. J'avais 17 ou 18 ans. C'est là que j'ai rencontré Fridolin Simard, le propriétaire de l'Estérel. J'ai fini par lui donner des cours d'équitation tout en dressant des chevaux pour la famille Provost.
R.V. - Quelle a été son influence sur vous et sur votre carrière ?
J.L. - Il a été mon mentor intellectuel. Il m'a appris à ne pas avoir peur d'avancer. J'ai travaillé avec lui cinq ou six ans, entre autres comme chauffeur privé. Il était un important entrepreneur du temps de la construction d'Expo 67. Un jour, il m'a encouragé à passer des tests d'orientation professionnelle, car j'avais abandonné l'école. Il m'a incité à abandonner mon projet de devenir policier et à me diriger plutôt vers les affaires. Je me suis inscrit à HEC, où j'ai obtenu un bac en sciences comptables. Puis j'ai fait une maîtrise en finances à l'Université de Sherbrooke et des études prédoctorales à l'INSEAD, à Fontainebleau.
R.V. - De chauffeur privé, vous vous êtes retrouvé professeur d'université... Comment avez-vous réussi ce passage ?
J.L. - Cela a été très facile. Je suis entré à l'Université du Québec à Chicoutimi (UQAC) parce que l'ancien directeur du programme, Roger Miller, qui a participé à la création de Secor, cherchait des professeurs. D'ailleurs, les trois fondateurs de Secor, Yvan Allaire, Marcel Côté et Roger Miller, ont été mes professeurs à l'Université de Sherbrooke. Roger Miller était vice-doyen à l'enseignement et à la recherche à Chicoutimi. Il m'a engagé comme professeur de finance. J'y suis resté deux ans et demi. Par la suite, le doyen de la faculté d'administration de l'Université de Sherbrooke, Raymond Vachon, le père de Louis [NDLR : le président de la Banque Nationale] m'a recruté à l'âge de 29 ans comme directeur du MBA, moi, un fils d'épicier, le seul dans la famille à être allé à l'université, parce que cela n'intéressait pas les autres. Les circonstances de la vie ont permis que je réalise mes rêves : j'ai eu un mentor qui m'a appris à oser et à ne pas avoir peur d'avancer, et un autre qui m'a montré à exécuter.
R.V. - Qui était cet autre mentor ?
J.L. - Stanley Berezowsky. À l'époque, le Parti québécois venait d'arriver au pouvoir. Les entreprises anglophones cherchaient des francophones pour occuper des postes de cadre. Par l'entremise d'un ami, j'ai rencontré le pdg de Humpty Dumpty Foods et je suis devenu son adjoint. Le vice-président était alors Stanley Berezowsky, un Polonais d'origine qui avait fait la guerre. Il m'a dit : «Mon jeune, tu es brillant, mais il va falloir que tu apprennes à exécuter avec rigueur. Ça signifie que ce que tu prétends gérer, tu devras le mesurer.» J'ai travaillé avec lui pendant plusieurs années.
R.V. - Vous avez ensuite occupé d'autres fonctions de direction jusqu'à devenir président d'Uni- Sélect. Comment êtes-vous arrivé à ce poste ?
J.L. - Une «chasseuse de têtes», Manon Vennat, m'a proposé un jour de rencontrer Robert Chevrier, mon prédécesseur à la tête d'Uni-Sélect, en me disant qu'il avait quelque chose à me proposer. J'étais alors en pleine négociation pour faire l'acquisition d'une entreprise. «Au lieu de mettre tes énergies à acheter une entreprise, viens chez nous, tu vas devenir multimillionnaire», m'a-t-il dit. Jean-Louis Dulac, le président du conseil, qui est encore en poste, a ajouté à son tour : «Vous êtes le genre de gars capable de parler de choses ordinaires à du monde ordinaire. Et dans notre entreprise, c'est ce qu'on est.»
R.V. - Uni-Sélect se spécialise dans la distribution de pièces d'automobile. Comment vous êtes-vous adapté à ce milieu ?
J.L. - Les gens qui travaillent dans le commerce des pièces d'auto n'ont généralement pas fait de longues études. Il s'agit de propriétaires de garage qui ont ensuite eu leur magasin de pièces, puis à la longue, en ont racheté plusieurs. Des gens pas compliqués, qui ressemblent à ceux que je côtoyais dans le milieu où j'ai été élevé. J'ai embarqué. L'entreprise était de taille relativement modeste. On faisait 200 millions de dollars (M $) de chiffre d'affaires à l'époque, avec cinq entrepôts : quatre dans l'est du pays et un à Calgary.
R.V. - Quel était le bilan de l'entreprise quand vous avez pris la décision de partir ?
J.L. - Le chiffre d'affaires était rendu à 1,3 milliard de dollars. Avec le temps, on avait acquis une soixantaine d'entreprises, des petites et des plus grosses. Tous les ans, on dépassait nos plans d'affaires, on payait le maximum de bonis et l'action montait. On l'a divisée deux fois. Les gars sont devenus millionnaires... et moi aussi. C'était le fun !
Avant de nous lancer à l'assaut du marché américain, j'ai eu peur d'avoir peur. Mais on y est allé quand même. À mon départ, on réalisait 800 M $ de notre chiffre d'affaires aux États-Unis.
R.V. - Vous deviez travailler avec des propriétaires de garage. Quelles relations aviez-vous avec eux, comme dirigeant ?
J.L. - Il faut comprendre que ces entrepreneurs portent trois chapeaux. Ce sont avant tout des opérateurs. Ils ne veulent pas travailler pour les autres. Deuxièmement, ce sont des propriétaires. Puis, ce sont souvent des pères ou des mères de famille. Il faut simplement savoir comment leur parler. Les dirigeants qui se faisaient donner du «Monsieur le président» et qui étaient suivis par une cour ont tous «mangé leurs bas» les uns après les autres. Le pouvoir, c'est celui que les autres nous donnent, pas celui qu'on impose. J'ai toujours travaillé avec les gens simplement en disant : «Écoute, on va se parler des vraies affaires. Comment peut-on s'organiser et se tricoter une tuque ensemble pour ne pas avoir trop froid quand l'hiver arrivera ?»
Il faut adopter un langage que les gens comprennent. Parler franchement sans tourner autour du pot. Dans le fond, tout ce que je faisais, c'était d'écouter ce que les gens disaient. J'étais parfois en désaccord avec mes collaborateurs, mais je faisais ce qu'ils me recommandaient, parce que je savais qu'ils étaient plus compétents que moi dans certains domaines.
René Vézina - En cas de désaccord, êtes-vous du genre à donner un gros coup de poing sur la table ?
J.L. - Oui, il peut arriver que je dise : «On va arrêter de discuter sur le sexe des anges. Il faut prendre une décision.» Dans l'entreprise, l'engagement était collectif, mais j'étais le chef d'orchestre. Mon travail était de faire en sorte que les gens jouent en harmonie et qu'ils se complètent entre eux. À la fin de la journée, on décidait. Peu importe qui avait pris la décision, l'important c'est qu'on l'avait fait ensemble.
R.V. - Durant votre carrière, quels sont les dirigeants qui vous ont le plus impressionné ?
J.L. - Il y a en eu beaucoup, pour différentes raisons. Je pense à Pierre Péladeau, à sa vitesse d'exécution, à sa facilité de communiquer. Un autre ? André Bérard. Quand je faisais des acquisitions, je faisais affaire avec lui, et pour rendre une décision, ce n'était pas long. On n'avait pas besoin d'appeler à Toronto. Jean Lafleur en est un autre qui m'a beaucoup aidé. Pas le gars des communications, mais l'avocat [NDLR : de Heenan Blaikie], conseiller de la Reine, qui est décédé récemment. Il m'a beaucoup influencé pour ce qui est de la rigueur et de l'intégrité. Il m'a enseigné comment régler des conventions collectives. Puis des gars comme Serge Godin - une soie - et Alain Bouchard, qui a accompli un travail extraordinaire. Ce sont des gens pour qui j'ai beaucoup d'admiration, parce qu'ils ont le goût de se dépasser.
R.V. - Et du côté des plus jeunes ?
J.L. - Il y a en encore plus ! Et bien meilleurs que nous à leur âge. Je pense à Louis Vachon, de la Banque Nationale. Tout le monde disait : «C'est un jeune ambitieux...» Mais non. Il a un jugement sûr, il sait prendre une décision.
Prenez aussi Monique Leroux. On était ensemble à la Fondation de l'Institut de cardiologie, à l'époque. Elle était toute jeune, elle venait de quitter la Banque Royale. Quand elle a repris le collier au Mouvement Desjardins, elle a travaillé comme une démone et elle a très bien réussi. Je pense également à des gens comme Pierre Marcouiller, de Camoplast Solideal, qui a fait doubler le chiffre d'affaires de son entreprise en trois ans. Il y a aussi Micheline Martin, de la Banque Royale. Lors de sa nomination, certains disaient qu'elle ne persisterait pas. Mais elle a beaucoup de talent.
R.V. - Ceux qui disent que la relève de Québec inc. se fait rare s'inquiéteraient donc pour rien ?
J.L. - On est sortis de notre complexe de porteurs de bois et de scieurs de glace, ce qui a permis à nos jeunes de croire en eux-mêmes. Je suis aussi surpris par l'avancement des femmes en affaires. Quand j'étudiais à HEC, il y en avait 4 sur 225. Aujourd'hui, dans les facultés d'administration, la majorité des étudiants sont des femmes ! J'ai confiance en la future génération.
R.V. - Quelles sont les qualités que vous jugez importantes chez les dirigeants ?
J.L. - Il est important d'avoir un rêve et de vouloir se dépasser. Un rêve, cela se construit tous les jours. C'est comme une relation amoureuse qu'on bâtit au quotidien. On fait rarement de grandes affaires, mais on tisse des liens très serrés. Il faut avoir le goût de prendre des décisions et de vivre avec les conséquences de celles-ci, ne pas avoir peur d'afficher ses convictions en demeurant assez souple pour aller chercher de l'information additionnelle, quitte à changer sa décision au besoin.
R.V. - Comme président du conseil du Groupe Colabor et lauréat du prix Korn Ferry/Les Affaires du meilleur C.A. chez Uni-Sélect, comment concevez-vous le rôle d'un administrateur ?
J.L. - Je vois cinq grands enjeux pour un administrateur. Il faut d'abord donner au client ce dont il a besoin. Ensuite, il faut s'occuper des employés et leur fournir un milieu de travail où on reconnaît et récompense non seulement la performance individuelle, mais aussi la performance collective. Puis, on se doit d'être loyal avec ses fournisseurs. Et enfin, donner aux actionnaires un rendement du capital investi.
En gouvernance, ce qui compte, c'est d'être un bon citoyen corporatif, respecté et respectable. Sur cette question, Robert Parizeau m'a beaucoup influencé. C'est un homme d'une grande intégrité et d'une intelligence supérieure. Et ce qu'il nous enseigne en gouvernance, comme Yvan Allaire, c'est d'être intègre et d'asseoir nos décisions sur des principes. Ne pas butiner d'une fleur à l'autre. Un administrateur indépendant doit être un mentor et un superviseur pour le pdg afin que celui-ci exécute le mandat qu'il a reçu du conseil au bénéfice des parties prenantes.
R.V. - Vous souvenez-vous, dans toute votre carrière, d'un moment déterminant où vous vous êtes dit : ça passe ou ça casse ?
J.L. - Oui, quand j'ai été licencié par Lassonde et par Culinar. J'étais trop haïssable ! Je me suis dit : «Il faut que je sois mon boss.» Lorsque j'ai rencontré Robert Chevrier, l'ancien président d'Uni-Sélect, je l'ai prévenu que je n'étais pas un gars facile. Il m'a répondu que c'était précisément ce qu'il recherchait : quelqu'un avec du caractère pour travailler avec des entrepreneurs, «parce que, s'ils ne te comprennent pas, ils vont te marcher sur la tête».
R.V. - On dit que le dirigeant est toujours seul à la fin. Est-ce vrai ?
J.L. - Oui, un peu. Mais on n'est jamais seul quand on a de bons conseillers. Ils sont là pour nous aider à mieux dormir. Mais il faut savoir leur témoigner de la reconnaissance et une parfaite loyauté.
R.V. - Quel serait votre conseil aux dirigeants d'aujourd'hui ?
J.L. - Osez ! Comme Jean Gattuso, quand je l'ai engagé chez Lassonde, il y a 25 ans. Et ayez du fun ! Sans le fun, impossible d'accepter les soucis et les nuits écourtées que tu dois t'imposer comme manager. À la fin de la journée, il faut sentir que tu as réussi et que ton équipe est fière de t'avoir. Pas juste de faire des piastres. L'argent, c'est une conséquence, pas une fin en soi.
R.V. - Un jour, quand vous aurez quitté ce monde, quelqu'un écrira un mot sur vous. Qu'est-ce que vous diriez sur vous-même ?
J.L. - Toute sa vie, Jacques a été un agent de changement. C'est ce qui me conviendrait le mieux, je pense.
Figure du Québec inc., Jacques Landreville voit avec confiance l'arrivée d'une garde montante de jeunes dirigeants prêts à prendre la relève.
CV
Nom : Jacques Landreville
Âge : 65 ans
Titre : Président du conseil du Groupe Colabor
Biographie : Jacques Landreville a d'abord été professeur à l'UQAC et à l'Université de Sherbrooke avant de plonger dans le monde des affaires. Pdg d'Uni-Sélect de 1991 à 2007, il continue de sièger à de nombreux conseils d'administration et plaide pour une meilleure gouvernance des entreprises.