Quand il a pris la barre de Bombardier, Laurent Beaudoin n’avait pas encore 25 ans. Le défi était grand, mais il a su faire sa place et prendre des décisions stratégiques tout au long de sa carrière.
R.V. - Laurent Beaudoin, je vous ramène en 1964. Vous prenez alors la relève de celui qui était déjà pratiquement une légende au Québec : Joseph-Armand Bombardier. Près de 700 travailleurs se demandent ce qui va leur arriver. Qu'avez-vous ressenti à ce moment-là ?
L.B. - Cela a commencé un peu plus facilement que ça. En fait, je suis arrivé à Valcourt le 1er mai 1963, comme contrôleur adjoint de M. Bombardier, mon beau-père.
R.V. - On vous connaissait déjà ?
L.B. - On me connaissait très peu à Valcourt, parce que j'avais auparavant mon bureau de comptable à Québec. C'est mon beau-père qui m'a convaincu de venir à Valcourt. Quand je suis arrivé, il m'a immédiatement donné son grand bureau, car il passait la plupart de son temps au département de recherche. Moi, le jeune, qui avais 24 ans à ce moment-là, il fallait que je passe devant tous les employés de l'administration pour aller au bureau du grand patron. Au début, c'était un peu intimidant...
En septembre, nous avons appris que mon beau-père était malade. Graduellement, mes responsabilités ont changé. J'ai commencé à m'intéresser davantage aux opérations, à travailler avec les gens, à aller sur les lignes d'assemblage, à comprendre un peu plus ce qui se faisait au point de vue opérationnel, à faire le tour de tous les services et à réellement m'impliquer sur le plancher auprès des employés.
Il a fallu que j'accepte des responsabilités avant même que mon beau-père ne meure, parce qu'il fallait quelqu'un pour diriger les activités. J'ai eu à prendre des décisions importantes. C'est là que la confiance s'est installée avec les employés et que mon leadership s'est établi. Selon moi, le leadership ne s'impose pas. Il faut le démontrer réellement en travaillant de près avec les employés et en prenant des décisions quand c'est nécessaire.
R.V. - Vous n'étiez quand même pas vieux...
L.B. - Quand mon beau-père est mort, je n'avais pas encore 25 ans. Mais j'éprouvais déjà un intérêt pour la mécanique, même si j'avais choisi de faire mes études universitaires en comptabilité. Quand je suis arrivé à Valcourt, le produit m'intéressait. Mon engagement était un peu naturel. La comptabilité m'a aidé à comprendre les chiffres, à faire des budgets et à établir des projections. Cela m'a laissé un peu de temps libre pour m'occuper des opérations. Je me suis alors impliqué directement avec les employés. Ils voyaient que j'étais intéressé et que j'avais certaines capacités.
R.V. - Il reste que c'est une transition importante : c'est vous qui devenez le patron et qui allez mener la barque. Comment cela s'est-il déroulé au fil du temps ? Est-ce que vous avez senti le besoin, malgré votre jeune âge, de vous imposer, de démontrer votre autorité ?
L.B. - Je ne peux pas dire que je me suis imposé. Je ne pense pas qu'un leader doive le faire. Lorsque c'est le cas, c'est mal reçu. Je pense que diriger, c'est être proche des gens, comprendre leurs problèmes, travailler avec eux et leur montrer qu'en prenant des décisions, on fait avancer les choses. C'est à ce moment-là qu'ils vous font confiance.
R.V. - Il y a eu plusieurs moments cruciaux dans le parcours de Bombardier, dont celui où la motoneige traverse une période plus difficile. Il faut donc la relancer tout en développant de nouvelles fonctions. Comment ce changement s'est-il effectué ?
L.B. - Il y a eu plusieurs périodes importantes. La première, c'est quand Bombardier est devenu une compagnie publique, en 1969. Puis, quand nous avons acquis la société d'Autriche qui fournissait nos moteurs, Rotax. Par la suite, en 1973, en raison de la crise de l'énergie, le marché de la motoneige a chuté de façon dramatique. Nous avons alors décidé de soumissionner le contrat du métro de Montréal et de nous diriger vers le transport en commun.
Une décision pour l'avenir
R.V. - Vous auriez pu décider de fabriquer des tracteurs, des roulottes ou n'importe quoi d'autre. Or, vous avez choisi le métro. Vous avez pris une décision qui allait influencer l'histoire de Bombardier en matière de transport en commun, une décision capitale !
L.B. - Dans la vie, il y a souvent une série de facteurs qui vous amènent à prendre ce genre de décisions. Pour commencer, lorsque nous avons acheté Rotax, à Vienne, en Autriche, il a également fallu acheter la compagnie-mère, Lohner-Werke, qui fabriquait déjà des tramways. Nous n'étions pas censés la conserver, car le fils [de l'entreprise familiale] devait la reprendre. Mais il nous a dit de la garder.
Cela nous a apporté une certaine connaissance quant aux métiers nécessaires pour construire des wagons de transport en commun. En même temps, Montréal songeait à l'expansion des lignes de métro. Le maire Drapeau m'avait dit : " Bombardier devrait envisager de soumissionner. On a seulement un soumissionnaire et on aimerait bien avoir de la concurrence. Il me semble que ce serait naturel pour Bombardier de s'y intéresser. " Quand il m'en a parlé la première fois, je n'étais pas tellement en faveur de l'idée. Mais, après y avoir réfléchi, j'ai changé d'avis.
Il faut aussi se rappeler qu'en 1973, la crise de l'énergie a complètement changé le transport en commun. Jusque-là, les villes enlevaient leurs lignes de tramway pour les remplacer par des autobus. À la suite de la crise de l'énergie, elles se sont mises à penser à leur avenir. Vienne, qui avait commencé à démanteler son réseau, nous a demandé de remettre à neuf ses véhicules. Elle a même parlé de construire de nouvelles voitures. En parallèle, il y avait les projets du maire Drapeau. La main-d'oeuvre nécessaire était assez similaire à celle que nécessitaient nos véhicules récréatifs : des assembleurs, des soudeurs, des machinistes... Après y avoir réfléchi, nous avons décidé de mettre une équipe en place et de soumissionner le projet du métro de Montréal, en nous disant que c'était peut-être là un domaine qui pouvait nous intéresser à long terme.
R.V. - Tout le monde était-il d'accord avec cette décision ?
L.B. - Nous n'avons pas rencontré beaucoup d'objections. La situation de la motoneige à ce moment-là demandait une restructuration. Il nous fallait développer un autre secteur d'activité, parce qu'on ne savait pas du tout comment les produits récréatifs évolueraient dans le futur. Je pensais aux 4 000 employés de Valcourt, au pic de l'effectif, et je me disais : " Il faut absolument trouver autre chose. " Tous ces facteurs mis ensemble, nous avons décidé de tenter notre chance avec le métro de Montréal.
R.V. - Faisons un autre bond dans le temps pour arriver à l'aviation. Il peut y avoir une similitude entre les rouages d'entraînement d'une motoneige et ceux des voitures de métro, mais pas avec l'aviation. Encore là, il a fallu prendre une décision audacieuse.
L.B. - Au début des années 1980, nous avions obtenu le contrat du métro de New York, ce qui nous a permis de poser un pied ferme dans le transport en commun en Amérique du Nord. Il nous avait quand même fallu une dizaine d'années pour progresser dans ce domaine, mais nous venions de réussir. Et nous commencions à nous demander si nous ne devrions pas regarder dans une autre direction. Le Parti conservateur, alors au pouvoir, avait décidé qu'il privatiserait Canadair.
Des étudiants fraîchement diplômés de Harvard et ayant fondé une firme de consultants étaient venus me rencontrer pour attirer mon attention sur le sujet. Au début, mon intérêt était mitigé, mais après avoir pensé au succès que nous avions connu dans le transport en commun... Dans le fond, l'aéronautique, c'est différent, mais du point de vue manufacturier, c'est similaire, tout comme la façon de gérer le personnel. Vous mettez un produit au point, vous embauchez des ingénieurs, vous faites de la production, de la fabrication et de la commercialisation. C'est un marché particulier, mais le processus était identique à du transport en commun. Cette décision était très importante pour nous. Canadair n'avait pas une très bonne renommée avec son Challenger. Il fallait donc trouver une façon d'améliorer la réputation de cet appareil pour pouvoir en vendre davantage, ce que nous avons réussi à faire par la suite.
R.V. - À vous entendre, c'est un jeu d'enfant que de passer des motoneiges au transport en commun, puis à l'aviation. C'est la suite normale des choses... Alors que, chaque fois, il s'agit de bonds énormes. Comment avez-vous convaincu vos employés de vous suivre ?
L.B. - Pour commencer, l'important, c'est de comprendre le problème, de travailler avec ses gens et de les écouter. Je consulte beaucoup avant de prendre une décision, mais une fois que mon orientation est décidée, je pense que je suis assez bon pour convaincre les gens.
LAURENT BEAUDOIN, DE LEADER OPÉRATIONNEL À VISIONNAIRE STRATÉGIQUE
On ne dirige pas une usine de fabrication de motoneiges comme on pilote une multinationale qui chapeaute plusieurs divisions, des véhicules récréatifs à l'aéronautique en passant par les transports en commun. Pour négocier le virage, Laurent Beaudoin a appris à passer le volant à d'autres.
R.V. - À partir de Valcourt, au fil du temps, est-ce que votre style de leadership a évolué ?
L.B. - Il a complètement changé. Quand j'étais à Valcourt, les opérations étaient très centralisées. Beaucoup de décisions relevaient de moi, je tenais directement les commandes. Quand je suis arrivé au siège social, à Montréal, cela m'a pris du temps à m'habituer. Au début, j'étais très inconfortable, car je ne voyais pas les véhicules sortir de la chaîne de montage. Je n'avais pas réellement été entraîné à ça. L'adaptation a été plutôt difficile.
Par la suite, j'ai commencé à m'habituer à mon nouveau rôle, qui consistait davantage à travailler avec les gens responsables des opérations sur le terrain. Cela m'a laissé du temps pour étudier les occasions sur le marché. Nous en avons profité pour réaliser plusieurs acquisitions en Europe afin de solidifier notre position dans le transport en commun. En aéronautique, nous avons acheté Shorts, De Haviland et Learjet. On pourrait dire que j'ai vu davantage la forêt que les arbres. Ma vision est devenue plus stratégique qu'opérationnelle.
R.V. - Compte tenu de votre expérience, quelles qualités faut-il posséder pour devenir un bon leader ?
L.B. - La première qualité que je trouve importante, c'est la franchise. Il faut être direct. On ne peut pas parler d'une certaine façon à un groupe d'employés et d'une autre façon à un deuxième. Les gens vous font confiance si vous êtes réellement ouvert avec eux, si vous leur dites la vérité et si vous mettez les choses clairement sur la table. D'un autre côté, il faut également faire confiance aux gens, leur donner des responsabilités et admettre qu'ils peuvent commettre des erreurs. S'ils en font, il ne faut pas leur tomber sur le dos à la première occasion, mais leur donner la possibilité de se reprendre. Je pense que c'est très important, tout comme ça l'est de ne pas critiquer le patron d'un secteur devant tous ses employés. Et si on a des choses à lui dire, mieux vaut le faire en privé que devant tout le monde.
R.V. - Est-ce qu'il y a des gens qui vous ont impressionné pendant votre carrière, des personnes qui vous ont peut-être servi de mentor, dont vous vous êtes inspiré et dont vous vous êtes dit : " Un jour, je serai comme lui, ou comme elle " ?
L.B. - Je n'ai jamais vraiment eu de mentor. Mais certaines personnes m'ont inspiré. Au début, M. Bombardier m'impressionnait. C'était un innovateur et en même temps un homme très pratique, un homme d'affaires; cette caractéristique est rare chez un inventeur.
Jack Welch, qui a dirigé GE à la même époque que moi chez Bombardier, m'a aussi impressionné par la façon avec laquelle il a réussi à faire grandir les gens à l'intérieur de son organisation. Il a développé beaucoup de leaders qui ont continué à évoluer dans d'autres entreprises par la suite. J'essayais de suivre son exemple, de voir ce que l'on pouvait faire pour mieux préparer notre succession et les personnes qui prendraient la relève.
Du point de vue financier, Paul Desmarais m'a impressionné par son sens des affaires. Il a su prendre de grands risques mais a très bien réussi. Je pense aussi à Bill Gates en informatique, très impressionnant pour sa simplicité mais en même temps pour ce qu'il est parvenu à réaliser. Ici, vous avez Guy Laliberté, avec le Cirque du Soleil. Il s'est montré très innovateur dans tout ce qu'il a accompli, il a pris de grands risques. Dans bien des spectacles qu'il a montés, ce qu'il a fait, personne ne l'avait fait auparavant.
Parmi les nouveaux leaders dans l'industrie, mon fils Pierre m'impressionne par son leadership et par la façon avec laquelle il dirige son équipe. Lui aussi, il a gagné son leadership à l'intérieur de Bombardier. Je pense aussi à des jeunes comme Marc Dutil, de Canam, aujourd'hui président responsable des opérations, ou à Marc Parent, un ancien de Bombardier aujourd'hui chez CAE. Et il y aussi la génération des entrepreneurs des jeux vidéo, des jeunes impressionnants par ce qu'ils réussissent à faire dans cette nouvelle industrie.
R.V. - Vous avez passé le relais à votre fils, Pierre Beaudoin. Pour vous, qui avez été tellement identifié à Bombardier pendant des décennies, est-ce que c'est difficile de se mettre en retrait et de laisser l'autre génération prendre les commandes ?
L.B. - C'est toujours difficile, surtout quand on a passé sa vie dans l'entreprise. J'ai travaillé 45 ans chez Bombardier. C'est pour ça que, quand mon fils a été nommé CEO, j'ai décidé de ne pas rester dans les mêmes bureaux. Cela aurait été trop facile pour les gens de venir me voir et de me demander : " Qu'est-ce que tu en penses ? " puis d'aller trouver mon fils et de lui dire : " Ton père m'a dit que... " Je ne voulais pas le mettre dans cette situation. Aujourd'hui, c'est lui qui dirige Bombardier. Je suis là pour le seconder, mais comme je lui ai dit : " C'est toi qui vas m'appeler, pas moi qui t'appellerai. "
R.V. - Puisque notre entretien tire à sa fin, j'aimerais attirer votre attention sur la société dans laquelle on vit. Nous nous intéressons au leadership, pas seulement en affaires, mais partout. De façon générale, est-ce qu'il y a, à vos yeux, une crise du leadership au Québec ?
L.B. - Pas dans l'entreprise comme telle, mais peut-être dans la fonction publique, chez nos leaders politiques. Je ne veux pas viser un niveau en particulier, mais on dirait que les gens ont plus de difficulté à prendre des décisions. Ils sont toujours portés à consulter, mais sans s'impliquer directement. C'est dommage, parce que réellement, notre société en souffre.
R.V. - Peut-être parce qu'on a peur de déplaire...
L.B. - On dirait qu'on écoute peut-être trop l'opinion publique. Il suffit que quelques personnes s'objectent et, immédiatement, on ne veut plus prendre de décisions qui risquent de déplaire à quelques-uns. Je trouve ça un peu malheureux parce qu'on retarde le développement, l'évolution de notre société.
R.V. - Je vais vous poser la question fétiche qui revient chaque fois : quand vous ne serez plus là, qu'est-ce que vous souhaiteriez que les gens retiennent de vous ? Quelle est l'image que vous aimeriez que l'on garde de vous, comme personne et comme dirigeant ?
L.B. - Bien, je vais laisser à d'autres le soin d'arriver à cette conclusion-là !
R.V. - Mais votre propre souhait ?
L.B. - Pour moi, ce qui est important, je pense, c'est que j'ai été un entrepreneur, un bâtisseur. J'ai aidé à développer Bombardier comme leader dans le transport et dans l'aéronautique et BRP dans les produits récréatifs, tout en créant des emplois. Grâce à tous ces développements, nous avons réussi à faire travailler au Québec de 12 à 15 000 personnes bien rémunérées. C'est là qu'a été ma contribution à la société. J'ai aidé à son évolution et à celle du Canada, à sa renommée internationale dans nos secteurs industriels.
R.V. - On se rappellera de vous comme d'un bâtisseur ?
L.B. - En fait, ça a été toute ma vie.