Celui qui cumule les succès a tendance à se croire le plus fort. Jusqu’au jour où il découvre qu’un concurrent a su saisir avant lui une tendance changeant complètement la donne. L’agilité a alors eu raison de la puissance.
Auteur: Donald Sull, The McKinsey Quarterly
On a encore trop souvent une vision idéalisée du leader, tel un capitaine au long cours sur le pont de son navire en train de scruter l’horizon pour mener à bon port son équipage et sa cargaison. De nos jours, l’horizon est bouché en permanence par un épais brouillard, et le pauvre capitaine aura beau avoir la meilleure lunette du monde, il sera obligé de naviguer à vue. Une qualité lui est devenue vitale: l’agilité.
L’agilité, dites-vous? C’est la capacité à flairer des occasions d’affaires et à les saisir plus rapidement que la concurrence. Et en période de turbulence des marchés, l’agilité organisationnelle devient primordiale. D’ailleurs, les cadres savent à quel point il est important d’en bien user: 9 sur 10 considèrent l’agilité de leur entreprise et de leur équipe comme un élément déterminant du succès commercial, selon un sondage de McKinsey. D’après les répondants, cette qualité procure des avantages notables, y compris des revenus plus élevés, des clients et des employés plus satisfaits et une efficacité opérationnelle accrue.
En fait, on peut distinguer trois types d’agilité: stratégique, fonctionnelle et opérationnelle. L’agilité stratégique consiste à repérer les occasions d’affaires susceptibles de changer la donne. Quant à l’agilité fonctionnelle, elle correspond à la capacité de prendre des ressources consacrées à des activités moins intéressantes, puis de les transférer vite et bien à des activités commerciales plus prometteuses – y compris des capitaux, des compétences et du temps. Enfin, l’agilité opérationnelle consiste à mettre en œuvre les forces réquisitionnées pour atteindre le nouvel objectif.###
Plusieurs entreprises ne misent que sur une seule forme d’agilité. Par exemple, la compagnie aérienne Southwest Airlines et la chaîne de distribution alimentaire Tesco brillent par leur agilité opérationnelle, tandis que les firmes de capital de risque comme TPG Capital ou Kohlberg Kravis & Roberts (KKR) se distinguent par leur agilité fonctionnelle. Cela dit, il vaut mieux, pour réussir, être habile dans les trois types d’agilité.
Agilité no 1 : Stratégique
Plusieurs systèmes interactifs complexes – tels les modèles météorologiques, les activités sismiques ou la circulation automobile – suivent ce que les mathématiciens appellent la loi de la puissance inversée: la fréquence d’un événement est inversement proportionnelle à son ampleur. En vertu d’une telle loi, les entreprises profiteraient d’un flot constant de petites occasions d’affaires et d’un certain nombre d’occasions de taille moyenne, mais auraient peu de possibilités de réaliser de grands coups d’éclat. Parmi ces derniers, on peut citer l’acquisition de la banque d’affaires Merrill Lynch par sa rivale Bank of America lors de la crise financière américaine ou le lancement du iPhone par Apple, lequel a bouleversé le marché mondial des cellulaires.
En raison de la nature imprévisible des occasions en or et de leur répartition inégale, il est essentiel d’user d’un mélange de patience (savoir attendre le bon moment pour agir) et d’audace (agir quand le moment se présente). Un exemple? Carnival s’est lancée dans l’industrie des croisières en 1972; après quelques années de réflexion, elle a décidé de faire construire de nouveaux bateaux gigantesques, les premiers en une décennie. Comment le PDG de l’époque, Ted Arison, a-t-il élaboré une telle stratégie? Deux éléments ont joué: la récente déréglementation des lignes aériennes allait avoir pour effet de réduire le prix de certains vols, en particulier vers Miami, d’où partent nombre de croisières; et la série La Croisière s’amuse séduisait les téléspectateurs du monde entier. De son côté, le leader Royal Caribbean a réagi trop tard, et a fait agrandir deux de ses navires en les coupant en deux pour y insérer une nouvelle section centrale. Mais lorsqu’il s’est enfin décidé à commander de nouveaux navires, Carnival avait déjà accaparé une importante part du marché.
Avec du recul, il est facile de reconnaître une savante combinaison de patience et d’audace. Mais dans le feu de l’action, ça n’a rien d’évident! Pourtant, il existe trois principes permettant de faire preuve d’une bonne agilité stratégique.
1. Chercher des occasions. Ces dernières décennies, peu d’entreprises ont démontré autant d’agilité stratégique que la Banco Santander, qui est passée d’une institution bancaire de taille moyenne en Espagne dans les années 1980 à l’une des 10 plus grandes banques du monde aujourd’hui. L’approche de Santander consistait à explorer différents marchés, par l’entremise d’acquisitions de petite taille ou la prise de modestes parts dans de gros joueurs étrangers. À la fin des années 1980, la banque espagnole a ainsi prospecté différents marchés en Europe, aux États-Unis et en Amérique latine. Certaines prospections n’ont rien donné, mais d’autres, oui.
Quand l’Amérique latine a été la proie d’une terrible crise économique à la fin des années 1990, Santander a sauté sur l’occasion pour acquérir le plus d’institutions possible. Elle s’est ainsi dotée d’un important réseau bancaire mis en valeur grâce à la présentation aux clients de nouveaux produits et services. La banque espagnole n’en est pas restée là. Toujours à l’affût d’occasions porteuses, elle a incité ses cadres à soutenir financièrement des entreprises en démarrage et des sociétés établies ayant besoin de capitaux pour se développer. Résultat: en se mettant à l’affût des tendances dans certains milieux financiers, elle était à même de flairer de futures occasions d’affaires.
2. Réduire les risques. Faire preuve d’une bonne agilité stratégique permet de prendre des risques calculés; mieux, de les réduire. Le cas d’ArcelorMittal est éloquent: cette minuscule usine établie en Indonésie s’est transformée, en quelques années, en un holding d’envergure planétaire spécialisé dans l’acier.
Comment? ArcelorMittal a dosé les risques en recourant à des principes très simples. Ainsi, l’entreprise a privilégié les acquisitions qui lui assuraient un accès à des marchés en pleine croissance, à de la main-d’œuvre, à de l’énergie et à des matières premières peu coûteuses. Cela lui a permis d’avoir de fortes chances d’engranger rapidement des profits, pourvu qu’elle réussisse à améliorer la productivité des entreprises acquises. De surcroît, elle n’achetait qu’à condition de débourser le moins d’argent possible. Par exemple, elle a mis la main sur des usines gouvernementales déficitaires, notamment à Trinité-et-Tobago et au Mexique, pour quelque 10% de leur valeur. Elle a même convaincu certains gouvernements de financer la majorité des achats!
3. Rester dans le coup. Parfois, la clé du succès réside simplement dans le fait de «rester dans le coup» jusqu’à ce qu’une belle occasion se présente. En un sens, c’est ce qui est arrivé à Apple avec son iPod. Durant les années 1990, la part de marché de l’entreprise dans le secteur des ordinateurs personnels a glissé sous la barre des 5 %, la reléguant loin derrière les leaders du marché. Les dirigeants ont fait preuve de patience et d’audace et frappé un grand coup en lançant l’iPod en 2001. Alors, tout a changé.
Nombre de dirigeants se trompent en croyant rester dans le coup seulement en occupant la tête du peloton. Ils pensent que l’affichage de bons résultats et l’accumulation de profits sont garants d’un bel avenir. Mais en réalité, ce qui compte vraiment, c’est l’agilité de l’entreprise: seule celle qui sait déceler une belle occasion et se préparer à l’exploiter saura frapper le coup gagnant, voire pulvériser la concurrence d’un seul coup.
Agilité no 2 : Fonctionnelle
Changer son fusil d’épaule n’est jamais chose aisée. Dans les entreprises aux structures complexes, un changement de stratégie se déroule généralement bien du bas vers le haut: les employés de première ligne détectent des occasions d’affaires, les cadres intermédiaires appuient les projets qu’ils jugent prometteurs et les cadres supérieurs approuvent les meilleures propositions. Mais en sens inverse, ça coince très souvent: les hauts dirigeants recommandent rarement de laisser tomber des projets quand ça risque de nuire à leur réputation ou de perturber le quotidien de leurs subordonnés.
Idem, quand les dirigeants fixent des objectifs génériques – comme un pourcentage de hausse des ventes ou un délai pour atteindre un résultat global –, ou quand ils gardent trop longtemps le contrôle sur un dossier. Leur rigidité nuit à l’agilité fonctionnelle de l’entreprise ou de ses équipes, si bien que les cadres intermédiaires sentent qu’on les empêche d’innover et de progresser. Ils sont donc contraints à poursuivre les activités traditionnelles en usant de méthodes éprouvées. Quand il faut malgré tout faire un choix – abandonner ou tenter de sauver un produit en déclin (qu’ils ont souvent contribué à mettre sur pied…), les cadres expérimentés ont tendance à vouloir voler à son secours plutôt que de s’aventurer dans ce qu’ils perçoivent comme un pari risqué. À titre d’exemple, feu Reginald H. Jones, le prédécesseur de Jack Welch à la tête du holding General Electric (GE), a fui certaines décisions difficiles, comme se retirer de la transaction qu’il avait lui-même défendue avec la compagnie minière Utah International.
Nombre de hauts dirigeants croient aussi qu’ils s’assureront d’une agilité fonctionnelle adéquate en implantant des processus rigoureux pour évaluer chacune des divisions de l’entreprise. Ils ont tort. Reginald H. Jones disposait de tous les outils nécessaires pour prendre une bonne décision, mais a tout de même refusé de trancher… C’est que l’agilité fonctionnelle impose de s’appuyer sur la logique, et non sur les émotions, ainsi que d’avoir le courage d’appliquer des décisions impopulaires. Quand Jack Welch est devenu PDG de GE, il a renversé plusieurs décisions de son prédécesseur, et supprimé, entre autres, de nombreux produits que celui-ci chérissait. Plus impressionnant encore, Welch a lui-même corrigé ses propres erreurs. Ainsi, quand l’acquisition de Peabody Energy, qu’il avait souhaitée, n’a pas donné les résultats escomptés, il a dans un premier temps mis à pied le directeur de l’entreprise – un de ses vieux amis –, et dans un deuxième temps vendu celle-ci.
Pour améliorer leur agilité fonctionnelle, les entreprises doivent non seulement transférer des fonds d’un secteur à un autre, mais aussi du personnel. Elles doivent donc veiller auparavant à cultiver la polyvalence de leurs cadres afin de s’assurer qu’ils soient assez souples pour mener à bien les opérations visées. Des sociétés telles que HSBC et Mars consacrent d’importants efforts au développement de leurs gestionnaires, en les rendant très vite responsables des profits et pertes des divisions qu’ils dirigent et en leur offrant la possibilité de prendre successivement en charge différentes équipes implantées un peu partout dans le monde. Au final, ces entreprises peuvent redéployer leurs gestionnaires avec efficacité en fonction des occasions qui se présenteront, même si personne ne sait à quoi celles-ci ressembleront au juste.
Agilité no 3 : Opérationnelle
Comment définir l’agilité opérationnelle? Il s’agit de la capacité de tirer profit d’occasions permettant à la fois de hausser ses revenus et de réduire les coûts relatifs à ses activités principales, et ce, plus rapidement, plus efficacement et plus constamment que ses concurrents. Les dirigeants ne peuvent prédire la forme ou l’ampleur de telles occasions, ni le moment où elles se présenteront. Ils peuvent toutefois augmenter leurs chances de faire mieux que la concurrence, à condition de respecter ces deux conditions.
1. Détecter les tendances. En 2008, l’espagnole Zara a détrôné l’américaine Gap et lui a ravi le titre du plus grand détaillant de vêtements du monde. Elle y est parvenue en améliorant le fonctionnement de sa chaîne d’approvisionnement et en repérant les tendances avant les autres. Ces deux avantages lui ont permis d’avoir en magasin avant tout le monde les vêtements que convoitent les fashionistas.
Concrètement, les designers de Zara consultent tous les jours les rapports de vente pour découvrir ce qui a la faveur des acheteurs ou, à l’inverse, ce qu’ils boudent, et ils s’ajustent en conséquence. Leur flair peut être confirmé ou infirmé par des rapports plus détaillés, remis deux fois par semaine par les gérants de magasin. À cela s’ajoutent des visites régulières en boutique afin de recueillir des données de première main. Cette technique est efficace. En 2007, Zara a lancé pour l’été une ligne de vêtements ajustés, en particulier des jupes étroites aux couleurs vives. Mais les ventes de celles-ci ne décollaient pas. Des directeurs du marketing ont alors rendu visite à des magasins pour comprendre pourquoi. Ils ont découvert que les clientes adoraient ces jupes, mais, quand elles les essayaient, elles remarquaient que la taille indiquée sur l’étiquette était supérieure à leur taille habituelle, ce qui les gênait au point de ne pas en faire l’achat. Forte de ces révélations, Zara a rappelé toutes ces jupes et a revu à la baisse les tailles indiquée sur les étiquettes. Les ventes ont explosé.
Pour s’assurer d’un large partage de l’information, Zara a regroupé ses designers, ses directeurs du marketing et ses acheteurs au siège social, à La Corogne, en Espagne. Ils y travaillent tous dans des bureaux à aire ouverte. Les fréquentes discussions les aident à mieux comprendre l’importance de leur travail respectif et à obtenir de l’information qui peut faire toute la différence.
2. Convertir les priorités de l’entreprise en objectifs personnels
Il arrive que des employés soient noyés sous d’innombrables priorités fixées par le conseil d’administration et les hauts dirigeants de l’entreprise. Des priorités parfois contradictoires. Mais, ce n’est pas le cas de la banque d’affaires brésilienne Garantia, à la tête d’entreprises comme le détaillant Lojas Americanas et la société de logistique ferroviaire América Latina Logística. Dans chaque société pilotée par cette «Goldman Sachs du Brésil», on définit de trois à cinq priorités par année, pas plus. Les cadres supérieurs les transmettent à toute l’organisation afin que chacun comprenne bien les batailles que l’on veut absolument remporter. Puis, ils convertissent ces priorités en objectifs personnels pour chaque employé. Ainsi, tout subordonné fixe avec son supérieur immédiat ses propres objectifs en fonction des buts visés par l’organisation, si possible en privilégiant ceux qui sont mesurables régulièrement.
Pour maintenir le cap sur ces objectifs personnels, les dirigeants de chaque entreprise de Garantia travaillent dans des espaces à aire ouverte, avec leurs objectifs individuels suspendus au-dessus de leur bureau, à la vue de tous. Des points rouge, jaune ou vert indiquent la progression de chacun d’eux par rapport à chaque objectif. Et pour s’assurer que les objectifs personnels s’harmonisent les uns avec les autres ainsi qu’avec grandes priorités de l’entreprise, le PDG d’America Latina Logística, entre autres, passe chaque année un week-end entier à vérifier les objectifs de performance de ses 200 plus importants cadres, relevant les incongruités et posant les questions qui s’imposent.