La pdg de Centraide du Grand Montréal a fait grandir son organisation en développant constamment son réseau d'influence. Elle qui s'est retrouvée au front lors des tragiques incidents de l'École Polytechnique sait qu'il faut faire face aux crises en serrant les rangs, comme elle s'y emploie aujourd'hui pour aider les laissés-pour-compte de la société.
René Vézina - Vous êtes devenue ingénieure civile, à une époque où peu de femmes choisissaient ce métier. Comment cela s'est-il passé ?
Michèle Thibodeau-Deguire - J'étais la seule fille parmi 1 500 garçons, à Polytechnique, il y a 50 ans... Cela vous amène à développer certaines habiletés pour vivre dans un milieu où on est une minorité visible. Il faut devenir amis avec les gens parce qu'on n'a pas le choix. Pour moi, ils étaient tous comme des grands frères. Par la suite, comme ingénieure, je me suis rapidement engagée dans l'Association des anciens élèves et diplômés de l'École Polytechnique. J'adorais voir comment fonctionnaient les comités. Je ne me sentais pas très bonne pour faire les choses moi-même, mais j'ai beaucoup observé les gens que je trouvais bons. Et c'est ainsi que j'ai appris.
R.V. - Est-ce que vous aviez déjà le réflexe de prendre le leadership ?
M.T.D. - Absolument pas. J'ai toujours manqué de confiance en moi et j'étais plutôt portée à me tenir à l'écart.
R.V. - Vous avez dû changer, car le Québec vous a nommée déléguée générale à Boston, en Nouvelle-Angleterre, dans les années 1980...
M.T.D. - Dans un premier temps, j'ai eu très peur. Il n'y avait jamais eu de femme déléguée. Si cela n'avait pas été de mon mari qui m'a dit : «Tu ne peux pas refuser une opportunité comme ça», je n'y serais pas allée. Ce n'est pas dans notre nature de femme de laisser mari et enfants pour aller travailler ailleurs. Quand je suis arrivée à Boston, je me suis demandé ce que je faisais là. Mais il m'est venu une image. J'ai imaginé que Napoléon avait dit : «Donnez-moi les médailles et je gagnerai les batailles.» Je ne sais pas si ce sont ses mots exacts, mais cela me convenait, et je me suis dit : «J'ai le titre. Il ne me reste qu'à faire le travail.» Je me rendais compte que plus j'étais entourée de gens prêts à partager leurs connaissances, plus on était forts tous ensemble.
R.V. - Au fil des ans, est-ce que votre façon de traiter avec les gens a évolué quand vous vous êtes retrouvée en situation d'autorité, comme à Boston ?
M.T.D. - Pour moi, l'autorité se mérite. Quand les gens vous reconnaissent comme leur leader, dans le fond, ils voient en vous quelqu'un en qui ils peuvent avoir confiance.
R.V. - Faisons un saut dans le temps jusqu'en 1991, année où vous arrivez à la tête de Centraide du Grand Montréal, dans un milieu très différent de celui que vous avez connu jusque-là. Qu'est-ce qui vous a incité à accepter ce travail ?
M.T.D. - C'est un chasseur de têtes qui m'a convaincue ! Dans le cadre de mon poste précédent, comme adjointe au président de l'École Polytechnique, je me suis rendu compte que j'avais de l'intuition. Mais je ne savais absolument pas dans quoi je m'embarquais à Centraide. Comme pour chaque nouveau poste que j'ai accepté au cours de ma vie, d'ailleurs. Et dans le cas de Centraide, je me suis souvenue de l'événement de Polytechnique, que j'avais vécu quelques années auparavant. J'avais alors eu à jouer un rôle de leader pour rassembler les gens. Quand cette tragédie est arrivée, le président et le directeur de l'école étaient en Europe. J'étais alors aux relations publiques. J'ai compris que, dans une situation de crise, les gens s'unissent. Ils oublient leurs différences. Tout le monde veut aider. Quand on m'a proposé la présidence de Centraide, je me suis dit, en prenant conscience des problèmes de notre société : «Dans le fond, il faut rallier les gens, leur faire comprendre qu'il y a une crise, que quelque chose de grave se passe et qu'il faut faire quelque chose.» Les gens sont naturellement bons, ils veulent aider. Le défi était de faire comprendre ce qui se passait.
R.V. - Des événements de Polytechnique, avez-vous tiré des leçons qui ont marqué la suite de votre vie ?
M.T.D. - C'est sûr. Mais toutes les étapes de ma vie m'ont permis de grandir. Il y a tellement de choses qui arrivent. Nous sommes la somme de tout ce que nous avons vécu.
R.V. - En tant qu'ingénieure de formation, comment travaillez-vous avec vos équipes, chez Centraide ?
M.T.D. - Deux points ont été déterminants pour ce travail dans ma formation d'ingénieure. Le premier, c'est qu'un ingénieur sait que, tout seul, il ne peut rien faire. Il lui faut travailler en équipe. Et le deuxième : un ingénieur ne pellette pas de nuages, il cherche des solutions. Un constat que j'ai fait en arrivant chez Centraide, c'est que j'avais deux tâches principales : récolter des fonds et les redistribuer. Pour ramasser de l'argent, il me fallait aller chercher les gens qui avaient le plus d'habiletés en philanthropie. Je me suis adressée à des membres de la communauté juive pour qu'ils m'aident à m'organiser. Et du côté de la répartition des dons, je me suis dit que cela me prendrait un curé ! Pourquoi ? Dans notre culture, on a tendance à faire confiance aux religieux. Il y avait justement un chanoine qui travaillait pour nous. Je lui ai demandé de prendre en charge les allocations. Il fallait que je sois bien entourée. J'ai toujours eu conscience que je ne savais pas grand-chose. Je peux calculer la capacité de charge maximale d'un pont les yeux fermés. Mais comprendre vraiment comment on peut aider les plus démunis, c'était difficile pour moi. Le grand danger, quand on veut bien faire, c'est d'aggraver le problème qu'on veut résoudre. Pour cette raison, j'ai voulu m'entourer de gens expérimentés dans le domaine : des anthropologues, des sociologues, des philosophes, des économistes, aussi bien dans l'équipe que je montais qu'avec les bénévoles qui se sont associés à nous. Car Centraide, ce n'est pas seulement les gens qui y travaillent, mais tous les bénévoles qui y sont associés. Et c'est cette grande diversité de personnes qui fait sa richesse.
R.V. - Comment faites-vous pour inspirer ces gens ?
M.T.D. - Je ne leur demande jamais de faire quelque chose que je ne peux pas faire moi-même. Il n'y a pas de petites tâches. Je peux les remplir toutes et je le fais. Essentiellement, je me sens au service des gens, parce que Centraide, c'est un outil qui aide à rassembler du monde.
«JE NE DEMANDE JAMAIS QUELQUE CHOSE À QUELQU'UN QUI POURRAIT ME DIRE NON»
- Michèle Thibodeau-DeGuire, présidente de Centraide du Grand Montréal
Impossible de refuser quelque chose à Michèle Thibodeau-DeGuire : c'est la marque de commerce de cet infatigable sherpa qui entraîne dans son sillage l'élite du monde des affaires.
R.V. - Comment réussissez-vous à convaincre les piliers de la communauté d'affaires de contribuer à votre cause ?
M.T.D. - Je ne les appelle jamais directement. Je passe toujours par un intermédiaire, habituellement leurs adjointes. Je sais très bien le rôle qu'elles jouent auprès de leur patron. Elles connaissent le bon moment pour les aborder. J'ai toujours fonctionné ainsi. Et c'est un peu une blague à Montréal quand on dit : «Michèle... elle est fatigante parce qu'on ne peut jamais lui dire non...» Car jamais je ne demande quelque chose à quelqu'un si je pense qu'il pourrait me dire non. Dans le fond, j'offre à quelqu'un l'occasion de se joindre à quelque chose de beaucoup plus grand que lui, où ses capacités et son réseau seront mis à contribution. Et je sais que ce sera gagnant-gagnant.
R.V. - Est-ce que vous estimez avoir de l'influence dans le milieu des affaires ?
M.T.D. - C'est un grand mot, influence... qui me fait même un peu peur. Quelqu'un m'a déjà dit un jour qu'on était comme des sherpas. Je préfère ce terme. Les gens d'affaires ne comprennent pas toujours très bien ce qui se passe dans le monde des organismes sans but lucratif. Ils se fient à ce que nous leur disons. Ils se sentent sécurisés parce que nous sommes là.
R.V. - Comment définiriez-vous votre style de leadership ?
M.T.D. - Je dirais que je suis une rassembleuse de leaders. Et ce sont les leaders qui font arriver les choses.
R.V. - Au cours de votre carrière, quelles sont les personnes qui vous ont particulièrement marquée ou impressionnée ?
M.T.D. - Je dois dire qu'il n'y a pas beaucoup de personnes avec qui j'ai été en contact qui ne m'ont pas impressionnée d'une façon ou d'une autre. Mon père a joué un rôle important dans ma vie en me poussant à faire des études en génie. Mon mari, Pierre-André DeGuire, a eu aussi une influence significative. Je n'avais pas de formation en administration, alors que lui était diplômé de l'École des hautes études commerciales. Il m'a guidée et, surtout, il m'a donné confiance en moi, en me disant : «Tu es capable. Vas-y, fonce !» Parfois, c'est ce dont on a besoin, surtout quand on doute de soi.
R.V. - Comment avez-vous décidé de devenir ingénieure ?
M.T.D. - Je venais de commencer à étudier en sciences, car j'étais en amour avec un garçon qui étudiait dans ce domaine... Mon père, qui était architecte, m'a dit : «Je ne te vois pas travailler dans un laboratoire toute ta vie. Tu n'as pas pensé devenir ingénieure ?» Je n'avais aucune idée de ce que c'était. Il me dit d'attendre une minute, il prend le téléphone et appelle sur-le-champ son vieux copain du Collège de Montréal qui était registraire à Polytechnique. Il lui dit : «Ma fille pourrait faire des études en génie, j'en suis certain.» Son ami répond : «Envoie-la-moi tout de suite.» Je suis partie de chez nous, à Ville de Mont-Royal, et je suis allée à Polytechnique. On venait juste d'ouvrir la nouvelle école sur la montagne. Il regarde mon bulletin et me dit : «Mademoiselle, présentez-vous demain matin à 8 h 20, au local B-308». C'est ainsi qu'en une demi-heure, j'ai décidé de devenir ingénieure.
R.V. - Aujourd'hui, que pensez-vous de la nouvelle génération ?
M.T.D. - Je suis très optimiste quant à l'avenir. Les jeunes sont extraordinaires. Ils sont beaucoup plus créatifs que nous à leur âge, et ils ont beaucoup plus confiance en eux. Ils ont un accès immédiat à toute l'information. Et cela leur donne une liberté extraordinaire. Ils ont des outils que nous n'avions pas. Ils arrivent avec une curiosité sans bornes. Ils ne se préoccupent pas seulement de leur petit monde comme nous le faisions, ils pensent à la planète.
R.V. - On dit qu'ils ne sont pas faciles à gérer... Êtes-vous d'accord ?
M.T.D. - C'est cela, justement, qui est extraordinaire ! Des leaders, ce n'est pas facile à gérer. Je ne suis pas facile à gérer, je vous assure. Demandez à mon mari et aux gens qui travaillent avec moi...
R.V. - Nous vivons une période d'incertitude économique. Comment les choses se présentent-elles pour la prochaine campagne de Centraide ?
M.T.D. - Cela se présente bien. C'est sûr qu'avec des coprésidents comme Pierre Beaudoin, de Bombardier, et Heather Munroe-Blum, de l'Université McGill, ça aide. Ils y ont mis tellement d'énergie ! Les gens finissent par comprendre que leur don peut améliorer la situation. Mais ce n'est pas juste l'argent. On a accompli des choses extraordinaires dans des quartiers où il est possible de mesurer l'impact à long terme de nos actions. Et on va le faire dans plein d'autres quartiers. C'est tellement motivant ! Dans une ou deux générations, Montréal ne sera plus la même. J'y crois profondément.
R.V. - Dernière question, qui est en quelque sorte la signature de cette série : un jour, dans une encyclopédie, sur papier ou en ligne, quelqu'un résumera ce que vous avez été. Si vous aviez la possibilité de l'écrire vous-même, quelle est l'épitaphe que vous aimeriez laisser ?
M.T.D. - Elle a eu du plaisir toute sa vie à faire ce qu'elle se sentait capable de faire.
CV
Nom : Michèle Thibodeau-DeGuire
Âge : 70 ans
Titre : Présidente-directrice générale de Centraide du Grand Montréal
Biographie : À partir de 1963, ingénieure chez Francis Boulva et associés et Lalonde, Girouard et Letendre ;
En 1982, elle est nommée déléguée générale du Québec à Boston ;
En 1989, elle devient directrice des relations publiques de l'École Polytechnique de Montréal ;
Depuis 1991, elle est présidente-directrice générale de Centraide du Grand Montréal.