René Vézina - Monsieur Coutu, qu'est-ce qui vous est passé par la tête au moment de lancer votre nouveau modèle de pharmacie ?
Jean Coutu - J'étais pharmacien de la fin d'une ère, un pharmacien qui pouvait faire des médicaments. Après la guerre, avec la publicité, les journaux, le Reader's Digest qui publiait tous les mois un article sur la santé et surtout la télévision, les gens connaissaient de plus en plus la médication. Au lieu de vous demander : " Monsieur, j'aimerais avoir un bon sirop pour le rhume ", ils arrivaient et ils disaient : " J'aimerais avoir du Benylin avec codéine. " ll ne vous reste plus grand-chose à faire à ce moment-là. Au début des années 1960, je me suis aperçu que le bon pharmacien n'était plus celui que l'on considérait à cause de son talent, comme fabriquant de médicaments. Il devenait celui qui ne vend pas cher.
Je me rappelle plusieurs anecdotes, entre autres celle-ci : un jour, je remplissais une ordonnance pour une personne. Arrive un professionnel de la santé qui me dit qu'il part en vacances. À la fin, il ajoute : " N'oublie pas mon escompte. " Et l'autre monsieur, lorsque je lui ai donné ses médicaments, m'a regardé en disant : " Moi, monsieur, je suis trop pauvre pour avoir un escompte. " Ça m'a frappé droit au coeur.
L'ENTREVUE VIDÉO
R.V. - Vous étiez situé à quel endroit, à l'époque ?
J.C. - J'étais au coin d'Aird et de Sainte-Catherine, dans Hochelaga-Maisonneuve, dans l'est de Montréal, qui était à ce moment un amalgame entre anglophones possédant et francophones travaillant. Je ne dis pas que les anglophones ne travaillaient pas, mais tous les contremaîtres étaient des Écossais et des Anglais qui travaillaient pour la Canadian Vickers ou d'autres sociétés du coin. Les manoeuvres, les ouvriers, étaient des Canadiens français.
Ils n'étaient pas très riches mais ils étaient travailleurs, fiers de leur travail et ils avaient des familles. J'avais calculé que, dans l'est de Montréal, à chaque pied courant de la rue, il y avait une personne. Ce qui veut dire que sur 25 pieds, et sur trois étages, il y avait à peu près 25 personnes. Je me suis dit que c'était nécessairement dans ce coin-là qu'il pouvait se passer autre chose. Et lorsque vous lancez quelque chose de nouveau, dans tous les domaines, il faut innover et surtout convaincre. Même si vous pensez que vous avez raison, il n'y a rien de plus difficile que de fracturer ce avec quoi les gens ont vécu depuis de nombreuses années.
S'inspirer des autres
R.V. - Vous aviez la conviction d'avoir raison. Encore fallait-il convaincre votre entourage !
J.C. - C'est drôle, c'est l'Ontario qui m'a aidé. J'avais des amis, j'avais surtout un associé qui s'appelait Louis Michaud et qui m'a dit : " Jean, on va aller à Toronto, il se fait quelque chose de nouveau dans notre domaine, la santé, qui n'est pas pharmaceutique mais qui touche de très près à la pharmacie. Tu peux trouver tout ce qu'il y a en pharmacie, sans les ordonnances. " C'était les fameux discount stores.
C'est là que j'ai pris une décision difficile : ça prend un certain acte d'humilité pour accepter de ranger pratiquement de côté les cinq ans d'études que vous avez passées pour ne vous intéresser qu'au point de vue mathématique des affaires, c'est-à-dire aux prix. On s'est dit, tous les deux : " Ils veulent en avoir, des prix, on va leur en donner. " Et c'est de cette façon-là qu'on a commencé. Ça a été très difficile de convaincre la majorité des confrères de se joindre à nous, mais en voyant notre exemple, les gens venaient à nous parce qu'on était comme une sorte de bouée de sauvetage dans la façon de penser la pharmacie nord-américaine.
R.V. - Vous venez de dire le mot clé : vous avez convaincu des confrères. Comment vous êtes-vous pris pour leur dire : " Je suis le leader dans ce domaine et vous allez bien réussir si vous embarquez avec moi " ?
J.C. - Pour commencer, c'est l'exemple. Il a fallu ouvrir une première pharmacie. Il y a des choses extraordinaires à raconter. Les gens venaient me voir en disant : " Pauvre Jean, on ne viendra pas à l'ouverture, mais on viendra à la fermeture. " Ça nous stimulait ! Je me rappelle encore avoir dit à ma femme, un bon matin : " Écoute, j'ai tout misé, si ça ne fonctionne pas, on est mort. " Mort, on s'entend, on était encore en vie, mais au point de vue pécuniaire, ça allait être difficile. Mais finalement, c'était la bonne décision. Nous étions alors rendus sur l'avenue du Mont-Royal, au 1373.
R.V. - Lorsque vous avez commencé et que vous avez regardé derrière vous pour voir si les gens embarquaient, comment les choses se sont-elles passées ? Est-ce que ça a été difficile ?
J.C. - Nous avions lancé une chaîne de magasins à escompte, la copie de ce qu'on avait vu en Ontario, et les gens aimaient ça. Mais ils voulaient toujours avoir des produits pharmaceutiques et on ne pouvait pas leur en vendre. Alors, un jour, Louis Michaud et moi, on se regarde en se disant : " Écoute, on l'a essayé, c'est semi-rentable, mais si on pouvait intégrer ça dans une pharmacie, ce serait bien. " Et c'est là qu'a été le grand coup, ça a été comme le café Maxwell House : instantané ! Après quelques pharmacies -parce qu'en pharmacie, on ne peut pas s'incorporer -, on a décidé d'ouvrir des franchises. À cette époque, la formule n'existait pas en pharmacie. On ne pouvait pas, nous, être toujours personnellement responsables des pharmacies que l'on ouvrait. On s'est dit : " On va vendre notre nom, avec des services, puis on amènera avec nous des pharmaciens de qualité. "
Au Québec, pour avoir une pharmacie, il faut être pharmacien. C'est unique dans toute l'Amérique du Nord. Autrefois, il y avait aussi le Dakota du Sud, maintenant, il n'y en a plus. Pas besoin d'être pharmacien en Ontario, ni au Nouveau-Brunswick, ni à Terre-Neuve. Seulement au Québec. Vous me demandiez si ça a été difficile, là ça a été le contraire, tout le monde voulait s'associer avec nous. Une de nos questions principales, que nous posions aux personnes qui se présentaient devant nous, était celle-ci : " Aimez-vous le monde ? " S'ils nous répondaient vaguement, on continuait à poser des questions. S'ils disaient : " Non, le monde, ça me dérange ", on répondait : " Écoute, tu n'as pas d'affaire avec nous, nous, c'est le contraire. " Et c'est peut-être à cause de ça qu'aujourd'hui, les gens nous aiment encore.
Faire preuve d'ouverture
R.V. - Faisons un grand bond dans le temps, parlons maintenant directement de vous. Au fil du temps, avec votre personnalité, vous êtes vous-même devenu une marque de commerce. Pourquoi est-il si facile de s'identifier à vous ?
J.C. - Ça vient de mon grand-père, qui était hôtelier à Saint-Gabriel-de-Brandon, et de mon père, qui était médecin à l'époque où les médecins ne faisaient pas de sous. Combien de fois j'ai vu des gens venir chez nous avec une petite enveloppe, me disant : " Tu donneras ça à ton père. " Il y avait 25 sous dedans... C'était du temps de la crise. Il n'y avait pas d'assurance-chômage, pas de bien-être social, il n'y avait rien ! Mon grand-père aimait le monde. Quand les gars descendaient des chantiers - ils n'étaient pas instruits - ils mettaient leur paie sur le comptoir et ils disaient : " P'tit Louis, donne-moi un coup. " Il était hôtelier, mais curieusement, il ne buvait pas, lui. Quand les gars avaient assez bu, mon grand-père appelait l'autre hôtelier de Saint-Gabriel et lui disait : " Écoute, untel, il en a assez. S'il va chez vous, ne lui en donne plus. " Et il gardait sa paie. Le gars finissait par arriver chez lui et sa femme pleurait. Le lendemain, elle venait voir mon grand-père et elle lui disait : " P'tit Louis, il ne reste plus une cenne à mon mari. " Il lui répondait : " Ton mari a bu pour 7 piastres et 22; sur 423 piastres, voici la balance. "
Monsieur, le monde ne peut que vous aimer quand vous êtes comme ça. Mon père, c'était pareil, ma mère aussi, c'était des gens ouverts qui se sont privés toute leur vie. Mon père était médecin, mais il n'est allé qu'une fois en Europe, et ça lui a pris toutes ses économies. Je pense aussi que le monde aime quelqu'un qui est comme une vitrine ouverte, qui dit ce qu'il pense. Il peut lui arriver de dire des bêtises. Mais au moins, on peut penser : " Lui, au moins, il nous a montré ce qu'il pensait. " Mon grand-père Louis, pour qui j'avais une admiration extraordinaire, m'avait dit : " Écoute Jean, si tu crois que tu as raison, lâche pas. Si on te convainc que tu as tort, aie au moins l'humilité de l'admettre. " C'est tout un principe philosophique. Si tout le monde pensait comme ça, il n'y aurait pas de guerre dans le monde. Je regarde mon ami Obama qui se démène comme un diable dans l'eau bénite, il a raison. Il faut parler à ses ennemis. Et si ça ne marche pas, tape dessus ! Mais au moins, essaie de les convaincre. C'est ça, la vie.
R.V. - Et vous avez utilisé le même principe avec vos employés ?
J.C. - On en a mille, au centre nerveux [siège social, à Longueuil]. La seule chose que je leur ai dite dans ma vie, c'est : " Écoutez, si vous êtes ici, c'est que j'ai besoin de vous. " Y a-t-il quelque chose de plus agréable pour un employé que d'arriver à la maison et de dire à sa femme, à sa conjointe : " Le patron m'a dit qu'il avait besoin de moi. " C'est un peu ça, je pense, le secret du Groupe Jean Coutu : tous les gens, ici, savent qu'ils ont un rôle à jouer. Si quelqu'un passe le balai, il ne fait que passer le balai, mais on est ici dans une entreprise d'hygiène, de santé. Si les planchers sont sales, c'est mauvais pour les pilules. Alors il va dans les coins quand il passe le balai.
" LES JEUNES, VOUS N'AVEZ RIEN INVENTÉ. VOS MAUVAIS COUPS, ON LES A TOUS FAITS ! "
C'est dans sa nature : Jean Coutu aime communiquer et son franc-parler le sert bien. Que ce soit pour convaincre ses employés ou pour discuter avec des jeunes, il va droit au but.
R.V. - Vous avez parlé de franchise, d'humilité et d'écoute, mais, dans les moments critiques, avez-vous été obligé de monter le ton ? De dire : " Je sais que c'est ainsi que ça doit se faire, et là, c'est fini, il faut que ça marche " ?
J.C. - Ça m'est arrivé plusieurs fois. À l'époque, je parlais souvent en groupe pendant des rencontres. Une fois, je me rappelle, ça n'allait pas bien. Ça critiquait. On avait installé un centre sportif. Des gens m'avaient demandé : " Monsieur Coutu, au lieu de dépenser pour un centre sportif, pourquoi vous n'avez pas donné ça dans nos salaires ? " Je trouvais ça méchant, j'ai dit à un des gars : " Écoute, je pense qu'avec ce centre sportif, tu vas être en meilleure santé. " Les plus audacieux ont répondu : " Oui, pour nous faire travailler plus fort. Je les ai regardé, et je leur ai dit : " Ce n'est pas du tout mon intention.
" Le samedi soir, quand vous vous retrouvez ensemble, à un match de hockey ou autour d'une petite bière, avez-vous honte de dire que vous travaillez chez Jean Coutu ? Répondez-moi en pleine face, avez-vous honte de dire que vous travaillez pour Jean Coutu ? " - " Oh non, oh non, M. Coutu, voyons donc, vous savez bien que non ! " - " Alors, si c'est ça, pourquoi on ne s'entend pas un peu mieux ? " Et ça a été très bon. Il n'y a rien d'extraordinaire là-dedans, il faut essayer, même en affaires, de rester humain. Et je pense que les gens aiment ça. Vouloir faire des affaires juste pour faire des piastres, je pense que vous manquez votre coup. Faire des affaires pour réussir, les piastres viennent.
R.V. - Y a-t-il eu des modèles, des gens qui vous ont inspiré, des Jules César ou d'autres qui vous ont donné un déclic ?
J.C. - Oui. C'est drôle. C'est César, c'est Napoléon, c'est Vercingétorix, ils sont tous là, c'est Hannibal... Et prenons César : on n'a jamais parlé des forgerons qui faisaient les fers pour les chevaux de Jules César. Si les forgerons avaient été pourris, de mauvaise qualité, les chevaux n'auraient pas été capables de faire du bon travail. Je me suis dit : " Bonté divine, dans la vie aujourd'hui, on encense certains individus, mais on oublie de dire que, pour en arriver là, il y a un paquet de gens autour qui ont été nécessaires. C'est pour ça que je vous ai dit tout à l'heure, quand vous parlez à vos employés, dites : " J'ai besoin de toi. " Je n'étais pas là du temps de César, mais peut-être qu'il regardait ses troupes et disait : " Écoutez les boys, nos chevaux sont extraordinaires, mais il ne faut pas oublier que c'est Victorius, ou Pompeus, ou les autres qui ont fait du bon travail. Sans eux, on ne sera pas capable de gagner nos guerres. " Et c'est ça qu'on oublie. Vous me parlez, aujourd'hui, que Jean Coutu est un peu connu. On va donner certains honneurs à Jean Coutu. Mais le succès, ça se façonne. On regarde un cardigan ou un chandail, on trouve ça beau, mais on oublie qu'il se fait maille par maille.
R.V. - Vous faire appeler un leader, un des grands leaders à avoir participé à l'émergence du Québec moderne, en économie, ça vous fait plaisir ou vous regardez à côté en disant : " Mais de qui il parle " ?
J.C. - Écoutez, ça ne peut pas déplaire. Mais il faut arrêter de se gargariser avec ça. Comme je vous ai dit tout à l'heure, c'est aujourd'hui qu'on me reconnaît. Mais j'étais bon surtout quand j'ai créé ça, il y a 25 ou 40 ans. Aujourd'hui, j'ai les rebondissements d'un succès qui continue, certainement pas par moi seulement, mais par tous ceux qui m'ont accompagné au fil des ans.
R.V. - Lorsqu'on regarde le travail accompli par ceux qui ont été des innovateurs, on trouve extraordinaire ce qu'ils ont fait. Y en a-t-il d'autres de cette trempe-là dans notre société ? Peut-on avoir confiance dans ceux qui s'en viennent ?
J.C. - Le pire défaut qu'on puisse avoir, c'est de prescrire notre façon de faire à la jeunesse d'aujourd'hui. On dit souvent que les jeunes sont comme ci et comme ça... On ne se parle pas. Le vieux proverbe " Si jeunesse savait et si vieillesse pouvait " est bien vrai. Les jeunes se disent : " Lui, il ne comprend pas que j'ai fait un mauvais coup, ou que j'ai manqué mon coup. "
C'est l'avantage de la vieillesse, ou de l'âge avancé, tu peux les regarder et leur dire : " Ne vous énervez pas, vous n'avez rien inventé, vos mauvais coups, on les a tous faits ! Et vous savez quoi, je ne suis pas scandalisé du tout, et ensemble, on va s'organiser pour que vous ne les fassiez pas deux fois. " C'est ça, les échanges entre générations. Les jeunes pensent que, dans notre tête, on a de vieilles idées. Ça n'existe pas. Les idées sont toujours pareilles. Comme disait mon père, les idées sont là, mais la carrosserie ne suit pas. C'est ce qu'on appelle la perte de la jeunesse. D'autres appellent ça la vieillesse.
R.V. - Et si ces jeunes devaient prendre un principe de Jean Coutu et l'appliquer à leur propre façon de faire, que devraient-ils retenir ?
J.C. - Faites des choses qui plaisent au monde. Sans être condescendant. Sans être flatteur. Mais le succès, c'est de donner aux gens ce que, des fois, ils espèrent mais qu'ils ne peuvent pas produire. Vous pouvez aimer la musique sans être capable d'en faire. C'est la même chose dans n'importe quel milieu. Il faut leur donner ce qu'ils veulent, même si vous faites des affaires. Vous pouvez être psychologue, ethnologue, et vous servir de ces connaissances-là pour donner aux gens ce qui correspond à leurs aspirations.
Vous savez, l'essence même des individus n'a pas changé. Les femmes sont des femmes, les hommes sont des hommes. La seule différence, les vêtements extérieurs changent, les habitudes aussi, mais l'intérieur ne change pas. L'autre jour, j'étais avec ma femme à la campagne, près d'une piscine, avec mes petits-enfants - j'en ai plusieurs, j'en ai 15. Avez-vous déjà remarqué ? Les enfants crient dans une piscine. Un peu plus tôt, j'étais dans les Émirats. Il y avait un paquet d'enfants, des petits Arabes qui criaient pareil comme chez nous. Vous allez en Afrique, ils crient. On est tous pareils, les humains, même si on n'est pas habillés de la même façon. C'est toujours la même histoire : il faut arrêter de classifier les gens de façon hiérarchique comme du temps de la monarchie. Quand vous étiez un prince, la société vous devait beaucoup, mais on oubliait que, pour être un prince, ça prend un laboureur, ça prend un cheval mené par un ânier. C'est ça, la vie.
R.V. - Jean Coutu, on a déjà beaucoup écrit sur vous, sur la façon dont vous avez vécu, sur ce que vous avez accompli, mais s'il fallait tout résumer un jour, qu'est-ce que vous aimeriez qu'on dise ?
J.C. - Jean Coutu, c'est un gars bien ordinaire qui m'a aidé à mieux vivre, et la vie, ce n'est pas si compliqué que ça si on a l'humilité de dire que ça commence un jour et que ça finit un jour. C'est tout.