Guy Saint-Pierre est passé avec succès de la politique aux affaires, en jouant un rôle clé dans la création de SNC-Lavalin. Il lui a fallu du doigté et du leadership pour que ces deux sociétés jadis rivales arrivent à former une seule entité et à devenir la plus authentique multinationale québécoise.
R.V. - Vous êtes apparu sur la scène publique en 1970, quand vous avez été élu député libéral de la circonscription de Verchères. Vous étiez alors vice-président chez Acres Québec, une grande firme d'ingénierie. Pourquoi vous êtes-vous lancé en politique ?
G.S.-P. - Parce que je trouvais que, depuis deux ans, au Québec, ça allait mal, et je ne pouvais pas juste prétendre : " C'est l'autre qui va faire ça, moi je ne suis pas prêt à le faire... " Alors je me suis dit : " Bon, je vais essayer ça. " Et je dois dire que les gens d'Acres ont été bien corrects avec moi. Ils m'ont déclaré : " On a besoin d'hommes de valeur en politique. Et si jamais tu te fais battre, on va te reprendre le lendemain matin, parce qu'on apprécie beaucoup ce que tu as accompli pour Acres Québec, avec le bureau de Montréal.
R.V. - Et vous n'êtes pas allé en politique pour être député d'arrière-ban. Vous êtes devenu ministre...
G.S.-P. - Celui qui m'a aidé, je suis très franc, c'est Paul Desrochers, le bras droit de Robert Bourassa comme organisateur. Il avait déjà été dans l'armée. Et lorsqu'il a lu dans mon CV que j'avais été 11 ans dans l'armée canadienne, ça le touchait beaucoup. J'avais à peine 34 ans à l'époque, mais j'étais bien formé et prêt à m'engager. Ils ne m'ont pas donné un comté sûr ; j'avais des adversaires, des gens de grande qualité. Mais les électeurs m'ont choisi.
R.V. - Vous venez de parler de l'armée. Vous n'êtes pas le seul au Québec à avoir eu ce parcours, on pense notamment à André Caillé, l'ancien président d'Hydro-Québec. Est-ce que ça a changé quelque chose chez vous ?
G.S.-P. - Oui, et cela pourra surprendre bien des gens. Ce que l'armée m'a appris, c'est la communication. J'étais lieutenant, 69 soldats se rapportaient à moi et il fallait que je communique avec tous ces hommes. À Gagetown, on était quand même 10 000 hommes perdus sur un territoire plus grand que l'ensemble de l'île de Montréal ; il n'y avait aucun village, c'était que la forêt et des routes. Le général faisait son plan à deux heures l'après-midi et, à six heures, on savait exactement ce que l'on attendait de nous : l'artillerie va commencer, l'infanterie va arriver là et nous, les ingénieurs, devons construire un pont [NDLR : les fameux ponts flottants]. On va pouvoir commencer vers six heures et demie et à neuf heures le soir, il faut que ce soit terminé. Ce qui me frappait, c'est que 10 000 hommes savaient exactement ce qu'on attendait d'eux et ce qu'ils pouvaient faire pour la victoire. Et quand je suis arrivé dans le privé, j'ai été étonné de constater que les communications étaient moins bonnes que dans l'armée !
R.V. - Sans blague ? Parce qu'on a l'impression que c'est beaucoup plus hiérarchique et que tout le monde obéit sans questionner - et je précise que vous êtes allé dans l'armée, entre autres, parce que ça vous a permis de faire vos études, au départ.
G.S.-P. - Oui. Si vous voyez que l'un de vos soldats a des problèmes, vous le faites venir à votre bureau pour lui demander ce qu'il a, pourquoi il a l'air de moins bonne humeur qu'avant, pour ensuite apprendre, peut-être, que sa femme l'a laissé, qu'il ne sait pas quoi faire de ses enfants... Vous devenez très près d'eux, et eux deviennent assez près de vous.
Parler au boss
R.V. - Transposons ça au milieu des affaires, dont il sera question maintenant, parce que vous y avez passé l'essentiel de votre carrière. Est-ce que cette habileté que vous venez de mentionner, la communication, fait partie des atouts qu'un dirigeant d'entreprise, qu'un leader doit posséder ?
G.S.-P. - Oui. Évidemment, il faut travailler fort. Mais il y a deux points qui m'ont toujours frappé et que j'ai tenté de mettre en pratique. D'abord, il faut être capable d'anticiper l'avenir et savoir ce que ça signifie pour votre entreprise. Peut-être que les concurrents ne seront pas les mêmes, peut-être que tout sera bouleversé à cause de la technologie.
Le deuxième point très important, ce sont les communications avec tous les employés. Je vous rappelle, quand je suis entré à SNC, les temps étaient difficiles. En 1988, SNC avait perdu 27 ou 30 millions de dollars, et je me suis joint à l'entreprise le 1er janvier 1989. Il m'est venu une idée, je ne sais même pas où je l'ai prise, de demander à la direction du personnel d'inviter une quinzaine de personnes de tous les niveaux, même celles qui venaient d'être embauchées pour la distribution du courrier. La lettre d'invitation disait à peu près ceci : " Le président aimerait vous rencontrer à sept heures pour un café et un muffin. Il y a deux points qui l'intéressent : qu'est-ce que l'on peut faire pour rendre votre vie professionnelle plus intéressante, et qu'est-ce que l'on peut faire collectivement pour être un concurrent plus féroce et gagner dans le monde d'aujourd'hui. " Et vous seriez surpris de tout ce que j'ai appris dans ces occasions. Après, quand je reparlais à des vice- présidents qui me mentionnaient que tout était parfait dans leur division, je pouvais leur dire : " Écoutez, moi, ça fait quatre ou cinq personnes qui me parlent de tel ou tel point... " Et je rends hommage à Jean-Paul Gourdeau [son prédécesseur], qui était là en 1988. Il a sans doute fait le ménage qui devait être fait quand on perd beaucoup d'argent.
R.V. - Parlons d'un moment clé, non seulement dans votre carrière, mais dans l'histoire récente du Québec. Il y avait alors dans le monde de l'ingénierie, deux concurrents féroces, deux rivaux déjà bien cotés : SNC et Lavalin. SNC était en train d'émerger de nouveau, vous nous en avez parlé. Lavalin avait connu des revers de fortune et on a craint que la société ne finisse par faire faillite et soit démantelée. Or, voici que survient cette fusion entre rivaux, SNC qui accepte enfin d'intégrer Lavalin dans son giron. Et SNC-Lavalin est aujourd'hui une des plus grandes, sinon la plus grande société d'ingénierie du monde. Qu'est-ce qui s'est passé ?
G.S.-P. - J'avais peut-être un avantage que d'autres n'avaient pas. Je suis entré chez SNC en 1989. La fusion avec Lavalin, ou l'achat de Lavalin, peu importe comment on veut l'appeler, a eu lieu en août 1991. Donc, je n'étais dans la bataille que depuis deux ans alors que d'autres, de chaque côté de la clôture, y étaient mêlés depuis 20 ou 25 ans. Et je me rappelle d'un incident qui s'était passé avec Bernard Lamarre [alors président de Lavalin], que je n'avais pas aimé. J'avais appelé Bernard, qui avait d'ailleurs étudié comme moi à Londres, à l'Imperial College, où il avait eu sa maîtrise, et je lui avais dit : " Écoute, Bernard, je ne sais pas ce que l'avenir nous réserve, mais on ne peut pas se permettre de se donner des jambettes comme ça. On ne le sait pas l'un et l'autre, mais peut-être qu'un jour on va être ensemble. " Honnêtement, dans le temps, je ne le savais pas.
Et, après la fusion, au moment même d'une grande réception qui réunissait les employés des deux camps à l'hôtel Bonaventure, à Montréal, le soir même où ça a été annoncé, j'ai dit : " Dans ma vision, je ne veux pas que deux plus deux donnent trois. Je veux que deux plus deux donnent cinq. À partir de ce moment-là, il n'y a plus de SNC, plus de Lavalin, il n'y a seulement que SNC-Lavalin. On fait tous partie de la même famille et on va construire ensemble. " Mais vous avez raison, c'était un moment clé.
J'avais peur qu'en voyant SNC et Lavalin ensemble, plusieurs plus petits bureaux réagissent ainsi : " Ça n'a pas de sens, ils ont ensemble 75 % des contrats de la Baie-James. " Et j'avais donc parlé au premier ministre, Robert Bourassa, pour avoir l'assurance que les contrats qu'on avait ne nous seraient pas enlevés parce qu'on était devenus trop gros pour le Québec. Et il m'avait rassuré en disant : " Je ne sais pas ce qui va arriver pour l'avenir, ce n'est pas moi qui va décider, mais, pour les contrats passés, je peux te rassurer. " Et j'étais convaincu que si Bechtel Fluor [un géant américain de l'ingénierie] avait racheté Lavalin, en étant une compagnie publique, deux mois plus tard on se serait retrouvé dans la même situation qu'Alcan ou que Potash : une offre d'achat arrive et les actionnaires obtiennent deux fois ce qu'on aurait pu leur donner. Nous n'aurions pas eu le choix, il aurait fallu vendre.
R.V. - Et plus tard, c'est un Lamarre [Jacques], donc un nom associé de près à Lavalin, qui a pris la présidence de SNC-Lavalin. Elle s'était bien faite, cette intégration...
G.S.-P. - Depuis le 2 août 1991, Jacques Lamarre était un employé de SNC-Lavalin. Pas de Lavalin, mais bien de SNC-Lavalin. Pour la suite des choses, j'avais demandé à quatre personnes d'aller prendre l'une après l'autre un cours de trois mois qui se donnait à Harvard. Jacques va me permettre de vous confier ça : il ne voulait pas y aller. Il prétextait : " Je n'ai pas le temps, j'ai des projets importants. " Je lui ai dit : " Jacques, si tu n'y vas pas, tu ne seras pas dans la courte liste de ceux que je vais recommander au conseil d'administration pour me succéder. " Il y est allé et, encore aujourd'hui, il trouve qu'il a appris beaucoup. Je suis certain que, peut-être trois ans après, des gens qu'il avait connus à Harvard étaient ses clients en Malaisie ou en Chine ou ailleurs.