Jeffrey R. Immelt met tout en œuvre pour diriger General Electric (GE), sans se laisser écraser par l’héritage de son prédécesseur, Jack Welch. Il soutient que son entreprise forme «les meilleurs leaders du monde». Cependant, ces derniers n’ont pas pu empêcher GE de subir les répercussions d’une décennie infernale qui a réduit de moitié sa valeur…
Auteure: Diane Brady | Bloomberg Businessweek
Deux vendredis par mois, le PDG de General Electric (GE), Jeff Immelt, invite à souper l'un des 185 dirigeants de l’entreprise à sa résidence de New Canaan, au Connecticut. Comme de vieux amis, l’hôte et son convive prennent quelques verres, rigolent un peu, savourent un plat de pâtes et discutent d’une foule de sujets, sauf du boulot. Une soirée à refaire le monde, quoi! Le lendemain matin, les discussions reprennent, et deviennent plus personnelles. «Nous passons toute la matinée du samedi à parler du travail et de la carrière de mon hôte, explique le PDG. Qui est-il? A-t-il l'impression d'occuper le poste qui lui convient vraiment? Comment je vois ses forces et ses faiblesses, des choses du genre.»
Mais que penser de cette stratégie? Comment se fait-il qu’après presque dix ans à la tête de l’entreprise, Jeff Immelt doive encore chercher à nouer des liens avec son équipe? «Par le passé, je considérais les relations interpersonnelles comme une chose acquise. Je ne veux plus répéter la même erreur, avoue-t-il humblement. Parfois, on a tendance à se dire: c’est un cadre qui travaille dans l’entreprise depuis 20 ans, il connaît son affaire. A-t-il vraiment besoin que je lui fasse un dessin? Aujourd'hui, je suis convaincu qu'il faut prendre le temps de se parler.» Ces rencontres font partie intégrante de la profonde remise en question que vit le PDG, et qui l’a amené à réévaluer la façon dont GE forme ses leaders. Cette réflexion s’est amorcée avec la crise financière mondiale qui a ébranlé le conglomérat – malgré un chiffre d'affaires annuel de 157 milliards –, détruisant presque au passage son unité des services financiers, et faisant passer la valeur de l'action de l'entreprise à moins de 6$, alors qu'elle était à 29$ avant le crash de Lehman Brothers. Elle a remonté depuis à environ 19$, établissant la capitalisation boursière de GE à près de 200 milliards, soit autour de la moitié de ce qu'elle a déjà été.
Toutes ces mésaventures ont transformé Jeff Immelt, devenu selon son dire un «adepte de l’introspection gonflé aux stéroïdes», se demandant sans cesse: «Parmi nos 150 principaux dirigeants, y en avait-il un qui avait vu venir la crise… mais qui n’a pas réussi à m'en parler?»
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Le PDG a tellement changé qu’il compte maintenant passer l’année en cours à explorer de nouvelles idées afin de décider comment GE devrait former et évaluer ses leaders. Il a d’ailleurs consulté plusieurs organisations très diverses – de Google au Parti communiste chinois –, et envoyé 30 de ses cadres supérieurs dans une centaine d’entreprises partout dans le monde. Et ce n’est pas tout! Il tient des soupers mensuels avec 10 de ses dirigeants et un consultant externe, spécialiste du leadership, pour débattre du sujet. Il a également lancé un programme pilote visant à offrir les services d'un coach personnel à ses employés les plus doués, une pratique que GE réservait autrefois aux cadres éprouvant des difficultés. Enfin, pour permettre à ses troupes de découvrir comment on fait les choses ailleurs que chez GE, il reconsidère même une règle interne, vieille comme le monde, qui interdit aux employés de siéger à des conseils d’administration.
Revenir à la base
Voir ainsi le PDG de GE scruter son approche du leadership, c’est un peu comme observer Guy Lafleur prendre des cours de hockey. Malgré les résultats décevants de GE, et en dépit des appels réguliers à démembrer le conglomérat, s’il y a une force que tous reconnaissent unanimement à l’entreprise, c’est sa capacité à produire des leaders. Dans un récent sondage mondial, effectué par Hay Group, visant à déterminer quelles sociétés se démarquaient sur le plan du leadership, GE s’est classée première.
À une époque où plusieurs considèrent la formation comme un fardeau financier, GE continue de considérer les ressources humaines (RH) comme quelque chose de sacré, dépensant annuellement un milliard de dollars en formation et consacrant chaque année des semaines, voire des mois, à évaluer les compétences. «GE investit des sommes incroyables. Et beaucoup considèrent qu’il s’agit de la plus grande école [de gestion] du monde», fait valoir Brooks C. Holtom, professeur de gestion à l’école de commerce de l’université Georgetown.
Pourtant, on sent qu’il y a quelque chose qui cloche. Et pas seulement en raison de la décennie infernale dont Jeff Immelt a parlé dans sa lettre aux actionnaires, plus tôt cette année, et dans laquelle il concluait que «GE doit changer» pour continuer de se développer dans un monde qui s'est transformé. Quand un PDG de la trempe de Jeff Immelt passe son organisation au peigne fin, il en vient inévitablement à scruter son propre style de gestion. Le PDG est devenu le voyageur de commerce, le maître à penser et le motivateur de l’organisation. Mais, dans l’entreprise comme telle, il est de moins en moins visible. Et, malgré tout, le PDG semble concentrer davantage ses efforts sur son équipe plutôt que sur lui-même…
Un changement à la barre?
Peu de gens chez GE croient que cette réingénierie est le signe précurseur de la nomination d'un nouveau PDG. Quand on lui a offert le poste, il y a 10 ans, on a laissé entendre à Jeff Immelt qu’il y resterait durant 20 ans, comme son illustre prédécesseur, Jack Welch. Le conseil d’administration l'a d'ailleurs toujours appuyé. Seul l'ancien PDG, que nous n’avons pu joindre pour commenter cet article, a émis des critiques acerbes quand GE a annoncé des pertes importantes, en avril 2008; en effet, Jack Welch a alors déclaré à la chaîne NBC que Jeff Immelt avait «un problème de crédibilité», puisqu'il faisait des promesses qu’il ne pouvait tenir.
Mais Jeff Immelt persiste à croire que le véritable problème se trouve dans l’approche que GE a adoptée en matière de RH. L’entreprise doit-elle revoir ses politiques en cette matière, qui sont tout de même en place depuis un demi-siècle? Le PDG ne le croit pas. Au sein de l’entreprise, on discute plutôt des nouvelles qualités et compétences que les leaders devront posséder, un sujet revu aux cinq ans. Ce que les dirigeants de GE ne remettent pas en cause, c’est la «machine à talents» de GE elle-même. Pourtant, un nombre croissant d’observateurs externes s’interrogent… «Plusieurs des anciens modèles de réussite sont remis en question», prétend Graham Barkus, responsable du développement opérationnel chez Cathay Pacific Airways. En outre, sur le site Web de GE, on peut lire: «Nos 191 cadres principaux ont fait des stages de formation et de développement professionnel d'une durée totale d'au moins 12 mois au cours de leurs 15 premières années chez GE.» Autrement dit, une année complète, et c’est le minimum. GE croit qu’il s’agit d'un avantage; et si ce n’était pas le cas?
Une longue tradition
Au milieu des années 1950 – l'époque des balbutiements des sciences de la gestion –, alors que l’entreprise fondée par Thomas Edison en 1890 était la quatrième plus grande société en Amérique, Ralph J. Cordiner, le président d'alors, a décidé de décentraliser GE. Environ 120 directeurs généraux ont alors été placés à la tête d'autant de départements; ces DG, responsables de leur propre secteur, ont ainsi formé une petite armée de mini-PDG. La décision a obligé l’entreprise à miser davantage sur une formation et une évaluation rigoureuses. C’est pourquoi Ralph J. Cordiner a ensuite élaboré, en 1956, le mode d’évaluation «Session C»; à cette fin, il a créé un institut de gestion occupant un vaste campus, dans la vallée de la rivière Hudson, plus précisément à Ossining, dans l'État de New York, à une heure de voiture au nord de la métropole américaine. «GE Crotonville» – c'est le nom qu'on a donné à l'institut – est aussitôt devenu synonyme d’excellence.
En 1981, Jack Welch, un ingénieur de Boston reconnu pour son audace, a pris les rênes de l'entreprise, et a lancé sa propre révolution. Délestant des activités commerciales et éliminant la bureaucratie, il s’est servi de Crotonville pour apporter d’importants changements à l’échelle de la société. Jack Welch était omniprésent à Crotonville, prêchant un comportement ouvert et l'efficacité à tout prix (grâce à la bonne vieille stratégie de gestion des affaires connue sous le nom de «Six Sigma»).
De nos jours, Crotonville reste une composante névralgique de GE. Mais son image passéiste n’évoque plus seulement l’excellence… «L'institut applique un modèle du XXe siècle dans un monde du XXIe siècle», soutient John Sullivan, un ancien responsable de la gestion des compétences chez Agilent Techonologies, maintenant professeur de gestion à la San Francisco State University. Il a enseigné à Crotonville, et il croit qu'un temps de réaction très lent et une trop grande attention portée aux affaires internes paralysent le système. Et, à l’encontre de la croyance populaire, il soutient que, dans un monde moins hiérarchisé, qui fonctionne en réseau, plusieurs entreprises – Hewlett-Packard, Cisco, Best Buy et Deloitte, par exemple – sont devenues de meilleures pépinières de compétences que GE. Quant à Scott Belsky, stratège en leadership et fondateur de Behance, qui conçoit des produits et élabore des services pour des industries novatrices, il affirme que «quand il s’agit de couper, d’être dur en affaires et d’optimiser la productivité, les processus de GE sont parfaits; mais quand il s’agit d’être souple et d’innover, ils peuvent devenir un obstacle». Toutefois, pour plusieurs dirigeants de GE, dont Jeff Immelt, Crotonville reste la Mecque de l’entreprise. «Il n’y a rien d’équivalent», croit Susan Peters, directrice en chef de l’apprentissage, qui fait valoir que c'est un signe qu'on est aux petits soins avec les cadres. «GE gère peut-être à l’ancienne, mais elle le fait bien», pense Kentaro Iijima, vice-président principal chez Fujitsu Business Systems, qui a été invité à Crotonville il y a quelques années. «L’ennui, c’est qu’il est difficile de consacrer autant de temps à la formation. D’autres styles de formation, dont CoachingOurselves, ont émergé depuis», précise-t-il.
Former des spécialistes ou des généralistes?
Jeff Immelt et son équipe soulèvent des questions quant à la façon de former de meilleurs leaders pour le monde de l’après-crise – et ils ne sont pas les seuls. Mais certains, justement, se demandent s’il est souhaitable d’éloigner des employés de leurs activités quotidiennes pendant plusieurs semaines afin de leur permettre de développer leurs compétences et d'en acquérir de nouvelles.
Les entreprises doivent-elles approfondir l’expertise de chacun, comme on le croit chez GE, ou former des généralistes en gestion? Est-il pertinent de parler d’un ensemble de caractéristiques que devraient posséder tous les leaders? Si GE répète ailleurs le processus de décentralisation qu'elle a appliqué en Inde, ou se transforme en une série d’entreprises plus autonomes, comment alors sera-t-il possible de définir l’appartenance à l’organisation? «Les gens ont besoin de comprendre ce que ce genre de transformations signifient pour eux, explique Gary E. Hayes, consultant en leadership. Ils ont besoin de comprendre quels avantages ils en tireront pour leur propre carrière et leur avenir. Quel est l’ingrédient secret qui fera lever la pâte?»
Prenons le cas de Google, une entreprise qu'à peu près tout le monde admire. On n’a pas eu le temps d'y créer des programmes de leadership. Au cours de la dernière décennie, la philosophie du géant s'est résumée à ce que Judy Gilbert, directrice en gestion des compétences, décrit ainsi: «Engageons des personnes remarquables, mettons-les au travail et laissons-les libres!» Une formule qui fonctionne mieux quand on est petit et qu’on a le vent en poupe. Bien que l’on mette de plus en plus l’accent, chez Google, sur l’évaluation et le soutien des compétences, l’entreprise continue de miser sur la rétroaction des pairs, les programmes de leadership de deux ou trois jours et l’autonomie personnelle en matière de planification de carrière. «Quand on a une vision monolithique du leadership, on se crée une multitude de problèmes», estime Laszlo Bock, vice-président RH chez Google et ancien vice-président RH chez GE Capital Solutions. À son avis, l’approche de Google élimine complètement le risque de sombrer dans ce qu’il appelle un «modèle universitaire de formation, lourd, institutionnalisé, hiérarchisé, parce que c’est beaucoup trop statique». Chez le géant d’Internet, on évite aussi d’établir trop de points communs que devraient partager les leaders; en fait, quand, avec son équipe, Laszlo Bock a tenté de les résumer, il en est rapidement arrivé à une liste qui en comportait une quarantaine. «Ce qui compte, c’est d’avoir un bon équilibre entre généralistes et spécialistes, croit-il. Certains leaders excellent sur le plan technique, et d’autres se distinguent par leur caractère innovateur, créatif. On a besoin d’une brochette d’individus affichant une multitude de compétences.»
John Lynch, l'actuel vice-président principal RH chez GE, est bien d’accord. «Existe-t-il encore des recettes universelles?» se demande-t-il. Selon lui, l'avantage du système de GE se trouve dans sa capacité de s’adapter à un environnement qui change rapidement. GE évalue les individus en fonction de cinq facteurs: l’ouverture sur le monde, la clarté de pensée, l’imagination, l’inclusivité et l’expertise – des critères assez généraux pour permettre une évaluation globale. On s’efforce désormais d’améliorer cette approche en ajoutant une façon de voir les choses bien adaptée au monde d'aujourd'hui. Par exemple, si, sous le règne de Jack Welch, les compétences les plus valorisées étaient la capacité de réduire les coûts, l’efficacité et l’aptitude à conclure des ententes, quand Jeff Immelt est arrivé, il a plutôt recherché la capacité de prendre des risques, le souci de la clientèle et l’innovation. Et le PDG affirme maintenant se tourner davantage vers «plus de réseautage, de gestion dans un contexte volatile, et une plus grande attention prêtée pas seulement aux gens, mais aussi sur la façon dont les gens travaillent au sein d’une équipe.»
Évidemment, certains se diront que tout cela peut vouloir dire bien des choses… Peut-être s’agit-il de multiplier les blogues des employés et les comptes Twitter. Peut-être Jeff Immelt fait-il allusion à l’orientation adoptée par HCL Technologies, une société mondiale du secteur des TI, où le PDG, Vineet Nayar, invite tous les employés à évaluer le rendement de n’importe quel directeur ayant une influence sur son travail, y compris le PDG, puis à afficher les résultats en ligne. «En ouvrant toutes grandes les portes à la transparence, non seulement nous partageons la connaissance, mais nous créons surtout un climat de confiance. Soudainement, il y a beaucoup moins de rumeurs qui circulent», explique Vineet Nayar. Selon lui, il est essentiel que de nouvelles voix se fassent entendre, avec des idées nouvelles, «parce que, quand une entreprise dépérit, ça se fait lentement, insidieusement, sans que la haute direction puisse s’en apercevoir avant qu’il ne soit trop tard». D’où sa philosophie: mettre les employés en contact direct avec les clients, et «éliminer» le bureau du PDG, en inversant l’obligation de rendre des comptes et en transmettant aux employés eux-mêmes la responsabilité de changer.
Jusqu’ici, la période de réflexion de Jeff Immelt n’a fait que renforcer sa conviction que GE a tous les outils en main pour assurer sa réussite. Il voit le campus de Crotonville, le mode d’évaluation Session C et toute l’ancienne structure des RH comme «un creuset»: «Ce sont les éléments qui entrent dans ces processus, conclut-il, qui doivent être actualisés.»
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La méthode GE à la loupe
Session C
Lancé dans les années 1950, ce processus intensif d’évaluation s’étend sur une période de plusieurs mois dans toute l’organisation. Jeff Immelt évalue personnellement les 625 cadres supérieurs sur une période de 10 jours. Jusqu’à 2008, seuls les groupes de tête et de queue étaient informés des résultats de leur évaluation; maintenant, tout le personnel l’est.
Crotonville
Quand un employé est invité à passer quelques semaines de formation au somptueux campus de l’entreprise, il sait qu’on le considère comme un leader potentiel. Même si la tendance actuelle est à la formation en équipe et aux voyages culturels, GE privilégie encore la méthode qui consiste à réunir les stagiaires en un seul lieu.
Boca Raton
C'est à Boca Raton, en Floride, qu'a lieu la rencontre annuelle sur le leadership des 625 principaux cadres chez GE. L’objectif de cet événement: partager les meilleures idées, faire du réseautage et analyser la stratégie de l’entreprise pour l'année à venir afin que tous la comprennent bien.
Programmes de leadership
Des programmes de formation, élaborés sur plusieurs années, accueillent annuellement près de 3000 participants, histoire d’amener constamment de l’eau au moulin. Les sujets abordés vont de la vérification des aspects financiers de l’entreprise – un service vieux d’un siècle chez GE – à des formations plus précises en leadership pour préparer des jeunes cadres trentenaires à assumer un poste de direction important.
La prochaine trouvaille
Depuis la formation basée sur les principes Six Sigma, au temps de Jack Welch, jusqu’aux caractéristiques préconisées par Jeff Immelt – la capacité de prendre des risques, le souci de la clientèle et l’innovation –, GE demande à ses agents de dotation en personnel de se concentrer sur quelques éléments ou projets centraux qui sont revus environ tous les cinq ans.
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Diane Brady est rédactrice principale au Bloomberg Businessweek.
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Adapté de:
Bloomberg Businessweek
Cet hebdomadaire économique américain est pubié depuis 2009 par Bloomberg, le groupe de presse et de données financières créé par Michael R. Bloomberg, l’actuel maire de New York. Il a récemment connu une refonte majeure de sa maquette et de son contenu accordant davantage d’importance au management.