La reine des déjeuners vient d'abdiquer en faveur de son fils. Elle reconnaît que le changement de leadership peut être salutaire quand une entreprise grossit bien au-delà du projet original.
René Vézina - Qu'aviez-vous en tête quand vous vous êtes lancée en affaires ?
Cora Tsouflidou - À mes débuts, je dois humblement dire que je n'avais pas la vision de créer une chaîne de restaurants. J'ai acheté un petit restaurant, parce que j'étais sans travail et que je savais cuisiner. J'ai vendu ma maison, que la banque allait reprendre de toute façon, et j'ai acheté un casse-croûte. Je servais le menu habituel d'un casse-croûte, mais rapidement, je me suis dit qu'il y avait mieux à offrir à mes clients que des crêpes, des oeufs et du bacon. Des petits fruits, par exemple... Je me suis alors mise à faire les choses à ma façon. Ma seule vision, c'était de nourrir mes enfants. Il n'était pas question que je m'inscrive au bien-être social ni que je quête, j'allais réussir.
R.V. - Comment avez-vous rallié une équipe autour de vous ?
C.T. - En jouant la conciliation famille-travail. La maison est devenue la cuisine du restaurant. J'ai dirigé mes enfants : ne fais pas ci, fais ça. Je leur ai attribué des tâches, et tranquillement, la première serveuse fut la blonde de mon garçon. Les affaires allaient bien; j'ai alors engagé un petit gars pour nous aider. Chaque personne qui entrait dans notre clan familial devenait un enfant que moi, la mère, je gérais. J'ai continué à jouer la mère jusqu'à 25 ou 30 restaurants. Pas la mère bonasse, mais la mère sévère, celle qui a compris qu'une entreprise demande de la discipline, de l'économie, de la prévision. Celle qui dirige tout, qui voit tout et qui coordonne tout. À un moment donné, j'ai quitté la cuisine pour m'installer dans un petit bureau d'administration dans le sous-sol d'un des restaurants. J'ai alors formé des gérants, des petites Cora pour me remplacer dans les restaurants. Et mon fils Nicholas, qui avait toujours été mon adjoint dans la cuisine, a alors continué à enseigner aux cuisiniers.
R.V. - Comment votre relation avec lui a-t-elle changé ?
C.T. - Il est un dirigeant complètement différent de moi. Il y a deux ans et demi, je l'ai nommé président. Nous avions rencontré un consultant en entreprise. Il nous avait demandé ce que signifiait, pour nous, être le grand patron. Pour moi, diriger tous nos restaurants et toutes nos franchises, c'était comme... faire du monocycle ! Je pédalais, je surveillais, je dirigeais, je commandais, je faisais tout moi-même, installée quatre pieds plus haut que tout le monde. Mon garçon, lui, m'avertissait que, si je le nommais président, il n'allait pas être comme moi. Quand on a scénarisé notre discussion, j'ai dessiné un gros autobus dans lequel on fait entrer les gens pour démarrer.
R.V. - Et Nicholas en était le chauffeur ?
C.T. - Pas le chauffeur. Il a été un peu influencé par la lecture de Good to great [de Jim Collins]. D'après ce livre, il serait le leader no 5 : il a toujours été le vp, exploitation, chez nous; le gars qui se tient en coulisses alors que son équipe est devant.
R.V. - Et vous, dans Good to great, seriez-vous plus le leader charismatique ?
C.T. - Je suis la grande gueule, le leader charismatique, la fille qui va faire un briefing à son monde : voici ce qu'on va faire, suivez-moi, je pars la première et venez-vous-en !
R.V. - Vous avez fini par avoir des franchises. Franchiser, c'est déléguer. Ça ne vous a pas fait peur, au début ?
C.T. - Au contraire. La première fois qu'on m'a demandé une franchise, je ne savais pas ce que c'était. Je suis allée à la bibliothèque et j'ai tout lu sur le franchisage. Je suis comme ça : si je ne maîtrise pas quelque chose, je vais me renseigner.
R.V. - Quel jugement portez-vous sur ce que vous avez accompli en 23 ans ?
C.T. - Je suis très fière de dire que le caractère de mon fils et son style de gestion, c'est exactement ce dont la compagnie a besoin aujourd'hui. Quand tu prends de l'expansion, il te faut des leaders, des gens qui vont te remplacer. Je peux aussi reconnaître qu'à ses débuts, l'entreprise a eu besoin d'un chef d'orchestre comme moi, prêt à occuper tous les postes en même temps, un chef d'orchestre qui avait la persévérance, l'endurance, la capacité, la santé, le sens extrêmement développé de l'économie, parce que j'avais toujours été pauvre. Je pense que je possédais aussi une autre qualité extraordinaire : j'étais une mère. Je l'ai dit dans toutes mes conférences devant des femmes d'affaires : c'est la qualité principale pour devenir un bon chef d'entreprise, et malheureusement les hommes ne l'ont pas.
R.V. - En affaires, vous qualifieriez-vous de douce, sévère, tenace, tranchante ?
C.T. - J'étais tranchante, oui. Directive. Beaucoup de gens diront aussi que j'ai été manipulatrice, mais j'en ai été la première victime. Les cinq ou six premières années, le restaurant fermait à 15 heures et je restais jusqu'à 22 heures pour faire des pancartes, laver, nettoyer. Tous les gens qui ont travaillé pour nous savent que les tâches ingrates, comme les dégâts d'eau, nous ne les refilions pas aux autres. Je n'étais pas la plus agréable des patronnes, mais probablement que j'inspirais confiance. Mes employés étaient certains, et souvent plus convaincus que moi, de l'avenir de notre compagnie.
R.V. - Votre fils est-il différent ?
C.T. - J'ai décidé de le nommer président à la suite d'une offre d'achat mirobolante qui m'a fait réfléchir. Il m'a alors fait savoir que, si je voulais moins travailler, il pensait pouvoir accepter le défi de la présidence. J'avais toujours dit qu'ils allaient me sortir du bureau dans une boîte. Mais aujourd'hui, tout en moi me dit que j'ai pris la meilleure décision.
Parce que l'arrivée de mon garçon a été l'éclosion du potentiel de tout le personnel. La première année, ce sont les cadres qui ont fait le plan d'affaires. Il leur a fait confiance. Il est dans son bureau ou sur le terrain, disant : " Si vous avez besoin de quelque chose, je suis là. "
R.V. - Vous passez le relais à la nouvelle génération. Beaucoup de gens grondent, affirmant qu'on se dirige vers une crise de leadership. Que pensez-vous ?
C.T. - L'organisation gouvernementale des Laurentides m'a demandé de prononcer 10 conférences sur le thème de la relève. Parmi les nombreux commentaires, il y a eu ce monsieur qui disait : " C'est moi qui ai bâti l'entreprise, mon gars travaille dans l'entrepôt, il n'est peut-être pas qualifié... " Moi, j'ai fait participé mes enfants dès le début. Sans le savoir, j'ai formé ma relève. Et avec mon coeur de mère, j'ai été capable de renoncer au glamour du poste pour le donner à mon garçon. Il faut faire le deuil du pouvoir ! Il faut aussi renoncer à se définir comme le patron de... " Qui suis-je ? Je suis la patronne de Cora ". Beaucoup de patrons, dont moi, ne se sont pas bâti une vie en dehors de leur entreprise. La quitter, c'est comme tomber dans le vide, et c'est difficile de penser que le vide est le meilleur endroit pour se recréer. Mais tout est possible.
R.V. - Est-ce ce que vous suggérez ?
C.T. - Oui, totalement. Je suggère d'être plus équilibrée que je ne l'ai été. Parce qu'une des premières chose que Nicholas m'avait dites devant le consultant, c'est : " Maman, je ne serai pas comme toi, arrivé à six heures au bureau quand il ouvre à huit heures, et le dernier parti; mêlé à tout... Je serai différent. Je t'avertis, si tu veux changer d'idée. " Il a foi en l'avenir, en son monde. Et regardez comme c'est symbolique : quand je l'ai nommé président, il a dit, devant tous les franchisés, tous les fournisseurs et tous les gens importants pour Cora : " Merci maman de ta confiance, et avant de continuer, j'aimerais appeler tous les directeurs de Cora. " Il les a emmenés en avant sur la tribune, et il a dit à tous : " Voici la nouvelle direction de Cora. " Peu de personnes ont vu la subtilité du geste, mais c'était de l'empowerment [renforcement d'équipe]. Ça, c'est de l'or en barre.
R.V. - Avez-vous eu des modèles, dans le milieu des affaires ou ailleurs ?
C.T. - Ce qui m'a le plus aidée, ça a été de lire la biographie des grands bâtisseurs, parce que j'ai toujours redouté qu'un jour, on découvre mon seuil d'incompétence. Je suis une intellectuelle, je voulais être écrivaine. Je ne connaissais rien aux affaires, mes parents étaient raide pauvres, je n'ai même pas un oncle dans le milieu. Pourtant, j'ai cette espèce de rage de vouloir aller plus loin. Mon garçon me disait toujours : " Tu n'es jamais contente. On vient d'ouvrir notre dixième restaurant, tu viens de casser des oeufs - parce que chez nous, on ne coupe pas de ruban -, mais tu te demandes déjà où est le onzième. Tu n'es jamais contente ? "
R.V. - C'est notre question fétiche de fin d'entrevue. Cora Tsouflidou, un jour on va résumer ce que vous étiez en une phrase ou deux. Si vous pouviez vous-même les écrire, quelles seraient-elles ?
C.T. - En gloriole, c'est sûr que j'adore me faire appeler " La reine des déjeuners au Canada ". J'adore ça, parce que je l'entends maintenant dans les autres provinces.Aujourd'hui, environ cinq mille personnes reçoivent un chèque de paie avec le petit soleil de Cora dessus. Moi qui suis remplie de désir de création, j'ai réussi à sortir le meilleur de moi-même. Je pense, en toute modestie, que je me dirais " Bravo Cora, tu as commencé quelque chose qui sera encore là quand tu vas lever les pattes ". Je pense que je dirais quelque chose comme ça.
" À ses débuts, l'entreprise a eu besoin d'un chef d'orchestre comme moi, prêt à occuper tous les postes en même temps, un chef d'orchestre qui avait la persévérance, l'endurance... Je pense que je possédais aussi une autre qualité extraordinaire : j'étais une mère. " - Cora Tsouflidou
CV
Nom : Cora Tsouflidou
Âge : 63 ans
Poste : Fondatrice et présidente du conseil
Entreprise : Franchises Cora
Cora Tsouflidou, née Mussely, est originaire de Caplan, en Gaspésie. Elle se lance en affaires en 1987, en achetant un petit casse-croûte à Ville Saint-Laurent, en banlieue de Montréal. Le succès venant, elle ouvre quelques autres restaurants, avant de commercialiser sa formule par franchisage. On compte aujourd'hui 119 restaurants Cora au Canada, dont 52 au Québec. Durant sa carrière, Mme Tsouflidou a reçu de nombreux honneurs. Elle a notamment été nommée " Entrepreneur de l'année Ernst & Young " dans la catégorie fabrication et produits de consommation.