Innover n'est jamais une aventure solitaire, mais plurielle. Lorsqu'une entreprise innove, par exemple, ce n'est jamais pour le seul plaisir de faire du neuf, mais plutôt pour répondre à des attentes ou devancer la concurrence.
En conséquence, il nous faut absolument tenir compte des autres. Faire nôtres leurs idées, même si elles ne nous charment pas d'emblée. Le hic, c'est que cela écorche à chaque fois notre ego. Pas vrai ?
Comment réussir un tel tour de force, me suis-je demandé ? Tout simplement en rencontrant quelqu'un dont c'est le quotidien.
Stéphane Bernier, 42 ans, est directeur, design commercial, de la firme montréalaise d'architecture et de design Ædifica. Il a signé plusieurs nouveaux concepts de boutiques, notamment celui du Mountain Equipment Co-op (MEC) de la rue Saint-Denis à Montréal, celui des nouveaux bureaux de la Banque Laurentienne de Longueuil, Repentigny et Sainte-Foy ainsi que celui du premier magasin Barneys Co-op, à Brooklyn. Des concepts placés sous le signe de la simplicité et de l'efficacité, tout comme les propres locaux d'Ædifica où il m'a reçu, avec ses murs de verre, ses tapis herbe, son mobilier blanc et ses lampes à la Alvar Aalto, un architecte, dessinateur, urbaniste et designer finlandais adepte du fonctionnalisme.
Je lui ai demandé comment il faisait pour se plier aux quatre volontés de ses clients et parvenir, tout de même, à innover. Il a souri d'un air malicieux et m'a raconté par le menu l'exemple de Boston Pizza...
Jim Treliving, le pdg et propriétaire de Boston Pizza International, voulait donner un coup de neuf à ses restaurants, en commençant par en bâtir un tout nouveau, et pas n'importe lequel : le 100e de l'Alberta, à Edmonton, la ville où est né le tout premier Boston Pizza, celui qui avait été ouvert en 1964 par un immigrant grec dénommé Gus Agioritis. Tout un symbole. Il a lancé un appel d'offres aux États-Unis comme au Canada, et c'est Ædifica qui l'a emporté.
«Pour être bien francs, nous ne connaissions rien à la chaîne de restaurants Boston Pizza. Parce que, dans notre équipe, nous sommes plutôt des gars et des filles qui allons dans de petits restos de quartier. Mais cette "fraîcheur" a joué en notre faveur, car nous étions en mesure d'apporter un regard neuf sur cet univers commercial là», m'a-t-il confié.
Stéphane Bernier et son équipe ont commencé par observer. Ils ont traîné dans des Boston Pizza, ils ont regardé ce qui se faisait ailleurs, ils ont discuté, comme ça, l'air de rien, avec tout le monde : le personnel, les dirigeants, les clients, etc. Ils en sont arrivés à une conclusion a priori inquiétante pour qui entend innover : la marge de manoeuvre était mince.
En effet, franchisés et clients étaient globalement satisfaits et tenaient mordicus à l'expérience offerte, à savoir, d'un côté, un espace consacré aux familles et, de l'autre, un bar doté d'écrans de télévision pour suivre en direct les compétitions sportives. «Nous ne comprenions pas pourquoi on avait décidé de faire côtoyer ces deux mondes-là. La famille dans un coin, calme et tranquille. Et les gars de l'autre, en train de boire des bières et d'encourager leur équipe. Ça nous semblait un mix étrange», m'a-t-il dit.
Réunir deux mondes
De cette interrogation est née la lueur. Stéphane Bernier et son équipe ont cherché d'où venait ce concept de restaurant.
Gus Agioritis, le fondateur, voulait au départ permettre aux familles de passer un bon moment ensemble, tout en donnant la possibilité aux papas de ne rien perdre des matchs. La dimension sportive était primordiale pour lui : s'il avait appelé son restaurant edmontonien «Boston Pizza», c'était parce qu'il était un fan fini des Red Sox...
«Ce qui ne collait pas, c'était que ces deux mondes étaient coupés l'un de l'autre. Nous avons donc proposé de les réunir habilement. Comment ? On a remplacé le mur qui les séparait par une baie vitrée gigantesque, soutenue par des poutres métalliques. Et on a procédé à quelques touches discrètes, comme le jeu de couleurs des murs et de la décoration qui s'unissent harmonieusement. Enfin, nous avons doté le bar de plus d'écrans de télévision qu'auparavant», m'a-t-il expliqué.
Le Boston Pizza de la rue Ellerslie a ouvert ses portes en décembre dernier. Il comble de joie Steve Robbins, son copropriétaire en franchise : «La clientèle adore ! Le design est moderne, la lumière est bien équilibrée et les clients voient nettement mieux les matchs», a-t-il dit.
«Le truc, pour répondre à la question de départ, c'est de se mettre dans la peau de l'autre. Il a son idée, nous avons la nôtre, et il faut arriver à marier les deux. Oui, il faut fondre les deux pour former un alliage d'un nouveau genre, pour voir apparaître une vraie idée neuve», a résumé Stéphane Bernier.
Innover pour quelqu'un d'autre, c'est possible. Pour y parvenir, il faut se mettre à son écoute, lui faire exprimer son idée d'innovation, puis fondre sa propre idée à la sienne.