Reconnue comme un employeur de choix, L'Oréal a lancé en 2013 le programme Share & Care qui établit un niveau minimum de couverture sociale pour ses 80 000 employés. Nous avons demandé à Jérôme Tixier, directeur général des relations humaines de L'Oréal, de commenter les insatisfactions des dirigeants face à leur fonction RH, telles qu'énoncées dans le rapport « Tendances relatives au capital humain », de Deloitte.
Diane Bérard - Selon un sondage de Deloitte, le tiers des dirigeants canadiens qualifient le rendement de leur fonction RH d'inadéquat, et 40 % affirment que leur équipe RH ne fournit pas de programmes arrimés aux besoins de l'entreprise. Comment réagissez-vous ?
Jérôme Tixier - Plutôt que de dire « la fonction RH ne remplit pas ses objectifs », j'aurais aimé que les dirigeants se demandent : « Qu'est-ce que je fais pour valoriser la fonction RH dans mon entreprise ? »
D.B. - Vous semblez douter de l'importance réelle que les dirigeants accordent à la fonction RH.
J.T. - De nombreux patrons affirment que le capital humain est fondamental à la réussite de l'entreprise, mais combien d'entre eux l'inscrivent dans leur vision ? Quelle ambition ont-ils pour cette fonction ? Les conseils d'administration évoquent-ils la fonction RH dans leurs séances ? L'impulsion doit venir d'en haut. Plutôt que de faire un bilan négatif des RH, que font les dirigeants pour valoriser cette fonction, pour la porter au sommet de leur ordre du jour ?
D.B. - Pourquoi les dirigeants acceptent-ils d'être insatisfaits de la fonction RH ?
J.T. - On véhicule beaucoup d'idées reçues sur la fonction RH. Par exemple, plusieurs pdg s'attendent à ce que les RH s'en tiennent à la partie transactionnelle - recruter, payer les gens, etc. Et on croit qu'il appartient aux gestionnaires des unités de gérer la carrière de leurs employés. Ou alors, on réduit les RH à un centre de coûts dont il faut constamment mesurer la rentabilité. Pourtant, c'est plus compliqué que ça. La formation, par exemple, n'est pas une dépense : c'est un investissement pour l'avenir. Ça va au-delà du budget de l'année. Ce genre d'idée reçue vide la fonction RH de son sens et empêche les RH de remplir leur mandat.
D.B. - Selon l'étude de Deloitte, les pdg estiment que les RH ne forment pas les employés pour qu'ils performent dans le monde réel.
J.T. - Quels moyens les pdg donnent-ils aux RH pour investir dans la formation ? Quels outils le service de la formation a-t-il pour préparer les employés aux défis de demain en matière de métiers ? Et de quels outils dispose-t-il pour former les leaders de demain ?
D.B. - Cette étude démontre tant d'insatisfaction vis-à-vis des RH ; on dirait que la direction et les RH ne se parlent jamais.
J.T. - En fait, les réponses des pdg à ce sondage laissent entendre qu'ils considèrent la fonction RH comme un service « étranger » dont ils n'ont pas la responsabilité. Or, celui qui donne l'impulsion aux RH, c'est le pdg.
D.B. - En fait, la fonction RH semble « périphérique » à l'entreprise...
J.T. - On la perçoit souvent ainsi. Elle occupe un rôle très loin du business.
D.B. - Comment lutter contre cette marginalisation ?
J.T. - On y arrive, entre autres, en bâtissant une fonction RH équilibrée. Elle devrait comporter un mélange de spécialistes des RH et de gens qui viennent du business. Disons dans une proportion de 80 % à 20 %. Moi, par exemple, j'ai dirigé la marque Kérastase.
D.B. - La fonction RH a besoin de légitimité par rapport à la direction. Que voulez-vous dire ?
J.T. - Il faut pouvoir parler d'égal à égal. Si on a fait leur métier, si on vient du business, on gagne de la crédibilité à leurs yeux et dans les réunions du comité exécutif. D'où l'importance de revoir la composition du service des RH pour diversifier les expertises.
D.B. - Vous la voyez comment, la fonction RH, en 2015 ?
J.T. - Il faut un fort soutien du pdg. Si L'Oréal est leader mondial des produits de beauté, c'est qu'elle considère depuis 100 ans que l'homme est au centre de l'entreprise. Je sais que de nombreuses entreprises tiennent ce discours. Mais chez L'Oréal, il y a toujours eu une très grande proximité entre le pdg et le directeur des ressources humaines (DRH). Chez nous, le DRH est associé à la stratégie de l'entreprise. J'assiste aux réunions départementales pour comprendre chacun des business et mieux les accompagner. Le DRH doit rester branché sur les affaires de l'entreprise.
D.B. - Parlons de relève, comment voyez-vous cet exercice évoluer ?
J.T. - Il y a deux façons de s'y prendre. La façon classique consiste à déterminer les postes clés de l'entreprise et à y associer des individus pour les pourvoir le moment venu. L'approche plus créative, que L'Oréal privilégie, est de tenir des « réunions de gestion de talents ». Nous partons des besoins des personnes plutôt que des besoins de l'organisation. On dit « voilà les individus que l'on veut pousser, voici un chemin de carrière que l'on pourrait leur dessiner ». Et si, à un moment donné, on n'a pas de poste pour eux, on va leur en trouver un dans un autre service ou un autre pays. Les talents, il faut les faire progresser, qu'il y ait un job ou pas à l'endroit où ils se trouvent.
D.B. - Vous voyez une nuance entre performance et potentiel en matière de gestion de talents. Expliquez-nous.
J.T. - Un patron de type « opérationnel » survalorise la performance des employés. « Untel fait ses chiffres. Il atteint ses objectifs. C'est un très bon directeur commercial, donc il peut évoluer. » Le DRH, lui, sera plus sensible à la notion de potentiel. Il sait que ce n'est pas parce que quelqu'un réussit bien dans son job qu'il peut prendre le job du dessus.
D.B. - Les cadres et la fonction RH ont parfois des objectifs opposés...
J.T. - En effet, le patron veut conserver ses employés talentueux. Les RH sont là pour repérer les bons employés et les aider à se développer en ne les laissant pas trop longtemps dans le même job. Il faut rappeler aux patrons que les hommes et les femmes qui travaillent pour eux ne leur appartiennent pas. Ils appartiennent au groupe. Il faut pouvoir extraire un talent d'une entité pour le développer dans une autre entité.
D.B. - Quels sont les principaux défis actuels des RH ?
J.T. - Il faut changer l'attitude des recruteurs face au recrutement de talents. Ils doivent devenir des chasseurs, aller sur le marché chercher les gens qui nous intéressent. Et puis, notre concurrence a changé. On n'est plus concurrent uniquement avec la cosmétique. Nos employés sont jeunes, on rivalise donc avec Google et Facebook. L'Oréal doit montrer que nous aussi sommes entrepreneuriaux et capables de donner des responsabilités très rapidement à des jeunes.
D.B. - L'Oréal fait de plus en plus de re-recrutement. De quoi s'agit-il ?
J.T. - Nous réembauchons d'ex-employés. Les gens circulent plus qu'avant. Pour accompagner un conjoint à l'étranger, pour réaliser un projet personnel, parce qu'ils n'ont plus de défis. Jadis, nous les laissions aller et perdions leur expertise à jamais. Aujourd'hui, nous gardons le contact avec la diaspora L'Oréal, par leur ex-patron, pour que les ex-employés pensent à nous lorsqu'ils rentrent au pays ou achèvent leur projet personnel. L'année dernière, L'Oréal en a re-recruté 400. C'est une avenue de recrutement émergente.