Échanger des résidus matériels ou énergétiques entre entreprises industrielles est une manière concrète de réduire la quantité de déchets et de polluants et d’optimiser l’utilisation des ressources. C’est aussi un moyen de faire rimer écologie avec profit.
L’entreprise se départissant de ses rebuts réduit ses coûts d’enfouissement ou environnementaux, et celle qui les reçoit, ses coûts d’approvisionnement.
Lentement mais sûrement, cette formule fait son chemin au Québec. « Nous ne sommes qu’au début d’un mouvement, mais les choses s’accélèrent », constate Frédéric Bouchard, président et cofondateur de Second Cycle, une entreprise qui fournit conseils et solutions clés en main pour trouver et mettre en place des débouchés pour les résidus des entreprises.
Une observation que partage Jennifer Pinna, chargée de projet au Centre de transfert technologique en écologie industrielle (CTTEI) de Sorel-Tracy. « Le téléphone sonne beaucoup, dit-elle. Les entreprises sont davantage convaincues de la rentabilité économique de l’écologie industrielle [dont les synergies sont une application concrète] et moins frileuses pour changer leurs pratiques. »
Dans certains cas se développent des symbioses industrielles, c’est-à-dire un réseau d’entreprises reliées entre elles par des synergies. La première à avoir vu le jour en 2008 au Québec est celle de la Société du parc industriel et portuaire de Bécancour, qui enregistre une dizaine de synergies pour la présence d’environ le même nombre d’entreprises industrielles.
Un contexte favorable
Cette évolution est le résultat d’une plus grande sensibilisation des acteurs industriels, de la progression de la culture de la collaboration entre les entreprises, mais également d’un contexte qui rend les synergies industrielles particulièrement avantageuses.
« L’économie n’a pas retrouvé son plein régime depuis 2008. Les prix des matières premières sont volatils, la demande mondiale pour les ressources croît, et leur exploitation nécessite de plus en plus d’énergie et se heurte à des problèmes d’acceptabilité sociale, avance Daniel Normandin, directeur exécutif de l’Institut de l’environnement, du développement durable et de l’économie circulaire, qui regroupe l’Université de Montréal, HEC Montréal et l’École Polytechnique.
« Améliorer l’efficacité des ressources circulant déjà dans le marché devient donc nécessaire pour garantir le niveau de bien-être avec moins de ressources », ajoute-t-il.
Si récupérer de la vapeur d’une entreprise voisine ou des restes de plastique à incorporer dans un produit recyclé paraît simple sur le papier, la réalité est plus compliquée.
Sur le plan technique, il s’agit de faire concorder l’offre avec la demande, de trouver le bon débouché pour chaque résidu et inversement.
Coopsom, la coopérative de solidarité de la Matawinie, fabrique des allume-feux et des bûches écologiques à partir de cire usagée et de sciure de bois. L’idéal est de se servir de résidus de cire provenant d’usines textiles, mais le problème est que cette industrie se réduit comme peau de chagrin en Amérique du Nord. « Nous avons testé d’autres cires, mais sans succès pour le moment, car elles collaient aux machines », explique Jean-Marie Bélanger, directeur général de la Coopsom, qui estime à 25 % l’économie réalisée par le recours à de la cire usagée.
Parfois, les coûts d’achat d’un équipement pour traiter le résidu avant son recyclage, les coûts de transport entre les deux entreprises ou de recertification nécessaire font avorter des projets de synergie, par manque de rentabilité économique.
Des coûts d’enfouissement encore bas
Des coûts qui pèsent d’autant plus dans la balance que l’enfouissement des déchets est souvent la solution la moins chère pour les entreprises. Car les coûts d’enfouissement sont bas au Québec. « En Angleterre, l’explosion des redevances d’enfouissement a davantage permis d’encourager le recyclage, souligne M. Bouchard. Là-bas, leur montant s’élève à 80 £ la tonne, soit près de 160 $, par rapport à une cinquantaine de dollars ici. » Une situation également dénoncée par M. Normandin, qui regrette plus largement le manque d’incitatifs financiers et fiscaux pour les entreprises. « Les politiques actuelles favorisent le gaspillage, déplore-t-il. L’extraction des ressources est subventionnée, alors qu’au contraire il faudrait taxer l’utilisation de matières premières vierges. »
Pour relever ces défis et arrêter de voir des ballots de rebut être envoyés en Chine plutôt que d’être exploités par des manufacturiers locaux, les entreprises ont besoin d’accompagnement dans leur transition verte. Même si ces dernières peuvent établir des synergies sans aide extérieure, l’appui d’organisations – comme le CTTEI, Second Cycle ou les sociétés de développement économique et de parcs industriels ayant fait le choix de participer à ce mouvement – permet de donner une impulsion au nombre de symbioses industrielles.
Un guide pour créer une symbiose industrielle
Pour soutenir la création de projets de symbiose industrielle, le CTTEI a lancé, en 2013, une plateforme regroupant les six projets qu’il suit et un guide de création d’une symbiose industrielle. « Notre approche est de miser sur la force du territoire, dit Mme Pinna. Il faut un leadership régional et un porteur de projet qui va embaucher un animateur pour aller dans les entreprises voir ce qui entre et ce qui sort, et ainsi constituer une base de données pour mailler l’offre des uns avec les besoins des autres. » Plus l’inventaire des possibles synergies est exhaustif, plus les chances de voir son rôle d’entremetteur être couronné de succès sont élevées !
Un nouveau programme d’aide de Recyc-Québec
En juin, Recyc-Québec a lancé un nouveau programme afin de soutenir les regroupements d’entreprises et d’institutions dans la gestion de leurs résidus afin que ceux-ci soient recyclés plutôt qu’enfouis.
Baptisé Regroupement de la GMR dans les ICI, ce programme ne vise pas spécifiquement les entreprises voulant mettre en place des synergies industrielles, mais il peut tout de même servir à cette fin et constitue une première mesure d’aide financière pour les entreprises qui s’intéressent à l’écologie industrielle. Jusqu’à présent, les dispositifs existants s’adressent aux entreprises à titre individuel et non à celles qui souhaitent collaborer à la valorisation de leurs déchets. « Nous voulons inciter les industries, commerces et institutions à se regrouper, met en avant Étienne Angers, agent de développement industriel responsable du programme. Plus elles seront nombreuses à y prendre part et plus l’aide sera généreuse. »
L’arrivée de ce programme est saluée par les acteurs du domaine. « Cela va apporter de l’air », juge Étienne Verville, animateur de la symbiose industrielle de la Société du parc industriel et portuaire de Bécancour.
Une quinzaine de sites pourront profiter de cette aide. Les entreprises intéressées ont jusqu’au mois de septembre pour déposer leurs dossiers. – F.B.
Une cimenterie qui carbure au café
Utiliser des dosettes de café usagées Van Houtte comme combustible pour fabriquer du ciment. C’est la synergie industrielle qu'une cimenterie de CRH Canada, anciennement Holcim Canada, et Keurig Canada (dont Services de café Van Houtte est une filiale) ont mise en place à la fin de l’année dernière.
La dosette est valorisée à 100 %. Le film d’aluminium la recouvrant entre dans la composition du ciment, et le plastique ainsi que le marc de café sont brûlés à l’usine de Joliette. « Les dosettes permettent une réduction de 30 % du CO2 émis, par comparaison au charbon », explique Gilles Bernardin, ancien directeur de la valorisation énergétique chez Holcim, devenu consultant pour cette même entreprise depuis qu’il est à la retraite. Ce recours à des combustibles de remplacement permet également de faire des économies, mais l’entreprise a refusé d’en communiquer le montant.
Keurig s’occupe de récupérer les dosettes chez les clients institutionnels et commerciaux de Services de café Van Houtte, puis de les acheminer. « L’environnement fait partie de nos valeurs, et cela nous permet de répondre à la demande de nos clients », souligne Stéphane Glorieux, président de Keurig Canada.
La participation à des synergies industrielles n’est pas une première pour les deux entreprises. Keurig a pris contact avec Holcim, car elle voulait réitérer dans l’Est du Canada un partenariat qu’elle a développé depuis 2012 avec une usine du groupe de ciment de Colombie-Britannique, appartenant au groupe Lafarge. Quant à Holcim, son intérêt pour la valorisation énergétique de sous-produits remonte aux années 1980. Huiles usées de moteur, vieux pneus, plastiques non recyclables et plus récemment bardeaux de toit en asphalte ont déjà servi ou servent encore de sources de chaleur. « Les combustibles alternatifs représentent 30 % de l’ensemble du combustible consommé », indique M. Bernardin.
Grâce à cette expérience et à la forte motivation des deux entreprises, établir la synergie a été facile. Holcim avait déjà investi plus de 15 millions de dollars en 10 ans pour exploiter des résidus provenant d’ailleurs.
Pour le moment, environ 30 millions de dosettes Keurig ont ainsi permis de produire de la chaleur pour un marché annuel de 1 milliard de dosettes au Canada. Mais faire équipe avec des cimentiers ne constitue qu’une étape pour Keurig. « Notre objectif est de rendre toutes ces dosettes recyclables d’ici 2020 », précise M. Glorieux. D’ici là, l’entreprise souhaite accroître la proportion de clients participants, qui s’élève à 25 % pour le moment, et étendre le système aux dosettes consommées par le grand public. – F.B.