J’ai un beau paradoxe à vous soumettre : se peut-il qu’une entreprise n’offre qu’un seul produit, fournisse celui-ci gratuitement à qui le veut sur la planète et ait une valeur boursière de 210 milliards de dollars ? Oui, vous avez bien lu : un seul produit gratuit qui, pourtant, permet à l’entreprise de valoir autant que Ford (automobiles), Starbucks (cafés), Lockheed Martin (aéronautique) et Time Warner (médias) réunis. Réponse : cela se peut, il s’agit de Facebook.
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Comment est-ce possible ? C’est que derrière le voile pudique de la « gratuité » se cache une véritable révolution économique qui est en train de bouleverser les règles des affaires. Comme le montre une étude récente du cabinet-conseil français FaberNovel intitulée « GAFAnomics – New economy, new rules ».
Ainsi, Facebook compte aujourd’hui 1,4 milliard d’utilisateurs actifs et représente 16 % du temps que les gens passent en ligne. De surcroît, si l’on ne regarde que le secteur des médias sociaux, il accapare à lui seul – tenez-vous bien ! – 75 % des parts de marché. Bref, il est devenu en l’espace de quelques années ultra dominant dans son secteur d’activités.
L’entreprise dirigée par Mark Zuckerberg y est parvenue en supprimant le concept de consommateur. Rien de moins. Un concept qu’elle a remplacé par celui d’utilisateur multiple. Qu’est-ce à dire ? Que la priorité n’est pas de faire débourser le client – comme le veut l’approche traditionnelle –, mais de capter son attention. Et ce, à n’importe quel prix, quitte à lui offrir un service en or tout à fait gratuitement.
L’utilisateur multiple est, au début, un simple visiteur : son attention a été attirée par l’offre de Facebook et, curieux, il jette un œil. Puis, il devient un ami, ce qui signifie qu’il accepte de donner quelques informations à son sujet (identité, adresse de courriel, etc.) pour bénéficier de l’offre. Enfin, il peut accessoirement – sans que ce soit une nécessité pour Facebook – se transformer en client, et donc dépenser son argent, par exemple pour booster la visibilité de ce qu’il publie sur Facebook.
On le voit bien, l’important n’est absolument pas de « vendre » un produit ou un service, mais d’anticiper les besoins de l’utilisateur et d’y répondre de manière magistrale, au point de devenir indispensable. Ce qu’il est possible de faire grâce aux montagnes de données que chacun confie gratuitement à Facebook : chaque fois qu’il like quelque chose, qu’il regarde une vidéo, etc.
Prenons un exemple… Carole est une étudiante de 25 ans qui aime faire la fête. Avant Facebook, il lui fallait téléphoner à chacun de ses 50 amis pour les inviter, ou bien leur envoyer un courriel et gérer toute seule les réponses des uns et des autres. L’enfer, des heures durant ! Grâce à Facebook, il lui suffit de créer une page Événement, puis de cliquer sur le nom de ses amis, et le tour est joué en quelques minutes, sans qu’elle ait à gérer quoi que ce soit d’autre. Idem, une entreprise peut agir de la même façon pour organiser une soirée VIP avec ses principaux clients ou partenaires d’affaires.
Mais d’où vient tout cet argent ?!
Bon. Capter l’attention de quelqu’un, c’est bien, mais ça ne suffit pas, encore faut-il pouvoir la retenir. Pour ce faire, la firme de Menlo Park a renversé un autre dogme, qui veut qu’une entreprise doive impérativement se concentrer sur son marché de prédilection, ne serait-ce que pour ne pas dilapider ses forces.
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Mark Zuckerberg et les siens s’étant donné comme mission de répondre au mieux à tous les besoins fondamentaux des utilisateurs multiples, ils ont pris le contre-pied de ce dogme et décidé d’investir d’autres secteurs économiques. La santé, avec Moves (une application qui permet de se maintenir en forme). Le divertissement, avec Oculus Rift (un masque oculaire qui permet de voyager dans des réalités virtuelles). Ou encore, le commerce électronique, avec Buy (un bouton qui facilite les achats en ligne auprès des annonceurs de Facebook).
Cette diversification tous azimuts se fait notamment par des opérations de fusions-acquisitions – Instagram, WhatsApp, Oculus, etc. Entre 2012 et 2014, Facebook a déboursé 21,5 G$ en investissement et en achat d’entreprises. Et ce n’est pas fini : « 2015 sera pour nous une année charnière au plan des acquisitions et il faudra s’attendre à des annonces d’envergure », a prévenu en octobre dernier le pdg de 30 ans lors de la présentation des derniers résultats financiers de Facebook.
La question saute aux yeux : mais d’où vient tout cet argent ? La réponse est tellement évidente qu’elle passe presque inaperçue : de l’exploitation des données de chaque utilisateur multiple. Des données si riches et si précieuses qu’elles dépassent les rêves les plus fous des annonceurs. Ceux-ci peuvent en effet tout savoir de vous. Je souligne, absolument tout, y compris vos petits secrets gênants : votre début de presbytie ou de calvitie (à partir de vos selfies et des sites que vous consultez à ce sujet), ou encore votre prochain divorce (à partir de vos magasinages en ligne pour votre maîtresse et de vos recherches d’un avocat spécialisé). Et ce, grâce à l’analyse de tout ce que vous faites sur Facebook… et au-dehors, puisque ses cookies vous suivent partout en ligne et permettent de faire d’ébouriffants recoupements d’informations.
Les annonceurs sont, du coup, en mesure de faire vibrer les cordes sensibles de fragments précis d’utilisateurs multiples de Facebook. À condition, bien entendu, d’y mettre le prix. Ce qu’ils font sans rechigner : rien qu’au dernier trimestre, la californienne a empoché des revenus de 3,2 milliards de dollars issus de la publicité.
Mark Zuckerberg avait frappé les esprits en 2010, le jour où il avait proclamé : « Facebook est gratuit et le sera toujours ». Personne ne l’avait crû, et pourtant il faisait une promesse qu’il savait qu’il tiendrait. Car cela lui permet d’avoir ce qu’il y a de plus précieux en vous : non pas votre argent, mais l’ADN de votre personnalité. CQFD.
Pour finir, j’aimerais partager avec vous une leçon apprise d’Isabelle « No Mercy » Mercier. La joueuse de poker professionnelle m’a confié lors d’une entrevue qu’il fallait suivre une règle fondamentale lorsqu’on s’asseyait à une table de poker : chercher le pigeon. « Regarde comment les uns et les autres jouent, jusqu’à ce que tu repères celui qui va se faire plumer. Si tu ne le vois pas, eh bien, c’est que le pigeon… c’est toi ! »
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