L'Américain d'origine indienne Teju Ravilochan a 28 ans. Il y a six ans, il a cofondé l'Unreasonable Institute avec son copain d'université, Daniel Esptein. Ils veulent faire de cet accélérateur d'entreprises le «MIT de la résolution de problèmes mondiaux». On y accueille des entrepreneurs qui visent un impact sur au moins un million de personnes.
Diane Bérard - Qu'y a-t-il de déraisonnable à propos de votre accélérateur d'entreprises ?
Teju Ravilochan - La taille des problèmes auxquels nos entrepreneurs s'attaquent. Nous n'accueillons que des start-up dont la mission peut toucher la vie d'au moins un million de personnes. Cela peut sembler énorme, mais si vous aspirez à changer le monde - c'est notre but - il faut être un peu fou. Et viser grand, car les problèmes sont immenses.
D.B. - Comment l'idée vous est-elle venue ?
T.R. - Elle germe dans ma tête depuis mon enfance en Inde. Très tôt, je me suis demandé pourquoi certains mendiaient et pas moi. J'ai demandé à mon père, un médecin, comment il avait appris à soigner les gens : «Je suis allé à l'école.» «Je veux aller dans une école où on apprend à résoudre la pauvreté», ai-je répondu. J'ai étudié en affaires internationales, puis j'ai travaillé pour des ONG. Mais ça ne me suffisait pas. Mon copain Daniel Epstein avait démarré une école d'été de cinq semaines - le Global Leadership Institute, à l'université du Colorado à Boulder. On y accueillait des étudiants internationaux désireux de trouver des solutions aux grands défis mondiaux. De là, la formule a évolué vers un accélérateur pour soutenir les entrepreneurs qui s'attaquent à des problèmes sociaux ou environnementaux d'envergure.
D.B. - Quelles caractéristiques recherchez-vous chez les entrepreneurs que vous accueillez ?
T.R. - Nous devons sentir qu'ils abordent les enjeux auxquels ils s'attaquent de façon holistique. Les solutions qu'ils proposent doivent être réalistes en fonction du problème qu'ils désirent résoudre. Ont-ils déjà été dans les souliers des gens qu'ils désirent aider ? Ou ont-ils passé du temps avec eux ? Ils doivent aussi se présenter chez nous avec une équipe déjà formée. Nous ne nous attendons pas à ce que celle-ci possède toute l'expertise à elle seule. Par contre, nous nous attendons à ce qu'elle y ait accès. C'est-à-dire qu'elle possède un réseau de relations pertinent. Et leur modèle d'entreprise doit pouvoir se massifier rapidement. L'impact maximum est notre priorité.
D.B. - Faut-il se montrer déraisonnable pour être accepté dans votre programme ?
T.R. - En fait, non. Nos défis se révèlent déraisonnables, mais nos entrepreneurs, eux, sont plutôt pragmatiques. Ils travaillent sur le terrain et n'hésitent pas à expérimenter des dizaines de fois avant de trouver la bonne formule.
D.B. - Comment votre programme est-il structuré ?
T.R. - Il s'agit d'un bootcamp de cinq semaines. Nous accueillons 15 entreprises à la fois, pour un total de 25 entrepreneurs. Ils ont accès à 75 mentors qui séjournent sur place pendant une période variant de trois jours à deux semaines. Puis, chaque entreprise a accès à un groupe de mentors pendant les trois à cinq mois qui suivent.
D.B. - À quel type de soutien les entrepreneurs ont-ils accès ?
T.R. - Les mentors les aident à clarifier leur stratégie. Il n'est pas question de grandes idées philosophiques. Les entrepreneurs doivent répondre à des questions très concrètes : qui distribuera leur produit ou leur service aux clients éloignés ? Quelle structure légale convient le mieux à leur mission ? Comment recruter en phase de massification intensive ?
D.B. - Offrez-vous un soutien financier ?
T.R. - Chaque entrepreneur reçoit 50 heures de conseils financiers de la part de nos mentors. Et, deux fois par année, des investisseurs visitent notre accélérateur. Ces gestionnaires de portefeuille répondent aux questions suivantes : comment savoir si on est prêt à recevoir du capital ? Que recherchent les investisseurs ? Comment leur parler pour susciter leur intérêt ?
D.B. - Tout comme ses entrepreneurs, l'Unreasonable Institute se massifie. Expliquez-nous.
T.R. - En 2015, nous testons une formule bootcamp de cinq jours dans huit pays, dont le Japon, l'Équateur et l'Inde. Si cela fonctionne bien, nous évaluerons la possibilité d'offrir le bootcamp de cinq semaines dans ces pays. Nous l'offrons déjà au Mexique et en Ouganda.
D.B. - Comment l'Unreasonable Institute est-il financé ?
T.R. - Au départ, les entrepreneurs payaient un petit montant et nous comptions surtout sur le financement des fondations Rockefeller, Blue Haven et Halloran. Aujourd'hui, nous migrons vers un modèle de partage des revenus avec nos entrepreneurs. Ce modèle deviendra notre principale source de financement.
D.B. - L'Unreasonable Institute a été lancé en 2009. Quel est le bilan ?
T.R. - Nous avons financé 116 start-up, dont 90 % sont encore en affaires. Elles sont réparties dans 41 pays. Près de 80 % d'entre elles ont obtenu du financement, pour une somme totale de 87 millions de dollars américains. Ensemble, les produits et les services de ces 116 entreprises ont eu un effet sur la vie de 6,5 millions d'hommes et de femmes.
D.B. - Pouvez-vous nous donner un exemple ?
T.R. - Oui, parlons de Mana Nutrition, que nous avons accueillie en 2013. Mana vendait des sachets de beurre d'arachides hyperprotéiné à 300 000 enfants. Mais les fondateurs, Mark Moore et Troy Hicherson, stagnaient. Ils dépendaient trop des subventions et des programmes d'aide internationale. Ils se sont présentés à notre bootcamp avec une idée : The Calorie Cloud, une plateforme qui comptabilise les calories brûlées aux États-Unis et les convertit en dons de la part de grands partenaires. Les Américains brûlent des calories et les enfants africains en gagnent. Les quatre mentors assignés à Mana Nutrition lui ont permis de développer sa marque, de raffiner sa plateforme et son modèle de financement, et de trouver de grands partenaires.
D.B. - Il y a tellement d'accélérateurs et d'incubateurs dans le monde, pourquoi vivons-nous encore un déficit d'entrepreneurs ?
T.R. - Il en est de ce secteur comme de tous les autres : on trouve de bons accélérateurs et de mauvais accélérateurs. Et puis, on veut du volume et de la diversité. Il faut bien tester différentes formules d'accélérateurs pour trouver celle qui fonctionne le mieux. Et, surtout, celle qui est le mieux adaptée à chaque clientèle et à chaque réalité. L'Unreasonable Institute vise l'impact ; les conditions de réussite n'ont rien à voir avec celles d'un accélérateur techno.
D.B. - Qu'est-ce que la première génération d'accélérateurs et d'incubateurs vous a appris ?
T.R. - Nous avons observé le pionnier, Techstars, au Colorado. Nous avons appris l'importance des relations étroites et authentiques entre le mentor et le mentoré. Et l'art délicat de la sélection des candidats. Choisir les bons candidats, c'est un art, pas une science. Nous ne cherchons pas que des CV, nous cherchons un état d'esprit, une ouverture d'esprit. L'Unreasonable Institute est un vaste laboratoire. Nos entrepreneurs doivent accepter qu'on tente des choses avec eux et que nous apprenions ensemble.