Grâce aux plateformes de sociofinancement, les Internautes québécois peuvent faire des dons en ligne qui permettent aux projets ou aux produits auxquels ils croient de voir le jour. On passe à une autre étape. D'ici quelques mois, les Internautes pourront acheter des actions en ligne. Pour plusieurs PME, la somme de ces contributions de 5, 10 et 20 $ fera toute la différence. Cette approche bouleverse toutefois les règles traditionnelles du financement et pose un défi aux autorités de réglementation.
Une révolution se prépare dans le financement des PME. D'ici quelques mois, celles-ci auront le droit d'émettre des actions en ligne et de les vendre à Monsieur et Madame Tout-le-Monde. Les gouvernements du Québec, de huit autres provinces et des États-Unis planchent chacun sur un régime pour encadrer le financement participatif par achat d'actions, c'est-à-dire le financement par la foule (equity crowdfunding). À coups de 20, 50 ou 100 $, les entrepreneurs québécois, canadiens et américains pourront amasser la somme nécessaire pour transformer leurs rêves en réalité. Une sorte de version élargie du love money.
Les entrepreneurs québécois peuvent déjà financer leurs projets par l'intermédiaire d'Internet, à condition que cet argent leur soit donné. Il ne peut s'agir ni de prêts ni d'achats d'actions. C'est la version «don» du financement partipatif. Plusieurs idées artistiques ont vu le jour en s'affichant sur des plateformes québécoises - haricot.ca, la ruchequebec.com et Cuban Hat Project - ou américaines - Kickstarter et Indiegogo. Mais il y a une limite à ce que les internautes sont prêts à donner. «Nous avons tous un budget pour le don et un autre pour l'investissement. En limitant le financement participatif au don, nous privons l'économie de sommes importantes. Cet argent pourrait créer des entreprises et des emplois et stimuler la relance», souligne l'entrepreneur montréalais Raphael Bouskila, président et chef de plateforme de financement participatif CoPower.
Le portail CoPower proposera des projets d'énergie renouvelable. Fin mars, Raphael Bouskila et ses partenaires attachaient les dernières ficelles. CoPower comblera un vide, affirme l'entrepreneur. De gros joueurs comme la Caisse de dépôt et placement du Québec investissent déjà dans le secteur, mais pour les plus petits projets, le financement se fait rare. Ce n'est pas faute d'argent disponible, estime M. Bouskila, mais plutôt faute de structures pour le canaliser. «Les projets d'énergie durable offrent un rendement de 5 à 7 % pendant 20 ans, explique le jeune homme. Plusieurs petits investisseurs aimeraient en profiter. Mais les sommes qu'ils ont à investir s'avèrent trop petites pour les instruments traditionnels.»
Pourquoi un nouvel outil de financement des entreprises?
«Le monde a changé depuis la crise financière de 2008», souligne l'Américain Sherwood Neiss, auteur de Crowdfund Investing for Dummies. En 1994, cet entrepreneur a cofondé FlavorX, inscrite trois ans sur la liste des 500 entreprises à croissance la plus rapide des États-Unis. FlavorX fabrique des saveurs destinées aux médicaments pour enfants. Nommé Entrepreneur de l'année Ernst & Young juste avant de vendre FlavorX en 2007, Sherwood Neiss a voulu se lancer à nouveau en 2010. Malgré ses réalisations et sa réputation, l'entrepreneur a frappé un mur. «Impossible de trouver du financement, raconte-t-il. Depuis la crise, les portes sont fermées à double tour pour les entreprises en démarrage.»
En janvier 2010, Neiss part en croisade. Il réclame la légalisation du financement participatif par achat d'actions. Pour y arriver, il «campe» pendant trois ans à Washington en compagnie de deux autres entrepreneurs, Jason Best et Zak Cassady-Dorion. Les trois amis n'occupent pas Washington en vain. En 2012, le gouvernement américain vote le Jobs Act, un gigantesque programme de relance de l'économie. La section 76-23 de ce programme reconnaît la contribution du financement participatif par achat d'actions à cette relance et la légalise. Il reste à dessiner un cadre, un mandat confié à la Securities & Exchange Commission (SEC). En octobre 2013, la SEC présente une proposition de régime. Plus de 150 commentaires ont été recueillis, dit en entrevue David Blass, avocat en chef de la SEC. Il faut maintenant trier et décider.
Ce sera un exercice d'équilibre, résume David Blass. Il faudra concilier les besoins financiers d'une communauté créatrice qui a beaucoup à offrir à l'économie, les start-ups, et la protection des investisseurs non avertis.
«Nous devons trouver un moyen de ne pas asphyxier le marché naissant du financement participatif par achat d'actions avec des règles trop lourdes, reconnaît Patrick Théorêt, directeur du financement à l'AMF. Mais nous ne voulons pas nous faire dire dans cinq ans "où étiez-vous" ?», parce que nous n'avons pas assez protégé les petits investisseurs.»
Le défi d'implantation : un choc de cultures
Le financement participatif défie toutes les règles de l'écosystème traditionnel des valeurs mobilières. Des investisseurs riches et qualifiés à la recherche de rendement sont conseillés par des courtiers inscrits auprès des autorités réglementaires. Les émetteurs de titres déposent régulièrement des bilans financiers audités. Les procédures sont lourdes, tout est encadré. Bien sûr, cela n'exclut pas les risques de fraudes. On l'a constaté à maintes reprises. Mais c'est dans ces paramètres que les acteurs traditionnels se sentent à l'aise.
Les acteurs du financement participatif par achat d'actions, eux, voient la vie autrement. «On ne peut pas traiter le financement participatif comme un investissement à la Bourse, illustre Diana Yazidjian, fondatrice de DFY Consulting et cofondatrice d'Invest in Crowdfunding Quebec. Il s'agit d'un rapport émotif entre un investisseur et un projet.» Il est souvent question de projets locaux. «Les gens constatent le succès de Facebook et de Twitter, dit Raphael Bouskila. Ils ont entendu parler d'un jeune développeur local talentueux et ils veulent l'encourager. Les investisseurs de ce type sont plus nombreux qu'on pense, mais il leur manque une structure pour passer à l'action.»
L'investisseur type du financement participatif, c'est aussi celui qui apprend que des panneaux solaires seront installés sur le toit de l'école de son quartier et qui désire y investir. D'ailleurs, David Blass, de la SEC, confirme que plusieurs banques régionales américaines ont manifesté un intérêt pour le financement participatif par équité. Elles y voient un marché, tant du côté de l'offre que de celui de la demande.
Un mouvement né de l'insistance des entrepreneurs
Cette demande, c'est d'abord le lobby des entrepreneurs. Les autorités de réglementation canadiennes et la SEC s'apprêtent à légaliser le financement participatif par achat d'actions parce que la communauté entrepreneuriale a beaucoup, beaucoup, insisté. Les défenseurs du financement participatif par achat d'actions affirment que la force du nombre protégera les petits investisseurs. Tout comme elle veille sur les consommateurs. Elle préviendra les abus. Les projets qui réclament du financement participatif par prise de participation au capital sont affichés sur des sites visibles de tous. Si l'information fait défaut ou qu'elle semble louche, la foule réagira, affirme le lobby. Les autorités en ont pris bonne note. Toutefois, le financement participatif sera tout de même encadré.
Jusqu'où réglementer?
En décembre 2012, l'AMF a lancé une ébauche de régime pour le financement participatif par actions. Elle suggère d'alléger un mécanisme déjà légal : la notice d'offre. Au Québec et dans certaines autres provinces canadiennes, une entreprise peut émettre des titres sans déposer de prospectus. Elle dépose plutôt une notice d'offre. Il s'agit d'une sorte de prospectus simplifié qui exige tout de même la publication d'états financiers respectant les normes comptables IFRS. L'AMF propose de permettre le financement participatif par achat d'actions aux sociétés en levant notamment l'obligation de déposer des états financiers audités si le montant total du financement recherché ne dépasse pas 500 000 $. L'expérience n'a pas été concluante. «Les entrepreneurs ne se sont pas précipités pour profiter de cette exemption», révèle Patrick Théorêt. Il faut un règlement plus souple, conclut l'AMF. Éliminer par exemple l'obligation que le portail qui affiche les projets soit inscrit comme courtier auprès de l'AMF. «Cette exigence va à l'encontre de l'esprit du financement participatif, admet M. Théorêt. Nous ne pouvons pas exiger que le portail donne des conseils à tous ceux qui investissent 20 $, sinon le financement participatif ne se développera jamais.»
Il n'existe qu'une solution : puisqu'on ne peut trop réglementer l'intermédiaire, il faut encadrer l'investisseur. Cela signifie par exemple qu'on impose des plafonds de sommes investies par projet et par année.
Depuis le début du printemps, deux propositions de régimes circulent au Canada pour encadrer le financement participatif par achat d'actions. D'une part, le régime 45-108. Celui-ci exige, entre autres, une divulgation d'information continue, des états financiers audités pour tout financement de plus de 500 000 $ et des limites d'investissement de 2 500 $ par projet et 10 000 $ par année. Les portails qui affichent les projets devront être inscrits comme courtiers à exercice restreint. D'autre part, le régime allégé. Dans ce cas, le portail n'a pas à être inscrit comme courtier. Il doit toutefois déposer des documents à l'AMF 30 jours avant la mise en ligne.
La Commission des valeurs mobilières de l'Ontario n'a pas proposé le régime allégé. Les commissions de la Colombie-Britannique et de l'Alberta ne proposent pas le régime 45-108. La Saskatchewan a déjà adopté le régime allégé, et propose maintenant la version 45-108. L'AMF, quant à elle, propose les deux. «Nous attendons la fin de la période publique de commentaires, dit Patrick Théorêt. Il est possible que les deux régimes cohabitent au Québec. Nous verrons.» Les Québécois ont jusqu'au 18 juin pour commenter les deux régimes proposés par l'AMF.
On ignore la forme que prendra le régime québécois de financement participatif par actions. Mais on peut affirmer qu'il existera. La tendance est mondiale. «Ma croisade était d'abord personnelle, confie Sherwood Neiss. Puis, j'ai découvert un besoin universel.» Depuis les 18 derniers mois, M. Neiss a été invité par les gouvernements de 24 pays. «En Amérique du Nord, c'est un instrument de croissance économique. Ailleurs, c'est également un instrument de paix et de stabilité, explique-t-il. Il favorise l'inclusion financière et s'attaque à la question du chômage chez les jeunes. Nous assistons à la création d'un nouveau type de réseau social, celui du capital.»
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9 G$ US - Le marché mondial du financement participatif est évalué à neuf milliards de dollars, au printemps 2014. Il double tous les 12 mois.
Source: International Organization of Securities Commissions (IOSCO)
96 % - Trois pays représentent 96 % du marché du financement participatif mondial : les États-Unis (51 %), la Chine (28 %) et le Royaume-Uni (17 %).
Source: IOSCO
Trois apôtres du financement participatif
Au Québec: Diana Yazidjian, Invest in Crowdfunding Quebec
En septembre 2012, la fondatrice de DFY Consulting et cofondatrice d'Invest in Crowdfunding Quebec, rencontre des représentants de l'AMF de façon informelle. En mars 2013, Invest in Crowdfunding Quebec participe aux rencontres publiques pour le premier projet de régime. À cette occasion, l'AMF pose 10 questions, abordant notamment les obligations à imposer aux intermédiaires et aux investisseurs, ainsi que les limites d'investissement permises. Ce printemps, Diana Yazidjian participe à la nouvelle consultation publique qui s'étend du 20 mars au 18 juin 2014. «Je me réjouis du fait que la situation progresse, mais il faut éviter de reproduire un autre système boursier en imposant trop de règles, s'inquiète-t-elle. Les entrepreneurs ne seront pas mieux servis. L'économie non plus.»
Au Canada: Craig Asano, National Crowdfunding Association of Canada (NCFA Canada)
En octobre 2012, Craig Asano fonde la National Crowdfunding Association of Canada (NCFA Canada), à Toronto. Sa mission conjugue le lobby et l'éducation sur le financement partipatif. Cet entrepreneur en TI a roulé sa bosse dans 30 pays avant de rentrer au Canada et de constater que les portes restent fermées aux entreprises en démarrage à la recherche de financement. La NCFA attaque tous les fronts à la fois : éducation populaire grâce à des webinaires, travail auprès des entreprises pour qu'elles s'autoréglementent, pressions auprès du gouvernement, etc. Craig Asano imagine même un accélérateur pour les sociétés qui veulent amasser du financement participatif par achat d'actions. «Elles pourraient échanger entre elles, développer les compétences nécessaires, dit-il. Je rêve d'étendre le financement participatif à tous les secteurs, pas seulement aux entreprises technos.»
Aux États-Unis: Sherwood Neiss
Depuis janvier 2010, Sherwood Neiss a témoigné cinq fois devant le gouvernement des États-Unis. Monsieur «financement participatif», c'est lui. «Nous avons abordé le dossier par l'angle de la création d'emplois. À Washington, chaque fois que l'on frappait à une porte, c'était pour demander : "qui est responsable de la création d'emplois" ? Nous avons une solution pour lui.» Le message passe, 96 % des représentants du gouvernement, tant démocrates que républicains, ont voté en faveur de la légalisation du financement participatif. Sa prévision : «Les banques sont futées. Elles attendent que le financement participatif soit établi pour les acteurs les plus performants. Ainsi, elles couvriront tout le cycle de financement des entreprises sans augmenter leur niveau de risque.»
Quand les foules contribuent à l'économie
Le financement participatif par actions s'inscrit dans le vaste mouvement de la participation des foules. Une participation rendue possible par la pénétration généralisée d'Internet. Les foules ont commencé par échanger de l'information et des opinions, puis des biens. Aujourd'hui, elles veulent faire circuler l'argent. Internet devient un outil de création et de multiplication du capital.
Un marché secondaire limité
De toutes les entreprises qui sollicitent du financement participatif par achat d'actions, à peine la moitié procéderont à un appel public à l'épargne. Le marché secondaire de ces actions est quasi inexistant, souligne Shane Worner, économiste sénior à l'International Organisation of Securities Commissions (IOSCO). «C'est un dossier négligé, déplore Mike Volker, un investisseur providentiel et un leader de la communauté canadienne du financement participatif. Tôt ou tard, il faudra créer une Bourse secondaire où les investisseurs pourront revendre leurs actions.»
Six risques du financement participatif et leurs solutions
1. Risque financier : le taux de non-remboursement atteint 50 % pour le financement participatif par achat d'actions. Il est plus faible pour le financement participatif par prêt, où moins de 10 % des prêts ne sont pas remboursés. Solution : resserrer les critères de choix des projets, diversifier les placements, créer un fonds de réserve (financé par les emprunteurs en proportion de leur financement) en cas de défaut de paiement ;
2. Risque informatique : que la plateforme connaisse des problèmes techniques et perde toutes les données. Solution : héberger le prêt et l'information dans une autre organisation qui peut prendre le relais ;
3. Information insuffisante à propos des projets et des entrepreneurs. Solution : recours à des formulaires de divulgation normalisés ;
4. Risque de fraude : plus élevé dans certains pays que dans d'autres ;
5. Faible potentiel de revente des actions. Solution : créer un marché secondaire ;
6. Risque de cyberattaque. Solution : renforcement de la cybersécurité des portails.
Source : IOSCO