Axelle Lemaire a grandi à Hull, au Québec. Née d'une mère française et d'un père québécois, elle quitte le Québec à l'adolescence pour Montpellier, en France. Élue députée en juin 2012, elle succède à Fleur Pellerin en avril 2014. Axelle Lemaire estime que le numérique doit se décliner dans tous les ministères. Je l'ai rencontrée lors de son passage à Montréal, le 5 novembre.
Diane Bérard - Êtes-vous une geekette ?
Axelle Lemaire - Je suis une geekette d'adoption. Je ne suis pas une native du numérique. Je suis plutôt une immigrée. Ce qui m'intéresse, c'est son potentiel de bouleverser les modes de mobilisation citoyenne et les modèles d'entreprise. Prenez le transport. Les usagers ne cherchent plus à aller du point A au point B par un seul mode de transport. Ils réfléchissent à un parcours de mobilité qui allie des formes de partage, soit de voitures, soit de temps.
D.B. - Plusieurs dirigeants et entrepreneurs sont découragés. Le numérique, disent-ils, crée une concurrence déloyale...
A.L. - C'est difficile. Je crois qu'il y a eu un certain déni de la réalité de la part des responsables politiques européens pendant longtemps. Aujourd'hui, nous sommes entrés dans une phase de lucidité et de contre-offensive. En espérant que ce ne soit pas trop tard...
D.B. - Que dites-vous à ces dirigeants et ces entrepreneurs ?
A.L. - Mon rôle est de m'assurer que la concurrence reste libre et ouverte. Que la liberté de commerce et d'entreprendre reste entière. Prenons le cas des petits hôteliers. Les plateformes de réservation - devenues incontournables - leur réclament des marges de plus en plus importantes. De plus, certaines interdisent aux hôteliers qui traitent avec elles de fixer des prix différents à leurs clients particuliers, non trouvés par la plateforme. Je dois m'interroger sur la légalité de ce comportement. Est-il conforme au droit de la concurrence français ? Ce n'est pas certain.
D.B. - L'impôt que les sociétés Internet ne paient pas semble un dossier insoluble...
A.L. - Commençons par la base. Quel est le chiffre d'affaires réalisé dans un pays ? Le nombre d'utilisateurs des services de cette entreprise dans un pays ? Le montant de l'impôt payé ? Quand on fait ce calcul, on se rend compte que les géants d'Internet - qui sont à peu près tous américains - paient 22 fois moins d'impôts en France que les entreprises de taille équivalente dans d'autres secteurs industriels. Ça, c'est une donnée objective.
D.B. - Quel type d'intervention vous semble réaliste ?
A.L. - Agir seul, c'est ouvrir la porte aux stratégies d'optimisation fiscale qui permettent la concurrence entre les États. Je doute qu'on arrive à édicter des règles harmonisées à l'échelle internationale. En revanche, je crois que l'Europe a un devoir d'agir pour harmoniser les règles applicables à la fiscalité. Par exemple, à partir du 1er janvier 2015, la TVA [taxe sur la valeur ajoutée] sera beaucoup plus harmonisée en Europe. C'est un début.
D.B - Parlons du numérique dans la vie des citoyens. Quelle devrait être la priorité ?
A.L. - L'investissement dans les infrastructures. Il y a deux ans, la France a lancé un programme ambitieux. En 2020, tous les citoyens auront accès à Internet à très haut débit (30 mégaoctets/seconde). C'est un plan de 20 milliards d'euros. L'État français et les collectivités locales en fournissent chacun 17 %. Le reste de l'investissement (66 %) est apporté par les opérateurs de télécommunication privés. Il existe un outil nommé «l'observatoire du très haut débit» qui permet à chaque citoyen, en entrant son code postal, de connaître quelles technologies, quels opérateurs et quels débits sont présents dans son département, sa commune et son quartier.
D.B. - Au-delà de l'effet de mode et du gadget, qu'est-ce qu'une ville intelligente ?
A.L. - C'est, entre autres, une ville qui sait utiliser les données produites par son administration et ses citoyens. New York, par exemple, a ouvert ses données sur la salubrité des bâtiments et les incendies recensés. En rassemblant des jeux de données, des développeurs ont permis de diminuer du tiers le nombre d'incendies. On a constaté que les incendies se déclaraient souvent dans les immeubles qui échouaient certains types de test de salubrité. Et qu'ils survenaient surtout à certains moments de l'année. On a mieux ciblé les actions de prévention.
D.B. - Quelle est votre stratégie pour produire la prochaine réussite comparable à celle du Minitel ?
A.L. - Nous fédérons tous les acteurs autour de projets. Prenons le cas des objets connectés. Nous rassemblons un équipementier français qui fabrique des électroménagers, un producteur de microprocesseurs et un fabricant de logiciels. Ensemble, ils vont créer un objet connecté. Ce programme, lancé il y a un an et demi, se nomme «Les 34 plans de la nouvelle France industrielle». Nous avons ciblé tous les secteurs industriels d'avenir qui doivent permettre à notre économie de se moderniser par le numérique.
D.B. - Pour numériser votre économie, vous privilégiez une approche thématique plutôt que par secteur. Expliquez-nous.
A.L. - Nous lançons un appel d'offres public, assorti d'un cahier des charges décrivant le défi à relever. Prenons le thème de l'éducation en ligne. Plusieurs acteurs peuvent y répondre : éditeurs de logiciels, enseignants, fabricants d'équipements, etc.
D.B. - Quelle est votre principale préoccupation, comme secrétaire d'État au numérique ?
A.L. - L'enjeu majeur de la France, c'est la croissance de ses start-ups. Il faut les aider à trouver du financement.
D.B. - Qu'est-ce que le label «French Tech» ?
A.L. - La France a déjà le label «Villes fleuries» , le label «Les plus beaux villages de France»... Maintenant, il y a le label «French Tech» qui caractérise les métropoles les plus innovantes en matière de numérique. C'est un label ouvert attribué pour la première fois le 12 novembre à des métropoles françaises qui ont su fédérer tous les acteurs de leur écosystème numérique. Les grands groupes d'une ville doivent travailler avec les start-ups, les universités, les instituts de recherche et les écoles de commerce pour présenter un projet qui peut faire de ces villes des écosystèmes attractifs pour les investisseurs. Pour obtenir ce label, il faut remplir des conditions précises. On demande, entre autres, d'avoir un bâtiment-totem. Un lieu ouvert au centre-ville qui soit clairement identifiable, comme la maison Notman, à Montréal.
D.B. - Comment utiliserez-vous ce label ?
A.L. - Prenons le rendez-vous annuel CES [Consumer Electronic Show] qui se tient en janvier à Las Vegas. Le tiers des start-ups de l'édition 2015 seront françaises. Pour la première fois, nous serons derrière un label commun.
D.B.- Les dirigeants du CAC40, l'indice principal de la Bourse de Paris, doivent s'attendre à votre visite très bientôt. Pourquoi ?
A.L. - Ces sociétés investissent 250 millions d'euros dans les start-ups. D'ici deux ans, je veux qu'elles passent à 1 milliard d'euros. Nous avons prévu un dispositif fiscal qui permettra aux entreprises d'amortir une partie de leur investissement dans l'innovation ouverte. Plutôt que de tout investir dans la R-D interne, qui prend beaucoup de temps, nous incitons les entreprises du CAC40 à travailler avec des start-ups.