C'est un des pères fondateurs de l'industrie du capital-risque. Aujourd'hui, Sir Ronald Cohen est un ardent défenseur du capital social, autrement dit de l'argent investi dans des entreprises sociales. Sir Cohen croit toujours à l'efficacité des marchés, mais il veut les mettre au service du bien commun. Miser sur «le coeur invisible des marchés pour aider ceux que la main invisible a oubliés.»
Diane Bérard - Sir Cohen, vous êtes le père du capital-risque britannique. Vous voilà aussi père du capital social. Racontez-nous.
Sir Ronald Cohen - En 1972, j'ai fondé Apax, une des premières firmes de capital-risque en Grande-Bretagne. Dans les années 1990, Apax est devenue la plus grande de son secteur. Et, en 1996, j'ai fondé Easdaq, l'équivalent européen du Nasdaq. Depuis les années 2000, je me consacre au capital social. C'est-à-dire au capital investi dans des entreprises qui ont pour unique mission de résoudre des problèmes sociaux ou environnementaux.
D.B. - Il y a quelques jours, vous avez déposé un rapport affirmant que le marché du capital social peut atteindre 1 billion de dollars américains...
S.R.C. - Tout indique que cette cible est réaliste. À condition, bien sûr, de mettre en place les préalables nécessaires à la création et au développement d'un écosystème de l'investissement social (impact investing). La situation est comparable à celle du capital-risque il y a 50 ans. Il a fallu des investisseurs, des intermédiaires, des projets, des chercheurs, de nouvelles lois, une bourse, etc. pour que le capital-risque prenne son envol. Cette industrie qui semble aller de soi aujourd'hui a exigé beaucoup d'efforts pour émerger. C'est possible de répéter cette démarche pour l'investissement social.
D.B. - Pourquoi ce rapport est-il une initiative britannique ?
S.R.C. - C'est à titre de président du G8 que David Cameron a placé l'investissement social dans la liste de priorités de la communauté internationale.
D.B. - Quand a-t-on employé le terme investissement social, ou investissement d'impact, pour la première fois ?
S.R.C. - Cela remonte à 2007, lors d'une réunion organisée par la Fondation Rockefeller, en Italie.
D.B. - Pourquoi avoir inventé ce terme ? Tous les investissements ont un impact, sinon aucun investisseur n'investirait...
S.R.C. - Vous avez raison, personne n'investit sans escompter un impact financier. Et souvent, celui-ci se traduit par un impact social indirect. L'argent permet de maintenir ou de créer des emplois. Mais c'est un effet indirect, non contrôlé ni mesuré. L'investissement traditionnel ne mesure que l'impact financier. L'investissement d'impact, lui, possède des cibles sociales ou environnementales précises qui sont mesurées.
D.B. - À quoi saurez-vous que l'écosystème de l'investissement d'impact est bien implanté ?
S.R.C. - Cela se verra à trois facteurs : la quantité de capital, le nombre d'organisations offrant de l'investissement d'impact et le nombre d'entreprises à impact créées. Et, ultimement, le nombre de vies que l'on aura amélioré.
D.B. - Pourquoi faut-il créer une nouvelle structure légale d'entreprises pour faire décoller l'investissement d'impact ?
S.R.C. - C'est une façon de réduire les effets secondaires non désirés. Prenons une entreprise qui démarre en se fixant une mission sociale. Construire des gyms dans les quartiers défavorisés, par exemple. Ses affaires tournent rondement. Après quelque temps, l'entrepreneur se dit : «Pourquoi je m'en tiendrais aux quartiers défavorisés ?» On bifurque de la mission sociale d'origine. La solution ? Imbriquer la mission dans la structure de l'entreprise. C'est le cas de B-Corp, dont la mission sociale ou environnementale est aussi importante que la performance financière. C'est dans sa charte. C'est son modèle d'entreprise. Aucun investisseur ne peut lui en tenir rigueur. Ni la poursuivre, puisque la mission est claire.
D.B. - Certains entrepreneurs pourraient trouver contraignant de s'en tenir à une mission sociale...
S.R.C. - Nous en sommes conscients. Pour l'instant, 20 États américains permettent la structure B-Corp, et 12 autres sont en train de le faire. Nous verrons si le mouvement décolle. Ou si les entrepreneurs préfèrent se définir comme des entreprises traditionnelles cherchant à produire un impact.
D.B. - Le marché est-il prêt pour l'investissement d'impact ?
S.r.c. - On assiste à un changement de paradigme. Le 19e siècle a été celui des rendements financiers. Au 20e, on a ajouté la notion de risque à celle de rendement. Au 21e siècle, on intègre l'impact.D.B. - N'est-ce pas un concept propre à la génération Millenium et à la vôtre ? Les générations intermédiaires suivront-elles ?
S.R.C. - Les générations aux deux bouts du spectre sont les plus enthousiastes, c'est vrai. Mais une tranche des personnes dans la quarantaine manifeste aussi un vif intérêt : les filles et les fils issus de grandes fortunes qui prennent la relève de leurs parents. Ils ajoutent l'impact au risque et au rendement dans leurs critères d'investissement.
D.B. - Les investisseurs d'impact seront-ils nécessairement animés de valeurs sociales et environnementales ?
S.R.C. - Probablement pas. Mais ils y souscriront par pure logique : diversifier leurs investissements et réduire leur risque. L'investissement d'impact n'est pas corrélé au marché. Si vous investissez dans des obligations d'impact social, pour un projet de réinsertion des sans-abri, par exemple, votre rendement est lié au taux de succès du projet, pas à le performance du Nasdaq.
D.B. - Selon votre rapport, d'où viendra le capital social ? Surtout des philanthropes ?
S.R.C. - Les philanthropes et les fondations agissent comme leaders du mouvement. Mais ce marché s'adresse à tous les types d'investisseurs et comprend toutes les catégories d'actifs. En France, depuis janvier 2010, les entreprises qui proposent à leurs employés un plan d'épargne entreprise ou un plan d'épargne-retraite collectif doivent offrir la possibilité d'investir dans un fonds solidaire. Ces fonds investissent surtout dans le logement, mais aussi dans la création d'emplois pour chômeurs de longue durée. Près de 800 000 salariés français ont fait ce choix.
D.B. - Que recommande votre rapport pour stimuler l'offre d'investissement social ?
S.R.C. - Nous recommandons de clarifier le mandat et les responsabilités des fiduciaires pour leur permettre de conjuguer rendements sociaux et financiers. Les fiduciaires devraient viser un rendement complet. Ainsi, on doit permettre aux gestionnaires des caisses de retraite d'investir en tenant compte de l'intérêt de leurs pensionnés.
D.B. - Et comment suggérez-vous de mettre en relation l'offre et la demande de capital social ?
S.R.C. - Cela n'arrivera pas par magie. Il faut créer des intermédiaires, comme la britannique Big Society Capital. Celle-ci s'assure que les organisations qui cherchent du financement le trouvent.
D.B. - Quelle place le Québec occupe-t-il dans l'univers de l'investissement d'impact ?
S.R.C. - Le Québec fait partie des pionniers [avec par exemple le Fonds de solidarité FTQ, Fondaction CSN et la Caisse d'économie solidaire Desjardins]. D'ailleurs, la France étudie votre écosystème.