L'Anis de Flavigny est le plus vieux bonbon de France. D'abord fabriqué par des moines bénédictins, il est la propriété de la famille Troubat depuis le début du 20e siècle. Catherine, 50 ans, appartient à la troisième génération. Elle a piloté l'entrée du petit bonbon blanc dans 35 pays. De 1990 à 2011, les revenus des Anis de Flavigny ont crû de 133 %. Le ministère du Commerce extérieur français l'a invitée comme conseillère à l'exportation. Catherine Troubat participe au SIAL de Montréal, du 2 au 4 avril.
Diane Bérard - Henri IV mangeait votre bonbon. Comment ce produit peut-il encore plaire ?
Catherine Troubat - Parce qu'il est bon et parce que nous n'avons accepté aucun compromis de qualité. Nous avons résisté aux chants des sirènes qui disaient de placer nos bonbons dans des boîtes en plastique ou de les fabriquer avec des arômes artificiels. Et puis, la gourmandise fait partie de la nature humaine.
D.B. - Comment faites-vous pour ne pas être dépassée ?
C.T. - Je sors de mon bocal ! Je fréquente de nombreux salons internationaux. Au début des années 2000, j'ai constaté qu'on y trouvait de plus en plus de biscuits bios, mais pas encore de bonbons bios. J'ai décidé d'être la première. J'ai imaginé une gamme fabriquée à partir de sucre de canne roux plutôt que de jus de betterave. La canne à sucre pousse dans des champs qui n'ont pas reçu d'accélérateurs de poussée. Aujourd'hui, les bonbons bios représentent 15 % de mes ventes.
D.B. - Le coup de génie de votre grand-père fut d'introduire les Anis de Flavigny dans les machines distributrices des gares. Votre père, dans les stations-service. Quel fut le vôtre ?
C.T. - Mon grand-père vivait à l'âge d'or des trains. Mon père, celui de l'automobile. Moi, celui des avions. J'ai donc placé mes bonbons dans les boutiques hors taxes des aéroports. C'est la vitrine idéale pour les faire connaître des voyageurs et des importateurs.
D.B. - Pourquoi résistez-vous à la distribution dans les grandes surfaces ?
C.T. - Cela me mettrait trop à risque. C'est un univers restreint. J'aurais quatre clients au lieu de 2 000. On connaît la suite. Les grandes surfaces me demanderaient de baisser mes prix et d'augmenter mes volumes. J'investirais trop. Tôt ou tard, je ferais des bêtises de gestion. Beaucoup de ventes et quelques clients, ça se révèle plus dangereux que moins de ventes et plusieurs clients.
D.B. - Vous avez une façon bien à vous de dénicher de nouveaux canaux de distribution...
C.T. - Je cherche des lieux que fréquente ma clientèle naturelle. Des endroits où ils sont heureux et détendus. J'ai découvert que plusieurs vont à la jardinerie tous les week-ends. Ils y flânent en famille. J'ai donc proposé mes produits à une petite chaîne de jardineries. Le propriétaire s'est montré étonné, mais il a tenté l'expérience. Aujourd'hui, on trouve les Anis de Flavigny dans 600 jardineries françaises.
D.B. - Votre entreprise a été déclarée «site remarquable de goût» par le ministère français de la Culture. Qu'est-ce que cela signifie ?
C.T. - Il s'agit d'une centaine d'entreprises qui fabriquent leur produit dans le lieu d'origine (notre bonbon est produit dans une abbaye située dans le village de Flavigny, en Bourgogne, depuis 500 ans), qui reçoivent de nombreux visiteurs (nous en accueillons 80 000 par an) et qui exportent de manière importante (nos produits sont vendus dans 35 pays). Ce groupe compte, entre autres, les vins Châteauneuf-du-Pape et le fromage de Beaufort. Jack Lang, le ministre de la Culture de l'époque, avait imaginé cette appellation pour nous protéger, pour éviter que l'on disparaisse. C'est plutôt ironique, parce que nous sommes tous solides du fait que nos produits sont très distinctifs.
D.B. - Vous exportez dans 35 pays. Pourtant, le bonbon est un produit très local...
C.T. - Au début, les consommateurs ne le voient pas comme un bonbon. Pour eux, nos petites boîtes sont des cartes postales gourmandes de la France. En Chine, j'ai mis ma boîte dans les mains du chauffeur de taxi qui me ramenait de l'aéroport. Il l'a d'abord trouvée jolie. Puis, il a remarqué le dessin de l'homme et la femme qui se font la romance. «C'est le bonbon des amoureux français», a-t-il conclu. Mon bonbon, c'est comme le rouge à lèvres Dior. Les touristes ne peuvent se payer une robe Dior, alors ils achètent le rouge à lèvres. Mais nos bonbons ne remplacent pas les friandises locales dans le coeur des acheteurs. Les Chinois continuent à consommer les bonbons qu'ils achetaient gamins avec leurs sous. Les Anis de Flavigny occupent une autre case.
D.B. - Parlez-nous du défi de vendre des bonbons français à des Chinois, des Coréens et des Japonais.
C.T. - Ils n'avaient pas l'habitude des bonbons durs que l'on fait rouler dans la bouche. Leur réflexe consistait à le croquer. Et puis, certains enrobages ne leur plaisaient pas du tout. Il a fallu trouver le bon arrimage. Au Japon, par exemple, les bonbons aromatisés à la rose font un tabac auprès des trentenaires qui jouent les éternelles adolescentes.
D.B. - Le ministère français du Commerce extérieur vous a invitée à devenir conseillère à l'exportation. Quel est votre mandat ?
C.T. - Le gouvernement a l'habitude de demander conseil à de grandes sociétés comme Danone et EDF. Il s'est rendu compte que la France exporte aussi des produits issus des PME [Les Anis de Flavigny emploie 30 personnes et a un chiffre d'affaires annuel de 3,5 millions d'euros, ou 5,3 M$ CA] et que celles-ci ont besoin d'aide. On m'a donc demandé : «Comment faites-vous pour exporter et de quelle forme d'aide avez-vous besoin ?»
D.B. - Quelle est votre contribution ?
C.T. - Il y a 15 jours, j'ai expliqué aux fonctionnaires que les entrepreneurs perdent un temps fou à chercher et à lire les manuels de normes d'exportation des pays qu'ils ciblent. Le gouvernement devrait nous simplifier la vie et consolider ces informations dans des fiches explicatives centralisées.
D.B. - Vous n'êtes pas une adepte des missions commerciales...
C.T. - Trop d'entre elles s'avèrent plutôt «touristiques». On rencontre beaucoup de gens, mais on ne signe pas grand-chose. Beaucoup de consultants et de fonctionnaires veulent aider les entrepreneurs. Mais ils nous amènent souvent à nous disperser. Il faut savoir dire non, élaborer sa stratégie et s'y tenir. Et puis, on n'a pas toujours besoin de se déplacer pour savoir si un marché nous convient. Certaines vérifications se font à distance. Les taxes et les droits de douane, par exemple. C'est ce qui nous a fait éliminer le Brésil.
D.B. - Comme gestionnaire, vous prônez le plaisir. Expliquez-nous.
C.T. - La vie de dirigeant, c'est comme un repas. Il y a l'entrée, le plat principal et le dessert. Le plat principal s'avère incontournable, mais la plupart d'entre nous préférons le dessert. Le dessert, c'est le plaisir, toutes ces tâches qui empêchent le dirigeant de craquer. On ne peut pas manger que du dessert, mais on peut le préférer.
D.B. - À 50 ans, vous songez déjà à la relève...
C.T. - Il le faut. Papa disait : «Il faut traiter les choses à froid pendant que nous sommes chauds plutôt qu'à chaud lorsque nous sommes froids» !
D.B. - Comment la préparez-vous ?
C.T. - J'adapte constamment l'entreprise pour éviter que mon successeur ait trop de rattrapage à faire. Si un nouveau dirigeant change tout, à toute vitesse, l'entreprise court de très gros risques.