Lorsque Carolyne Gagné, 42 ans, a repris en 2011 l'entreprise fondée par son père, Go-Élan, un fabricant de jeux récréatifs situé à Bécancour, les finances étaient saines. L'entreprise avait été bien gérée. «Mais ça faisait plusieurs années qu'il n'y avait pas eu d'investissement pour de nouveaux produits, ce qui prend deux ans de travail en amont. Alors, la société commençait un peu à décliner», se souvient la pdg.
Elle a revu l'organisation, changé l'équipe et le système de vente, remplacé le comptable, mis en chantier de nouveaux produits. «Le développement stratégique n'était pas assez clair, les rôles des uns et des autres n'étaient pas toujours bien définis», rapporte Carolyne Gagné, qui a remis l'entreprise au goût du jour et selon sa vision stratégique.
À bien y réfléchir, elle est satisfaite que l'entreprise n'ait pas été en parfait ordre de fonctionnement, car elle a ainsi pu «la faire à (sa) main».
Aujourd'hui, Carolyne Gagné travaille avec sa fille, Mylène Gagnon, âgée de 20 ans, qui vient d'entrer dans la société comme adjointe au marketing tout en poursuivant ses études. Même si les échéances sont lointaines vu son âge, Carolyne caresse le rêve que sa fille reprenne un jour Go-Élan. Dans cette perspective, son coeur de mère et d'entrepreneure qui est passée par là lui dicte de préparer l'entreprise pour qu'elle soit en meilleure santé possible au moment de la relève. «Tout ce que je vais faire, assure-t-elle, je vais le faire en pensant au long terme.»
Une question de crédibilité
«Transmettre une entreprise en bonne santé permet aux chefs d'entreprise de s'assurer d'avoir le meilleur prix de vente possible», affirme Louise Cadieux, professeure en management et codirectrice de l'Institut de recherche sur les PME de l'Université du Québec à Trois-Rivières.
Une prémisse fondamentale quand on sait que, pour beaucoup de propriétaires de PME, l'entreprise est le «fonds de retraite». Une entreprise en bonne santé sera plus crédible auprès des banques au moment où le releveur cherchera à se faire financer pour le rachat. Le cédant a donc tout intérêt à ce que les institutions financières aient foi en sa compagnie afin non seulement de voir son projet aboutir plus facilement mais aussi d'avoir le choix de son releveur.
La question est aussi cruciale lorsque la relève se fait, comme c'est souvent le cas, sous la forme de balance de prix de vente, c'est-à-dire que le cédant accepte d'être payé en plusieurs versements par les releveurs. Sa certitude d'être payé dépend donc de la santé de l'entreprise.
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Moins entreprenants en fin de carrière
Des comptes clairs, juste ce qu'il faut d'endettement et d'investissement, une bonne croissance, un fonds de roulement appréciable sont donc des atouts pour obtenir un bon prix de vente pour le cédant. Mais la santé d'une entreprise ne se mesure pas seulement à ses finances. «Il faut déterminer les occasions d'affaires pour la firme, le cycle du marché dans lequel elle se trouve, voir si ses postes clés sont pourvus. Tous ces aspects comptent», rappelle Sonia Boisvert, associée, certification et services aux sociétés privées de PricewaterhouseCoopers.
Cependant, «souvent les entrepreneurs arrivés en fin de carrière n'ont plus l'énergie ni l'envie de relever les défis. Ils laissent stagner leur entreprise qui finit parfois par décliner», constate Louise Cadieux. Par ailleurs, les cédants attendent encore trop souvent au dernier moment pour enclencher le processus de relève, ce qui ne leur laisse pas le temps de remettre en ordre leur compagnie. «Le cédant passe beaucoup de temps à construire son entreprise mais peu à la vendre», constate également Michel Bitar, vice-président associé, financement structuré et solutions financières aux entreprises à la Banque Nationale.
Il est donc fréquent que les entreprises abordent la relève sans avoir pris garde de présenter des finances totalement saines et une structure huilée. Est-ce pour autant de mauvais augure ?
L'entreprise parfaite n'existe pas
Loin de là, répond Claude Ananou, maître d'enseignement au Service de l'enseignement du management de HEC Montréal. Il affirme même qu'il est préférable que l'entreprise ne soit pas en parfaite santé pour être transférée !
«Une entreprise en trop bonne santé pourrait faire peur au releveur qui se dirait qu'il ne peut que la faire décliner et qu'elle lui coûtera plus cher à l'achat. De plus, un repreneur, s'il a une bonne capacité entrepreneuriale, est motivé par ce qu'il peut apporter à l'entreprise, notamment familiale, pour l'amener encore plus loin.»
Selon l'expert, «la clé, c'est le bon match entre le repreneur et l'entreprise, car une entreprise en bonne santé dirigée par un mauvais pilote périclitera alors que celle qui est en moins bonne santé mais avec un bon pilote aux commandes pourra faire des prouesses».
Une entreprise qui n'est pas en santé n'est pas un handicap pour le transfert, «à condition toutefois qu'elle ait du potentiel», souligne Claude Ananou.
«Toutes les entreprises ne sont pas transférables, met en garde Sylvie Huard, coach en relève, fondatrice du Groupe Relève Québec.
«S'il n'y a pas de rentabilité et que le secteur est en déclin, l'entreprise est vouée à disparaître. En revanche, si l'entreprise vivote mais qu'il y a des occasions non exploitées par les cédants, c'est là que la relève peut donner toute sa mesure.»
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Comment préparer son entreprise au transfert
Les entrepreneurs prévoyants peuvent tout de même préparer leur entreprise au transfert. Voici comment.
1. Se poser les bonnes questions
«Il faut analyser toutes les filiales ou unités et se débarrasser de celles qui ne sont pas rentables, vérifier que les baux et divers contrats sont d'une durée suffisante, se demander si l'équipe de direction est constituée de personnes approchant l'âge de la retraite ou si elle présente un bon mélange de personnel d'âge mûr et plus jeune, etc.», conseille Michel Bitar, de Banque Nationale. En fonction des réponses à ces questions, il sera peut-être judicieux, si cela est possible, de prendre le temps de faire les réajustements.
2. Se doter d'un plan stratégique
Le maître mot, c'est le plan stratégique, martèle Sonia Boisvert, de PwC. C'est ce plan qui «déterminera les opportunités de l'entreprise, le cycle actuel de l'industrie dans lequel elle se trouve - si on se rend compte qu'il est mauvais, il vaut mieux reporter le transfert -, qui fera le point sur la santé financière et la gouvernance de la compagnie. C'est un tableau de bord pour les cinq années à venir et il permettra de planifier le meilleur moment pour procéder à la relève», conseille Sonia Boisvert.
La planification vise également un autre but. «Souvent, ce que les entreprises ne mesurent pas, c'est la pression sur ses finances que la relève va imprimer : non seulement le releveur va vouloir donner un nouveau souffle en innovant, en investissant, mais en plus, il n'est pas rare qu'il paie le cédant à même les profits. Ça met une double pression sur l'entreprise», prévient Sylvie Huard, du Groupe Relève Québec. D'où l'intérêt de préparer le transfert.
3. Établir une bonne communication
Beaucoup de PME n'ont pas de conseil d'administration, et bon nombre d'entre elles - surtout les familiales - continuent même d'être gérées «à la bonne franquette», sans instance de discussion formelle. Pourtant, «le défi d'un transfert dans le cadre de la relève notamment familiale ou en interne, c'est la communication, insiste Sylvie Huard. Le releveur parle-t-il en tant que tel ou en tant qu'employé, qu'enfant du cédant ? Si c'est tout en même temps, la crise n'est pas loin. Il faut des structures de communication dans lesquelles on parle selon son rôle» et où les décisions pour l'entreprise sont prises de façon rationnelle et non émotive.
Toutes ces améliorations ou remises en ordre ne se font pas en un jour. D'où l'intérêt de se faire accompagner de professionnels pour être guidés dans la planification du transfert mais aussi de prévoir sa relève. Pour une reprise familiale, on conseille une durée de 10 ans et de 5 ans lorsqu'elle se fait en interne.
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