Le Québec manque d'entrepreneurs pour assurer la relève d'entreprises existantes. Or, le transfert est l'une des transitions les plus délicates que doit orchestrer une entreprise. Dans ces conditions, il importe de célébrer celles qui ont réussi ce passage, histoire d'inspirer les entrepreneurs qui s'apprêtent à vivre cette aventure.
C'est justement le rôle du concours des Médaillés de la relève, qui souligne le transfert réussi d'une entreprise privée québécoise à une équipe composée d'au moins un membre de la famille ou du personnel. Cette année, les trois entreprises qui se sont hissées au rang de finalistes sont Laiterie Chalifoux, Lallier Ste-Foy Honda et Fourgons Transit.
Comme chaque entreprise vit sa relève différemment, Les Affaires a eu l'idée de réunir en table ronde, le 1er mai dernier, les releveurs de ces trois entreprises. Dans une conversation à bâtons rompus, les entrepreneurs ont raconté les hauts et les bas du long processus qui les a menés à la tête de leur entreprise respective.
Un apprentissage qui débute tôt
Ils ont tous commencé à travailler très jeunes dans l'entreprise familiale. Avant d'être vice-présidente des opérations et copropriétaire de la Laiterie Chalifoux, Mélanie Chalifoux a passé son adolescence comme commis au comptoir laitier. Au même âge, Benoît Duplessis, qui a pris la relève de Lallier Ste-Foy Honda avec son frère Guy, passait ses samedis à balayer la cour de la concession automobile de son père. «Nous avons gagné nos galons, dit-il. Nous n'avons pas tout eu cuit dans le bec.»
Il a fait bien rire les autres repreneurs en leur racontant comment, à 19-20 ans, il avait insisté pour obtenir une auto de démonstration. «J'étais commis aux pièces. Mon père refusait en disant que je n'avais pas l'emploi pour ça. À chaque souper du dimanche, je revenais à la charge.» Un jour, sans doute excédé, le père, Jean-Louis, a acquiescé. Mais il a ajouté : «Tu diras à tes chums au garage que tu as un démonstrateur parce que tu es le fils du boss.»
Le jeune Benoît a préféré renoncer. Récemment, celui qui est maintenant directeur général des ventes et actionnaire a servi la même médecine à sa fille. «Elle a eu un bon prix pour son auto, mais elle l'a payée.»
Les trois équipes de releveurs se sont mises d'accord : l'absence de passe-droit, le fait d'être traité sur le même pied que les employés : autant de pratiques qui facilitent la passation des pouvoirs auprès du personnel, selon les releveurs. «Je n'ai pas été parachuté à un poste de direction, dit Louis Leclair, propriétaire et président de Fourgons Transit. J'ai travaillé dans l'usine. Je me suis occupé des ventes, des achats. Le respect des employés, je l'ai gagné naturellement.»
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Se partager les responsabilités
Le jeune dirigeant, qui a succédé à sa mère, Suzanne Bernard, a vécu un règne conjoint de cinq ans dans l'harmonie. «Parfois, je disais blanc et elle, noir, mais dans l'ensemble, elle me faisait confiance et me laissait carte blanche.»
Même expérience positive pour Guy et Benoît Duplessis, de Lallier Ste-Foy Honda. «Notre père nous challengeait beaucoup, il nous donnait toujours plus de responsabilités», dit Guy. Il a même acheté en 1997 une deuxième concession, Honda Charlesbourg, quand ses fils ont commencé à sentir que leur évolution stagnait. Une saine compétition pour obtenir les meilleures ventes s'est alors installée entre les deux qui dirigeaient chacun une concession.
Plus tard, en 2012, ils ont voulu améliorer leur efficacité en se repartageant le travail. Guy combinait alors les fonctions de directeur général et de directeur des ventes de la succursale de Ste-Foy, une lourde tâche pour une concession de cette taille, qui a vendu l'an dernier 1 806 voitures neuves et usagées pour des ventes totales de 51 millions de dollars. «Autrefois, une concession était rentable juste en vendant des autos, a-t-il expliqué aux autres releveurs. Mais aujourd'hui, c'est plus compliqué. Il y a cinq business dans une : carrosserie, pièces et service, véhicules d'occasion, véhicules neufs et direction commerciale. Et chaque département doit générer des profits.»
Benoît a donc pris la direction des ventes des deux concessions, tandis que Guy en a assumé la direction générale. Mais ce n'était pas encore la bonne formule. «Quand on essaie d'être partout à la fois, on n'est nulle part, résume Guy. Gérer deux garages à 50 %, ça ne fait pas 100 %, mais deux fois 50 %.» Solution : embaucher un directeur général pour Charlesbourg et lui vendre 20 % des parts de cette concession. En plus d'alléger leur tâche de gestion, les frères Duplessis ont ainsi maintenu leur pouvoir d'achat et une partie des bénéfices.
Les cousins Mélanie et Alain Chalifoux ont eu moins de difficulté à définir efficacement leur rôle respectif. Complémentaires, ils se partagent la vice-présidence. Mélanie veille sur les opérations et Alain, sur la distribution, les ventes et le marketing. En revanche, le processus de relève leur a donné du fil à retordre.
Des écueils à éviter
Dans les années 1990, Alain a fondé sa propre entreprise après avoir constaté que la convention d'actionnaires des quatre frères de la troisième génération empêchait toute vente à la quatrième. Il a fallu le décès de l'un d'eux pour qu'elle soit modifiée afin de permettre le legs des actions aux enfants des actionnaires à leur décès.
«Mais c'était un cadeau empoisonné, lance Alain. L'impact fiscal de ce transfert éventuel n'avait pas été analysé. Sans compter que la relève se serait retrouvée avec la Laiterie sans avoir été préparée.» En 2006, il a convaincu son père, Jean-Pierre, de transférer l'entreprise de son vivant. Mais par souci d'équité, celui-ci souhaitait transmettre ses actions en parts égales à ses deux fils, Alain et Maxime. Il voulait également conserver ses actions avec droit de vote pendant cinq ans. Trois ans de négociations ont été nécessaires pour arriver à une entente satisfaisante pour tous. Jean-Pierre a accepté de céder le contrôle après 18 mois, Alain a acquis 51 % des parts du holding familial et Maxime, 49 % (les descendants des deux autres frères de la troisième génération ont des actions par l'intermédiaire de leurs holdings respectifs).
Mais quand Alain et sa cousine ont pris les guides en 2011, l'entreprise stagnait, ayant été laissée sous la direction d'un cadre pendant les années de discussion. Les nouveaux associés ont alors mis en place un plan de redressement qui a été bien accueilli par les employés. «Pour eux, c'était un gage de pérennité pour l'entreprise et de sécurité d'emploi», a fait remarquer Mélanie. Mais l'équipe de direction n'a pas vu les choses du même oeil. Plusieurs cadres étaient réticents, résistaient, refusaient de sortir de leur zone de confort. Si bien que la plupart ont quitté l'entreprise.
Un mal pour un bien, estiment aujourd'hui Mélanie et Alain Chalifoux, qui ont renouvelé leur équipe de direction et qui ont désormais les coudées franches pour redonner un nouveau souffle à l'entreprise presque centenaire.
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Les bons coups
Lors de la discussion, les releveurs se sont aussi raconté leurs bons coups. Sous l'oeil approbateur des autres, Louis Leclair salue la prévoyance de ses parents qui ont planifié le montage financier de la relève avec les conseils de consultants. «Le transfert des actions s'est échelonné sur 15 ans et ça n'a jamais mis en péril la santé financière de l'entreprise, se réjouit-il. J'ai racheté Fourgons Transit avec les profits.»
Les propriétaires de Lallier Ste-Foy Honda ont souligné qu'ils ont procédé de la même façon pour acheter l'entreprise. De plus, ils ont dit avoir apprécié le fait que leur père n'a jamais craint de parler des «vraies affaires». «Par exemple, il a voulu discuter de ce qui arriverait si l'un de nous trois mourait, dit Benoît. Il voulait que tout soit prévu, que les papiers soient en ordre. C'était difficile de parler de ça. Mais il avait raison. Il ne faut pas attendre qu'une crise survienne pour y penser.»
Les Chalifoux, eux, ont insisté sur l'importance de l'accompagnement. «Des personnes clés ont facilité notre cheminement, dont un notaire fiscaliste qui a fait débloquer des choses», dit Mélanie. Ils sont fiers également d'avoir amélioré la gouvernance en instaurant un comité consultatif, avec des membres externes, ainsi qu'un conseil de famille. Louis Leclair, qui était accompagné à la table ronde par son bras droit, Ginette Bilodeau, vice-présidente finance et gestion, a mentionné qu'il songe lui aussi à se doter d'un comité consultatif. «Mais en attendant, je fais partie d'un club de neuf entreprises en croissance du Groupement des chefs d'entreprise. On se conseille et on se challenge entre nous. C'est mon comité consultatif !»
Au-delà des bons coups, les releveurs sont tous reconnaissants envers leurs parents. D'ailleurs, ils ont bien ri quand ils se sont rendu compte que leurs parents respectifs disposent encore tous d'un bureau dans leur ancienne entreprise même s'ils n'y mettent pas souvent les pieds. Par besoin d'espace, Louis Leclair devra toutefois récupérer celui de sa mère, un geste qu'il trouve difficile. «Pour compenser, nous venons d'aménager dans la salle de conférences un hall of fame de ses réalisations. Nous voulons l'immortaliser, car elle restera toujours la fondatrice.»
À chaque dirigeant sa vision
Une relève motivée donne un élan aux entreprises. Depuis le transfert, Fourgons Transit connaît une belle croissance. Elle a pris de l'expansion dans les Maritimes et elle a commencé à s'attaquer, l'automne dernier, au marché ontarien. «Ma mère a conduit l'entreprise numéro un au Québec, je vais l'amener au premier rang au Canada», affirme son jeune dirigeant.
Il a raconté aux autres que son premier geste de président avait été de revoir le processus décisionnel pour donner plus de marge de manoeuvre aux directeurs. La création de la fonction en ressources humaines a suivi quelques années après. Puis, l'usine a été réaménagée selon le modèle de gestion allégée lean et la formation, intensifiée. En 2013, par exemple, les 200 employés ont reçu plus de 8 000 heures de formation. L'entreprise s'est aussi dotée d'une technologie de fabrication de boîtes réfrigérées en acquérant un concurrent, Fourgons Laberge. «Nous sommes passés d'un mode de production et de gestion artisanal à un mode industriel», résume Louis Leclair.
La priorité de Mélanie et d'Alain Chalifoux, de leur côté, était de diminuer le coût des matières premières, de réduire les pertes et d'augmenter la rentabilité. Formation et responsabilisation des employés, mise sur pied d'un tableau de bord et de systèmes d'assurance qualité, adoption de plans d'action par les cadres avec objectifs mesurables, investissements en équipement sont autant de moyens qu'ils ont pris pour y arriver. Résultat ? Depuis 2011, la marge brute est passée de 10 à 14 %.
Le chiffre d'affaires, lui, est passé de 34 à 50 millions de dollars, grâce notamment au développement de nouveaux marchés. Désormais, la Laiterie approvisionne des fabricants agroalimentaires et emballe des produits laitiers pour des marques privées. De plus, un projet de modernisation de 13,7 millions est en cours dans la section de la production des fromages. «Nous visons à devenir la plus grande des petites laiteries au Canada», souligne Alain Chalifoux.
«De notre côté, on souhaite devenir le plus important concessionnaire Honda au Canada», a renchéri Guy Duplessis. Pour cela, son frère et lui ont notamment innové en spécialisant du personnel dans la prise de rendez-vous. «Avant, quand un client appelait ou faisait une demande par Internet pour avoir un prix, c'est un vendeur qui répondait, comme c'est le cas dans la plupart des concessions, explique Guy. Mais un vendeur, ça vend des autos, ça ne prend pas de rendez-vous. Il y avait donc des occasions manquées.»
L'implantation d'un logiciel a par ailleurs permis de doubler les ventes de véhicules d'occasion en deux ans. Ce logiciel retrace tous les véhicules d'un modèle donné dans une superficie donnée et établit le prix optimal d'achat et de vente. Lallier Ste-Foy Honda a aussi connu une forte expansion dans la vente de pneus. Comment ? Principalement en changeant la façon de faire des vendeurs qui ajoutent maintenant les pneus d'hiver dans leur offre. Une idée simple, mais efficace qui a été saluée par les autres entrepreneurs de la table ronde, ravis d'avoir échangé pendant deux heures avec des pairs.
Huitième édition
Le concours des Médaillés de la relève, qui en est à sa 8e édition cette année, est organisé par l'Institut d'entrepreneuriat Banque Nationale - HEC Montréal, PwC et BCF en collaboration avec Investissement Québec et la Caisse de dépôt et placement du Québec.
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