Dans plus de 40 % des cas, le modèle de la relève familiale reste la formule la plus souvent empruntée pour assurer la pérennité des PME québécoises. Mais qu'en est-il des autres entreprises ? Vers qui se tournent les cédants pour passer le témoin ?
Les transferts à l'externe s'affichent comme le deuxième mode de transmission le plus utilisé. C'est ce que tend à démontrer une étude présentée en janvier à la Caisse de dépôt et placement du Québec et dont Les Affaires a obtenu copie en primeur. Menée par une équipe de la Faculté des sciences de l'administration de l'Université Laval, cette étude a été effectuée auprès de 20 entrepreneurs de la grande région de Québec qui ont réalisé leur processus de relève.
Fait intéressant : un cédant sur quatre s'est tourné vers un repreneur externe, par rapport à un repreneur sur cinq qui a choisi ses employés. «On pourrait prétendre que la sensibilisation du public au fait qu'il manquera une quantité impressionnante de repreneurs au Québec d'ici quelques années a motivé les jeunes à reprendre une entreprise existante. Pourtant, les repreneurs que nous avons rencontrés disent ne pas avoir eu la tâche facile», commente la coauteure de l'étude, Maripier Tremblay, titulaire de la Chaire en entrepreneuriat et innovation de la Faculté des sciences de l'administration de l'Université Laval, qui cosigne l'étude avec Yvon Gasse, professeur à la retraite.
«Des repreneurs, dit-elle, il y en a à la pelle au Québec. Malheureusement, les cédants prêts à tirer leur révérence ne s'affichent pas. Il y a donc absence de maillage entre cédants et repreneurs. Par conséquent, on assiste à une danse entre ces deux parties, danse dont il faut encore apprendre les pas», constate-t-elle. Ceux qui sont parvenus à trouver une entreprise à acheter ont dû utiliser les moyens à leur disposition, notamment leur réseau d'affaires personnel, révèle l'étude.
Un vide à combler
La «discrétion» des cédants est tout à fait légitime. «Le cédant ne veut pas faire savoir à tout le monde, et surtout pas à son institution financière, qu'il songe à vendre ou à transférer son entreprise, par crainte de voir son organisation touchée», explique Martin Corbeil, directeur général du Centre de transfert d'entreprises (CTE) de Montréal.
En fait, les cédants sont mal servis, soutient Mme Tremblay. On n'aurait pas encore suffisamment développé ou mis en place de pratiques idéales pour les reconnaître plus facilement. Ce qui crée, selon l'universitaire, un vide entre les cédants et les repreneurs intéressés.
Parallèlement, il faut mieux préparer les repreneurs à la confrontation et à la négociation. «Il faut comprendre que le cédant est rarement prêt sur le plan psychologique à quitter de façon définitive son entreprise», dit la chercheuse.
Puisque les occasions de transmission peuvent se présenter sous plusieurs formes, les cédants devraient se préparer en fonction de plus d'une occasion de transfert et en discuter avec des conseillers de confiance, insiste-t-elle.
Les comptables en première ligne
À ce sujet, une fois sur deux, le comptable (34 %) ou le fiscaliste (24 %) est le premier confident des intentions du cédant, rapporte une étude CROP/Raymond Chabot Grant Thornton (RCGT) publiée à l'automne 2013.
«Il s'agit de conseillers de proximité», explique Denis Kapicek, qui administre le site relève.ca depuis plus de 10 ans. Ce sont des professionnels qui ont aidé le chef d'entreprise à faire progresser sa société. Le comptable est souvent la personne la mieux placée pour évaluer la valeur de l'actif, explique-t-il.
Conscientes des besoins des cédants, certaines grandes firmes comptables ont décidé de faire leur part. «Nos études démontrent qu'un entrepreneur sur trois songe à amorcer son transfert d'entreprise au cours des cinq prochaines années. Au lieu d'attendre qu'ils se manifestent, nous avons décidé de les identifier nous-mêmes», indique l'associée fiscaliste Édith Pion, responsable du dossier de relève d'entreprises pour la région de Montréal chez RCGT.
Depuis 10 ans, le bureau de RCGT du Saguenay-Lac-Saint-Jean développe avec succès une stratégie en amont. La firme demande à ses associés de déceler les entreprises susceptibles d'entamer leur processus de relève et de leur proposer un diagnostic de relève. «Ce diagnostic ne les engage en rien, mais il peut les orienter quant à la façon d'entamer leur transfert d'entreprise», rapporte Mme Pion. La stratégie, qui vient d'être testée en Montérégie (plus de 30 cas de relève en trois ans) sera appliquée à l'ensemble des bureaux de RCGT de la province.
Certains cédants communiquent avec des courtiers d'alliances d'affaires. C'est ainsi que Frédéric Lebel a pu acheter ABM Enviro, de Laval, en 2010. «Après avoir consulté les membres de sa famille et ses employés, le propriétaire Yvon Morin avait mandaté une firme externe pour trouver un repreneur», relate M. Lebel, qui détient aujourd'hui 100 % de l'entreprise.
Ouvrir l'actionnariat aux employés
Par ailleurs, de plus en plus d'entrepreneurs effectuent leur recrutement en ajoutant l'option d'actionnariat dans les avantages offerts aux employés, note Mariepier Tremblay. Cela a été le cas de Restos Plaisirs, à Québec, lorsque Pierre Moreau a été embauché en 2010 à titre de directeur général. Le scénario d'actionnariat a motivé l'ex-vice-président des Rôtisseries St-Hubert à faire le saut, rapporte Jacques Gauthier, copropriétaire majoritaire de Restos Plaisirs.
La coopérative s'avère aussi une possibilité. Il existe plus de 3 300 coops au Québec. «C'est un modèle robuste qui a la réputation de bien franchir les années», rappelle Éric Lessard, directeur du Groupe Coop relève. Il se trouve à la tête d'une initiative de promotion du modèle coopérant mise en place par le Conseil québécois de la coopérative et de la mutualité. Depuis trois ans, le Groupe Coop Relève a le mandat de contacter les ressources régionales et locales (comptables, avocats, notaires, consultants, etc.) pour promouvoir le modèle de la coopération auprès des entrepreneurs et des employés.
Au-delà des occasions qui se présentent à l'externe, les cédants devraient vérifier si leurs enfants, y compris ceux qui ne travaillent pas dans l'entreprise, veulent ou non reprendre les rênes de l'entreprise, rappelle Maripier Tremblay.
L'étude sur les transferts entrepreneuriaux menée par CROP/RCGT révèle à ce propos que seulement 4 % des entrepreneurs consultent les membres de leur famille pour leur faire part de leur intention de se retirer progressivement.
Maripier Tremblay est également d'avis qu'il faut aider les cédants à déceler le potentiel des employés qui les entourent. «Même chez ceux qui au départ n'avaient jamais envisagé la possibilité de devenir entrepreneur. Il faut leur donner l'occasion d'aller se former ou d'explorer cette avenue» dit-elle.
Vive les reprises à plusieurs
Plus de 40 % des 20 cas de reprises étudiés par l'Université Laval ont été effectués en duo. Et un cas sur cinq comptait trois repreneurs ou plus. «On pourrait penser a priori qu'étant donné que le coût d'une entreprise existante est relativement plus élevé que celui d'un démarrage d'entreprise, les repreneurs doivent considérer l'association pour être en mesure de satisfaire les exigences d'achat et de financement. Cependant, on pourrait aussi supposer que les repreneurs ont des capacités collaboratives plus développées que leurs prédécesseurs», indique Maripier Tremblay, de l'Université Laval.
De 3 à 15 actionnaires à la table de Restos Plaisirs, de Québec
Et si vous donniez à vos employés le coup de pouce dont vous avez vous-même bénéficié en début de carrière ? C'est ce que Jacques Gauthier, 69 ans, actionnaire principal de la chaîne de restaurants Restos Plaisirs est en train de réaliser. Plutôt que de vendre au plus offrant les restaurants Cochon Dingue, Paris Grill, Café du Monde et Jaja La Pizz, M. Gauthier procède actuellement à la vente d'actions auprès des chefs et des directeurs des opérations de sa douzaine de restaurants.
«J'aurais pu toucher un montant de 20 à 25 % plus élevé en morcelant l'entreprise. Mais j'ai préféré récompenser mes précieux employés qui depuis 20 ans ont sacrifié leurs soirées et leurs week-ends pour assurer la réussite de l'entreprise.»
Le Groupe Restos Plaisirs compte 12 restaurants - sous sept marques différentes - et emploie plus de 800 personnes, sans compter les embauches estivales et les emplois créés par l'ouverture prochaine d'un 13e restaurant à Lévis.
C'est aussi une façon de redonner au suivant. «Je n'ai jamais envisagé d'autre scénario. J'ai moi-même bénéficié d'un actionnariat de 25 % de l'entreprise Gestion-Resto au début de ma carrière, dans les années 1970, alors que je n'avais pas d'argent», raconte-t-il.
M. Gauthier estime que le fait d'offrir le droit à la propriété aux employés donne une nouvelle énergie à l'entreprise. «On cherche souvent les perles rares à l'extérieur alors qu'on les a sous notre nez», souligne-t-il.
Avant d'entreprendre le transfert de parts aux employés en 2010, Restos Plaisirs comptait trois actionnaires, M. Gauthier, son épouse France et Josée Hallé. Aujourd'hui, la liste en comprend 15, y compris M. Gauthier, qui détient toujours 65 % des actions. Les autres 35 % sont répartis entre le directeur général Pierre Moreau (ancien vice-président des Rôtisseries St-Hubert, embauché en 2010) et 013 employés cadres. D'autres employés pourraient également être invités à se joindre au nouveau partenariat.
Le scénario envisagé prévoit que M. Moreau deviendra l'actionnaire principal, dans un laps de temps non déterminé.
Relève mixte pour Emballages Gab-Induspac, de Candiac
Le transfert entamé depuis 2011 chez Emballages Gab-Induspac, à Candiac, est l'exemple parfait de cette nouvelle tendance que les experts appellent la relève mixte. Le propriétaire, Michel Renaud, cède actuellement son entreprise à deux repreneurs : sa fille Marie-Josée Renaud, représentante aux ventes, qui travaillait déjà dans l'entreprise, et un ancien consultant, Luc Guertin, qui était à l'emploi de Deloitte.
Comment cette union s'est-elle produite ? «Michel Renaud voulait un plan B», explique Luc Guertin, 51 ans, vice-président et directeur général de la PME. La fille du propriétaire lui avait fait savoir qu'elle n'était pas intéressée par la gestion de l'entreprise. «Toutefois, l'entrepreneur ne voulait surtout pas vendre à un concurrent, de peur que celui-ci ne ferme l'usine de Candiac pour consolider l'acquisition. Michel Renaud avait déjà reçu des offres à cet effet, et il n'était pas question pour lui de mettre en péril les emplois d'une soixantaine de personnes, dont certains cumulaient plus de 30 ans de service», rapporte Luc Guertin.
Puisque les deux hommes se rencontraient à l'occasion pour discuter d'affaires, le sujet du transfert a été abordé. «J'ai toujours voulu être entrepreneur. Et je connaissais bien Michel Renaud et son entreprise. Je savais qu'il s'agissait d'une bonne affaire», explique M. Guertin, qui est désormais actionnaire.
Il a été convenu que Marie-Josée Renaud serait elle aussi actionnaire. Actuellement, Michel Renaud détient encore la majorité des parts. Le transfert qui fera de Luc Guertin l'actionnaire majoritaire sera finalisé d'ici la fin de l'année. M. Guertin n'a pas voulu préciser le partage exact entre les trois partenaires.
Depuis le commencement du transfert, le nombre d'employés d'Emballages Gab est passé de 65 à plus de 200. En 2014, l'entreprise a réalisé l'acquisition d'Induspac, qui détenait des usines à Montréal, à Ottawa et à Toronto, et a enregistré un chiffre d'affaires de plus de 50 millions de dollars.
Enfin, M. Guertin est conscient de la chance qu'il a. Ce ne sont pas tous les cédants, dit-il, qui favorisent et facilitent les processus de transfert auprès des repreneurs. «Plus de la moitié des entrepreneurs que j'ai rencontrés à titre de conseiller dans mon autre vie faisaient généralement l'erreur d'évaluer leur entreprise en fonction du montant dont ils auraient besoin pour réaliser leurs rêves de retraite. Ce qui représente rarement deux montants identiques», conclut-il.