Le 26 mars, Marc Benioff, pdg de Salesforce, annonçait sur Twitter qu'il annulerait tous les voyages de ses employés vers l'État de l'Indiana.
Il a fait cette annonce pour dénoncer une loi sur la «liberté religieuse» du gouverneur de l'Indiana, Mike Pence, qui pourrait permettre à des commerces de refuser de servir des clients homosexuels. Selon Benioff, il y avait là un cas flagrant de discrimination.
Le gouverneur de l'Indiana a d'abord refusé de revoir sa position.
Dans la foulée, Benioff menace aussi d'annuler une conférence rassemblant 3 000 employés, qui rapporte environ 8 millions de dollars à l'État, tout en annonçant qu'il aiderait également ses employés résidant en Indiana à déménager ailleurs au besoin.
Dans les jours suivants, Benioff a recueilli de nombreux appuis d'entrepreneurs technos, dont le pdg d'Apple, Tim Cook. Celui-ci, qui a personnellement annoncé son homosexualité au début de 2015, s'est dit profondément déçu de l'adoption de cette loi en Indiana, en précisant qu'«Apple traite tous ses clients pareillement, indépendamment de leur nationalité, religion ou orientation sexuelle».
Cook milite aussi auprès du gouverneur de l'Arkansas pour qu'il mette son veto sur une loi similaire dans cet État. Le pdg de Wal-Mart, Doug McMillon, se rallie aussi à Cook pour s'opposer à l'adoption de cette loi en Arkansas.
Ainsi, le gouverneur Pence a été forcé de faire volte-face et de signer un projet de loi selon lequel tous seraient désormais bienvenus dans les commerces de l'Indiana, sans aucune forme de discrimination.
Je ne me rappelle pas avoir observé récemment une réaction aussi vive et immédiate du monde des affaires à un enjeu social. Ça m'a fait réfléchir : et si les dirigeants de nos grandes entreprises prenaient part au débat plus souvent dans les grands dossiers de société ?
Gros plan sur les enjeux de société
Les entreprises ont parfois une très mauvaise réputation quant à leurs interventions en matière de politique publique. Souvent, leurs actions et prises de position prennent la forme de lobbying ayant pour objectif de récolter des avantages spécifiques à leur entreprise ou à leur secteur d'activité.
Or, dans le cas de l'Indiana, l'élément différenciateur intéressant est que tous ces pdg se sont unis pour réclamer des changements à l'égard d'un enjeu qui aurait des avantages diffus pour la société en général, en l'occurrence une question de droits de l'Homme, plutôt que des avantages spécifiques pour leur entreprise.
Ne serait-ce pas la meilleure forme de lobbying que de réclamer un progrès social aux bénéfices diffus ? Les pdg pourraient-ils à l'avenir s'unir plus fréquemment pour faire valoir leurs positions sur des enjeux de société aussi variés que l'égalité homme-femme, l'équilibre budgétaire, les paradis fiscaux, l'environnement, l'inégalité riche-pauvre et l'équité intergénérationnelle ?
Par exemple, au Canada, plus de 60 leaders d'affaires, dont les pdg de Hootsuite et Shopify, ont signé la pétition pour empêcher l'adoption du projet de loi C-51 qui donnerait à 17 agences gouvernementales l'accès à des données confidentielles additionnelles sur les citoyens (religion, orientation sexuelle, dossier médical, etc.). Le groupe a signé une lettre ouverte dans le National Post le 20 avril qui explique les impacts du projet de loi pour l'environnement des affaires, notamment la confiance réduite des acteurs internationaux face au Canada.
Dans certains cas, les interventions des dirigeants d'entreprise pourraient aussi porter sur des projets ou initiatives proactives plus spécifiques qui génèrent principalement des bénéfices diffus pour la société. Par exemple, la communauté d'affaires pourrait, de manière générale, se rallier et soutenir un projet de train rapide Montréal-New York.
Prendre position ou non
Si les citoyens peuvent occuper les rues pour faire valoir leurs points de vue, il semblerait logique que les entrepreneurs aient le droit de s'exprimer aussi.
Toutefois, on peut imaginer que la participation au débat des entreprises a sûrement des limites assez importantes. D'abord, la notion de progrès social est subjective. Un changement social peut être vu comme une avancée pour certains et un recul pour d'autres qui ont des valeurs différentes. Ensuite, les points de vue des dirigeants pourraient ne pas s'aligner sur ceux de l'entreprise. Enfin, les opinions des dirigeants ne reflètent pas nécessairement les vues des employés, du conseil ou des investisseurs.
Malgré cela, je pense qu'une participation grandissante au débat de la part de nos bâtisseurs d'entreprises et de nos créateurs d'emplois serait parfois souhaitable au Québec. Évidemment, il faudrait que leurs interventions soient animées non pas par la partisanerie, mais plutôt par un sens des responsabilités, une grande transparence et un réel désir de pousser la société en général vers l'avant.
Les entrepreneurs, les dirigeants d'entreprises et la communauté d'affaires ont une voix. Ma prédiction : ils vont l'utiliser de plus en plus ouvertement.
Biographie
LP Maurice est pdg et cofondateur de Busbud, une entreprise de commerce électronique spéciali- sée dans le voyage en autobus interurbain partout dans le monde. LP travaillait auparavant dans la Silicon Valley, chez Yahoo et LinkedIn, et a un MBA de l’Université Harvard. Il est aussi un capital-risqueur et un mentor actif dans la communauté start-up montréalaise. Il est le récipien- daire du prix Arista 2014 « Entrepreneur de l’année » (démarrage) et a été nommé NYC Venture Fellow 2014. Pour le suivre sur Twitter : @lpmo